Témoignage : « Moi, Manel, 25 ans, tabassée par les flics mais fière d’avoir manifesté à Alger »

Témoignage : « Moi, Manel, 25 ans, tabassée par les flics mais fière d’avoir manifesté à Alger »

Les images ont tourné en boucle sur les chaînes internationales. Elles ont illustré d’innombrables articles de la presse de la planète. Ces images sont celles de ces hommes et de ces femmes molestés par la police algérienne lors de la manifestation qui s’est déroulée samedi 12 février à Alger. Parmi ces personnes interpellées, rudoyées, maltraitées par la police, il y avait Manel, 25 ans, venue manifester pacifiquement. DNA a recueilli son témoignage. Le voici brut.

« J’ai 25 ans et j’ai toujours vécu en Algérie. J’ai un diplôme universitaire et je travaille pour une multinationale. Avec quelques amis, j’ai convenu de prendre part à la marche du 12 février. Pour l’Algérie et pour la liberté d’expression.

Aucun de nous n’appartient à une mouvance politique quelconque et nous savons pertinemment que le régime en place restera même si, demain, Boutef dégage. Nous voulions juste nous exprimer et demander un minimum de justice sociale.

Samedi matin, nous descendons donc des hauteurs d’Alger, à pied. Mon père, une amie et moi, avons convenu de retrouver des amis, du moins, deux d’entre eux, au niveau de la place du 1er mai.

Il est 9 h 30 et nous nous dirigeons vers ce « début » de rassemblement qui s’est formé lorsque deux femmes policiers m’interpellent en me demandant si j’étais journaliste. Elles m’emmènent dans une cage d’escalier, me fouillent, fouillent mon sac et trouvent deux petits drapeaux d’Algérie. Elles me demandent alors pourquoi je les ai sur moi.

Je réponds que je suis algérienne et que j’ai le droit de me trimballer avec le drapeau de mon pays si tel est mon désir. Elles demandent pourquoi aujourd’hui spécialement. Je dis que je le fais tout le temps

Elles décident de m’embraquer au commissariat. Mon père tient à venir avec moi. Je demande à ma copine de partir. Au commissariat, on nous enlève nos papiers à mon père et à moi, puis on nous installe dans un pseudo couloir avec d’autres personnes qui ont été arrêtées avant nous.

D’autres personnes arrivent. Elles sont parquées avec nous. Personne n’a voulu nous dire pourquoi nous étions là. Personne ne voulait non plus nous informer de la suite des événements. On nous demandait juste de fermer nos gueules. (Bellâou femmkoum !)

Quelques instants plus tard, la copine qui était avec moi et à qui j’avais demandé de partir nous a rejoint. Elle avait été reconnue dans la rue par l’une des « fliquettes » qui m’avait embarquée. D’autres femmes arrivent. Elles étaient de tous les milieux sociaux.

Certaines portaient le foulard, d’autres pas. L’une d’elles était pieds nus parce qu’elle avait perdu ses chaussures durant son arrestation musclée

Une journaliste (je ne sais ni qui elle est, ni pour quel journal elle travaille) s’est vue confisquée sa caméra amateur et son sac. Nous n’avions pas le droit d’utiliser nos téléphones. Une jeune femme est arrivée. Elle a sorti son téléphone pour prévenir son mari qu’elle était au commissariat.

Un policier l’a violemment tirée par les cheveux dès qu’il s’en ai rendu compte. La pauvre a traversé toute la pièce, ainsi, tirée par les cheveux. Ensuite, le même flic, voyant mon père à côté de moi, l’a forcé à se lever et à rejoindre les hommes.

J’ai protesté en disant que je voulais rester avec mon père et qu’il n’avait pas à le tirer comme ça. Le flic m’a poussé et m’a demandé de la fermer.

Dès qu’il est parti, nous nous sommes mises à chanter des chants patriotiques. « kassaman », « min djibalina », et autres « djazayer horra dimoqratiya ». Des femmes flics arrivent. Elles sont plus méchantes et plus virulentes que les hommes.

Elles nous forcent à nous asseoir et à la fermer en gesticulant comme des barbares alors qu’il n’y avait dans la salle que des étudiantes, un médecin, une journaliste, une avocate, deux dames d’un certain âge, des militantes pour les droits de la femme ainsi que d’autres femmes avec lesquelles je n’avais pas discuté.

Des femmes civilisées, éduquées et instruites qui étaient là pour marcher pour l’Algérie.

Nous n’avons pas arrêté de chanter, de lancer des youyous, de taper dans les mains. On leur a vraiment foutu de l’ambiance. Le flic qui avait bousculé mon père est revenu et le prend par la gorge.

Une autre femme est plaquée contre le mur. Un policier avait jugé que c’était elle qui menait la pseudo rébellion. Nous commençons alors à crier à l’injustice.

Les femmes flics sont revenues encore plus virulentes qu’avant. Elles nous traitent comme du bétail. Avant, je me disais que c’était bien qu’en Algérie des femmes puissent avoir des postes actifs dans la police. Aujourd’hui, je me rends compte que ce n’était pas une aussi bonne idée que ça.

Nous continuons à chanter. Les flics ayant marre de nous voir chanter et protester, ils ont tout fait pour nous libérer rapidement

Ils m’ont relâchée, mais iIs ont gardé mon père. Je peux donc aller manifester le temps qu’ils le relâchent. Relâchée, j’ai retrouvé mes amis, près des arrêts de bus de la place du 1er mai, face aux brigades anti-émeute. Nous scandons nos slogans et les gens nous suivent.

Même ceux qu’on a tendance à considérer comme des « Aâraya » (des va-nu-pieds). Sur la Place, il y a des hommes, des femmes, des jeunes, et des moins jeunes, tous unis.

Les flics nous chassent, mais nous faisons le tour de l’immeuble et nous sommes revenus place du 1er mai. On s’est assis par terre. On a chanté, tapé des mains mais ça a commencé à dégénérer lorsque des supporters de Boutef arrivent pour taper sur les gens. Des voleurs de portables se sont infiltrés parmi les manifestants pacifistes.

Nous quittons la place du 1er mai. Je repars au commissariat chercher mon père. Là, ils ne savent pas où ils l’ont transféré (ou ils ne veulent pas me le dire).

J’ai dû faire 3 commissariats de la capitale pour le retrouver. Heureusement en un seul morceau. Ils l’ont bien traité (il n’est plus tout jeune). Ils lui ont fait passer une visite médicale avant de lui faire signer un PV et de relâcher. Il est resté dans un commissariat de 9h30 jusqu’à 18h.

Ce que je retiens de cette journée du samedi 12 février :

Les femmes se sont serrées les coudes au commissariat. A aucun moment elles ne se sont laissées intimider Nous avons milité même enfermées.

Pour le rassemblement, j’ai constaté qu’il y avait des badauds qui nous avaient rejoins, comme quoi l’info ne circule peut-être pas assez bien. Ils nous avaient d’abord pris pour des « arouch » mais quand on leur a expliqué qu’on était juste des jeunes qui en avaient marre, ils se sont ralliés à nous.

J’ai l’impression que désormais, il faudra parler de « l’après 12 février ». Même si ce qu’on a fait était minime, on sait que c’est possible. Les jeunes sont là, prêts à affirmer leurs positions.

Ce n’est pas parce qu’ils veulent que nous ayons zéro avenir que nous avons perdu espoir.