Analysant, dans cet entretien, les relations algéro-russes, Tewfik Hamel relève de très grandes convergences de vues entre les deux pays. Néanmoins, il ne manque pas de souligner que Moscou dispose «d’agendas globaux» et que, à ce titre, elle ne peut nullement s’encombrer d’accord pouvant «la ligoter, encore moins dans le secteur de l’énergie qui constitue pour elle «une arme diplomatique».
L’Expression: Une file de diplomates et de responsables politiques étrangers a défilé ces deux derniers mois à Alger: Khemais Jhinaouis, Christopher Ross, Thomas Shannon, Anne Hidalgo, etc. Comment appréhender la visite de Lavrov dans ce contexte?
Tewfik Hamel: Chacun a ses propres priorités qui répondent à des agendas différents, parfois liés à la politique intérieure. Mais, globalement, il s’agit d’accès aux marchés et la quête de zones d’influence. L’objectif est le renforcement des alliances et partenariats existants et/ou leur élargissement. Les enjeux géoéconomiques et géopolitiques sont inextricables alors que les enjeux régionaux et mondiaux se chevauchent. La plaque tectonique des relations internationales -en particulier du concert des grandes puissances- est en train d’évoluer si rapidement et profondément que l’on peut parler d’une modification possible du statu quo géostratégique. Une partie des guerres de la région en est un résultat direct. L’équilibre existant se trouve bouleversé et un autre est en train d’émerger. Chacun cherche à tirer les petits Etats dans son orbite comme vassaux, sinon pousser à la finlandisation de tel ou tel acteur. Ce qui se joue au Moyen-Orient, c’est l’avenir du nouvel ordre mondial pas seulement de la région.
Quel est, selon vous, l’objectif non déclaré de la visite de Sergueï Lavrov en Algérie?
Les relations avec la Russie ont un caractère stratégique. Les visions des deux capitales sont quasiment identiques sur la situation régionale. Les discussions porteront probablement sur les questions régionales (la Syrie, la Libye), de sécurité et de défense. Le marché de l’énergie -y compris la baisse des prix du pétrole et la vente d’une centrale nucléaire à l’Algérie- sera abordé. Vu le contexte régional, il n’est pas étonnant que la modernisation des forces algériennes soit évoquée. Pour de nombreuses raisons, le sentiment d’insécurité de l’Algérie est réel. La menace est réelle également.
La Russie et l’Algérie sont deux grands producteurs de gaz. Une idée circule ces jours-ci sur la création d’une Opep du gaz, idée que l’Algérie a par ailleurs défendue. Mais Sergueï Lavrov, dans un entretien accordé à L’Expression, trouve l’idée impertinente. Stratégiquement, comment la coopération énergétique entre l’Algérie et la Russie doit-elle être envisagée?
Cette idée n’est pas nouvelle. En octobre 1999, le P-DG de Gazprom (russe), Rem Vyakhirev, proposait la création d’un cartel du gaz sur le modèle de l’Opep. L’idée a été reprise en 2007 avec la signature le 21 janvier, avec l’Algérie, des accords de coopération énergétique, et la déclaration (le 1er février) du président Poutine lors de sa conférence de presse annuelle au Kremlin, évoquant le bien-fondé d’une «Opep du gaz» avec l’Iran et d’autres producteurs de gaz. Cette idée est confrontée à un obstacle économique majeur: les engagements contractuels de fournitures allant entre 10 ou 20 ans et qui restent très dépendants des gazoducs. Ce qui réduit la capacité d’influer sur les prix. Des obstacles juridiques et de faisabilité existent aussi, à moins que l’on assiste à une nationalisation à grande échelle des entreprises actives dans le domaine gazier dans les pays membres.
Vu la concurrence entre les pays gaziers, comme le montre l’Opep, il est difficile d’aboutir à une convergence permettant la réussite d’une telle entreprise. En outre, il est difficile d’envisager la Russie faire partie d’une organisation contraignante et accepter qu’un petit pays tel le Qatar ait la moindre influence sur sa politique énergétique. Pour les Russes, le gaz n’est pas simplement une question économique; c’est une arme politique que Moscou n’hésitera pas à utiliser. L’énergie fait partie des armes de la politique étrangère russe, un moyen d’établir un rapport de force. Une grande puissance comme la Russie a des agendas globaux qui n’ont rien à voir avec ceux des autres pays. Moscou restera toujours déterminée à préserver sa souveraineté et liberté d’action. Elle n’acceptera jamais de faire partie d’un groupe qui liera ses mains. Elle aurait pu adhérer à l’Opep. Elle est membre de l’ONU car le droit de veto lui assure toujours sa liberté d’action et préserve sa souveraineté.
L’Algérie et la Russie semblent avoir la même position sur les conflits syrien et libyen. Qu’est-ce qui explique cet accord stratégique entre les deux pays qui, pourtant, ne sont pas de grands partenaires sur les autres plans, notamment économique, culturel, énergétique, etc.?
On n’exporte que ce que l’on produit. Cela s’explique par l’absence d’un tissu industriel fort dans les deux pays. Malgré la faiblesse de leurs échanges économiques, les relations entre Alger et Moscou ont un caractère stratégique indéniable. Il ne faut pas se tromper sur la nature des relations dans le domaine de la défense. De manière générale, le libre-échange n’a jamais été pratiqué en dehors des considérations de la sécurité nationale qui, elles, se basent sur le commerce stratégique, plutôt sur le libre-échange. Les agendas politiques jouent parfois un rôle dans «qui obtient quoi», surtout en matière d’industrie de défense, qui ne fonctionne pas comme un marché libre normal. Dans les trois principales dimensions de la mondialisation économique (commerce, investissement, technologie), le secteur de la défense ne suit pas d’autres secteurs comme les industries automobiles ou électroniques. Les contrats d’armement sont porteurs de relations structurelles, permettant de renforcer les relations bilatérales, d’établir et élargir les partenariats dans et à d’autres domaines, y compris économiques. Les contrats d’armes sont souvent accompagnés par des accords de formation, d’entraînement, de maintenance, d’échanges, etc. On ne peut pas les défaire du jour au lendemain.
«Je suis persuadé qu’après ces négociations à Alger, nous allons pouvoir coordonner, de façon plus étroite, nos actions sur la scène internationale», a déclaré Lavrov à Alger. Concrètement, comment l’Algérie peut-elle mettre à son profit l’action diplomatique de la Russie?
Les positions d’Alger et de Moscou convergent sur de nombreuses questions régionales et internationales. Les deux capitales sont en faveur d’un monde multipolaire respectant la légalité internationale dans lequel l’action de la communauté internationale repose sur les principes de l’ONU, bien que Moscou agisse différemment dans son «étranger proche». Elles prônent une stratégie ferme, sans concession, contre le terrorisme et sont hostile, aux stratégies de «changement de régime». Au sein de la Ligue arabe, Alger a intérêt à faire avorter subtilement les tentatives des pays du Golfe visant à fournir une couverture politique et une légitimité à toute intervention militaire en Syrie, en Libye ou ailleurs. Cela est dans l’intérêt de la Russie également. Moscou souhaite certainement la coopération d’Alger en matière de renseignement. Les services de renseignement algériens sont efficaces et ont une mine d’informations sur les groupes terroristes actifs au Sahel et en Libye. L’enjeu, pour les Russes, est immense et touche directement la sécurité nationale: les combattants étrangers de Daesh comptent en effet, dans leurs rangs, 4000 russophones dont 2000 Russes.