Tawfiq Belfadel, auteur de «Sisyphe en Algérie» publié aux éditions Samar : «Sisyphe est de nationalité algérienne»

Tawfiq Belfadel, auteur de «Sisyphe en Algérie» publié aux éditions Samar : «Sisyphe est de nationalité algérienne»

Fasciné par la philosophie et le sens de l’existence, le nouvelliste Tawfiq Belfadel aborde, dans son nouveau recueil de nouvelles, des pistes de réflexions sur la femme, la vie, l’humain, avec en fil d’Ariane le mythe grec. Dans cet entretien, il nous dévoile sa perception et sa démarche en écriture, nous fait découvrir les arcanes de son recueil de nouvelles, ainsi que les actions qu’il mène pour sensibiliser ses élèves, et même les adultes, à la lecture. Il sera présent, ce samedi 17 février à partir de 15 heures à l’IFA d’Oran, pour une rencontre autour de ses écrits et la littérature.

Reporters : Pourriez-vous présenter à nos lecteurs votre recueil de nouvelles «Sisyphe en Algérie», publié aux éditions Samar ?

Tawfiq Benfadel : Dans ce recueil, nous avons choisi avec l’éditrice cinq nouvelles parmi mes nombreux écrits. Il s’agit de «Butin de guerre», qui se déroule dans les années quatre-vingt-dix et qui raconte l’histoire d’un maire corrompu arnaqué par des enfants. La seconde est une réflexion sur les mariages arrangés et le statut de la femme, titrée «Aïcha au bois dormant». Il y a aussi « Achille à la plage», qui aborde sur un ton humoristique l’égo masculin, «La porte et le photographe» est en rapport avec le temps qui passe et les occasions manquées. Cette nouvelle peut être lue de différentes manières selon le vécu de chacun. Ce recueil se clôture avec «Sisyphe en Algérie», qui est l’adaptation de ce mythe à l’émigration clandestine et relate l’histoire de quelqu’un qui quitte sa rive et se retrouve au final à son point de départ. Je tiens à ajouter que ce recueil de nouvelles est illustré par Sabrina Bouabdellah qui est également une jeune auteure. Un choix voulu pour sortir du canevas classique de ce genre de recueils.

Justement pourquoi avoir choisi le style de la nouvelle ?

J’aime la nouvelle car elle a cette caractéristique d’être condensée. C’est un genre qui est un peu négligé dans notre pays, pourtant, la nouvelle c’est très profond comme écriture. C’est un genre très important, où il y a de la place pour l’imaginaire tout en abordant des thèmes sociaux ou existentiels en peu de mots. La nouvelle peut être aussi intéressante pour les jeunes auteurs afin d’acquérir de l’expérience avant d’entamer l’écriture romanesque. Le roman est un véritable labyrinthe, grâce à la nouvelle on peut apprendre à maîtriser la construction des personnages ainsi que les différents mécanismes du récit. J’en profite pour lancer un appel aux journaux et magazines pour consacrer par exemple des pages hebdomadaires à la publication de nouvelles afin que l’on puisse donner une chance et encourager les jeunes auteurs.

Pour revenir à votre recueil, quels sont les différents thèmes que vous abordez dans cette nouvelle publication ?

J’aime aborder des thèmes qui posent des questionnements philosophiques et existentiels. Par exemple, la nouvelle «Aïcha au bois dormant», peut être lue comme une simple aventure amoureuse pour certains. Mais, pour le lecteur averti, c’est un texte plein de réflexions. Déjà au niveau du titre, on peut se rendre compte qu’il y a une intertextualité avec le conte de «La Belle au bois dormant». En vérité, dans cette nouvelle, je fustige les contes classiques où la femme est créée par l’auteur pour être passive et où elle et toujours victime d’une ruse. Ainsi, dans la plupart des contes, la femme est toujours dans l’attente du prince charmant. Ce prince sauveur qui a tous les avantages de la vie. Dans «Aïcha au bois dormant», je libère le personnage féminin de ce schéma classique et récurrent. Ainsi de passive, elle devient active, c’est une femme qui se révolte, qui passe à l’action et prend son destin en main.

Justement, à propos d’intertextualité, on retrouve ce procédé dans la plupart de vos nouvelles, pourquoi ce choix ?

Personnellement, je préfère me libérer de cette écriture qui est emprisonnée dans un espace ou une société précis. A mon avis, il y a beaucoup d’auteurs qui sont tombés dans le cercle vicieux de l’écriture sur la guerre d’Algérie, la colonisation et la décennie noire. Personnellement, je veux sortir de ce cercle infernal. Je n’aime pas cette littérature qui et centrée sur le nous et qui efface l’autre. A travers mon écriture, je veux passer à autre chose, je veux toucher l’humanité. Il s’agit de penser à l’autre, de quitter le territoire, la nationalité, l’imaginaire algérien et penser à l’être humain en général. L’intertextualité est un des procédés narratologique qui permet d’aller vers l’autre. Lorsqu’on fait des références, on évoque l’autre. En résumé, je suis séduit par l’altérité et le rapport avec l’autre. C’est un enrichissement pour le «je» et «l’autre». Pour faire de l’altérité, il faut connaître la culture et les codes de l’autre. C’est une manière de créer des ponts, une sorte d’hospitalité et d’accueil de l’autre. L’humanité est intéressante. Je considère que lorsqu’on est écrivain, on n’a pas de nationalité ni de genre. On peut écrire comme un homme, comme une femme, écrire pour un lecteur de n’importe quel pays. L’intertextualité est aussi une manière, pour moi, de rendre hommage aux grandes plumes de la littérature. Par exemple, «Butin de guerre» est en en référence à Kateb Yacine, et même dans une des nouvelles, on peut lire «il jette ses sandales en caoutchouc», toujours en référence à ce grand écrivain algérien.

Est-ce dans cet esprit que vous avez intitulé votre recueil en référence au mythe de Sisyphe ?

Sisyphe fait référence au mythe grec, mais aussi à l’essai de Camus. Je trouve que Sisyphe est un mythe qui a beaucoup d’impact sur la société algérienne. Même en rigolant, je dis à des amis que Sisyphe est de nationalité algérienne. Nous avons cette torture éternelle dans presque tous les domaines. Par exemple, par rapport à notre passé, on est toujours dans la torture sisyphienne. On ne veut pas poser le rocher. Cela traverse toute mes nouvelles, à l’exemple de la problématique de la condition de la femme que l’on n’arrive toujours pas à régler, à l’instar de celle de la religion ou de l’orgueil masculin. J’essaye de répondre à la question est-ce qu’on peut être heureux en Algérie ? De ce fait, je trouve que le mythe de Sisyphe touche et colle beaucoup à l’Algérie. La littérature algérienne avait un aspect ethnographique à l’instar de l’écriture de Mouloud Feraoun. Je pense que la littérature d’aujourd’hui pose une problématique beaucoup plus existentielle. Celle des traumatismes, des douleurs et du malheur de l’existence. C’est dans ce sens que Sisyphe me séduit beaucoup, car on ne veut pas poser ce rocher et passer à autre chose. Je cite beaucoup les ancêtres, car on a toujours les ancêtres sur le dos, on ne veut pas les poser comme ce rocher. Nous avons toujours le poids des complexes avec la religion, les traditions, l’identité et l’algérianité, avec notre existence tout simplement. Car en vérité, on existe mais on ne vit pas. Dans la nouvelle qui porte ce titre, il s’agit de l’histoire de quelqu’un qui fait de l’émigration clandestine, un «harraga», mais, en fait, c’est juste un prétexte pour suivre son périple et le cheminement des questions qu’il se pose sur son existence. D’autant plus qu’à la fin, il se retrouve sur sa propre rive, qu’il venait de quitter. Cela traduit l’échec de son existence. Il s’agit en fait de questionnements et de réflexions sur la survivance, sur le rapport au corps et à la vie.

En tant qu’enseignant au collège, quel est votre constat à propos de la lecture chez les jeunes ?

Le constat est qu’il y a une maladie de la lecture, car les jeunes ne lisent pas beaucoup. L’élève a un complexe vis-à-vis des textes et des livres. Même si je reconnais que la tutelle fait des efforts pour promouvoir la lecture, à l’exemple de la mise en place de l’anthologie des textes du patrimoine littéraire algérien, qu’il soit en arabe, français ou amazigh. Mais une fois que le constat sur la problématique de la lecture est fait, la véritable question que l’on doit se poser : qu’est-ce que nous faisons, nous, adultes, pour intéresser la jeunesse à la lecture ? En vérité, l’enfant est un rêveur qui aime beaucoup lire, mais ce sont les adultes qui ne font pas leur travail. Par exemple, si à la maison, il n’y a pas de livres comment alors le motiver à lire. Beaucoup de parents se plaignent que leurs enfants s’intéressent seulement aux jeux vidéo et à la télévision, mais ils ne donnent pas l’exemple. Il ne s’agit pas seulement de les sensibiliser par la parole, mais aussi par le geste. Si les parents ou les adultes ne donnent pas l’exemple, comment veut-on que l’enfant s’intéresse aux livres. Nous nous contentons de faire le constat alors qu’il faudrait faire des efforts pour les sensibiliser à la littérature.

Que faites vous pour leur  transmettre cette passion  de la littérature ?

Personnellement, je considère qu’il faut faire des efforts. Même si on sauve seulement cinq ou dix élèves.

C’est déjà cela de gagner. Mes élèves savent que j’écris, c’est une manière de non seulement les encourager à lire, mais aussi les encourager à croire en leurs rêves. Pas seulement dans le domaine de l’écriture, mais aussi dans d’autres domaines tels que la musique ou les arts plastiques. Concernant l’écriture et la lecture, j’ai créé une sorte de club littéraire avec des élèves qui veulent écrire, que cela soit en arabe ou en français. Parfois je les aide en faisant des ateliers d’écriture et ils aiment beaucoup cela.

Je tiens aussi à préciser que même dans mes séances de lecture, j’essaye d’intéresser les élèves en leur faisant découvrir d’autres textes que ceux qui se trouvent dans les manuels scolaires. Souvent, j’apporte aussi des livres ou des romans, pour faire des exercices de langue qui sont au programme. J’insiste beaucoup sur le livre papier, en plus, les élèves apprécient beaucoup cela. Ils sont fascinés par le fait de feuilleter les pages, de découvrir l’illustration de la couverture. Pour moi, cette action est très importante. Car un élève en première année au collège, qui s’intéresse à la lecture, qui découvre d’autres univers, développe son imaginaire et enrichit sa vision et son rapport à l’autre ; c’est un enfant qui est sauvé des fléaux sociaux. J’ai aussi initié une autre action dans le café du village. Il faut savoir que je suis dans un village qui est à 80 km de Mostaganem et les lecteurs francophones sont à peine une dizaine.

Mais, j’ai quand même mis en place une sorte de petite bibliothèque avec accès libre et gratuit. Des livres que j’achète avec mon propre argent, en français, arabe et même en anglais. Au début, on m’a pris pour un fou, mais au fur et à mesure, les habitués du café se sont peu à peu intéressés au livre et ils découvrent le plaisir de la lecture.

Parfois, quand je rentre au café, le fait de voir les clients avec un livre entre les mains, je trouve cela merveilleux et c’est un véritable bonheur. A travers ces actions, je lance surtout un appel aux intellectuels pour faire bouger les choses et ne pas rester là, juste comme spectateurs à faire des constats. C’est à nous d’agir, il faut passer à l’action et, comme disait Fanon, il faut joindre l’action à la réflexion.