Tamanrasset : D’ocre, d’indigo et de détresse

Tamanrasset : D’ocre, d’indigo et de détresse

Il y a mieux pour entamer un séjour que cette grosse frustration de n’avoir rien vu de l’immensité désertique que l’avion vous fait traverser avant de parvenir au bout du voyage, que n’atténueront ni les promesses de découvertes du lendemain ni la perspective immédiate d’un sommeil réparateur.

On s’en passerait volontiers, si la nuit était moins têtue. Arriver à Tam est déjà un lamentable ratage que le sadisme des vols de nuit, systématiques sur cette destination, vous feront sentir comme un avertissement : tout ne tourne pas rond sur cette terre que se partagent inégalement la magie des silences et l’impossibilité des reliefs.

Et c’est le ciel qui se chargera de vous en donner un avant-goût. A commencer par vous rappeler l’inutilité des hublots. Puis cette vague impression de débarquer n’importe où, là où les aéroports vous accueillent dans la demi-somnolence des pays de l’ennui-roi. Bien sûr, Tam sait se ressaisir dans les éveils tranquilles et dans les premières chaleurs accueillantes de ses hommes.

Après la frustration, la surprise. Les petits matins froids ne sont pas au rendez-vous de ces derniers jours de décembre faisant place nette à un léger vent chaud, incongruité saisonnière qui remet une couche dans l’incertitude d’un séjour manifestement prometteur en paradoxes.

Le premier et sans doute le plus déroutant est dans cette image d’une ville qui ne s’appartient pas. Seul le rouge ocré des bâtisses, fruit visible mais approximatif d’un effort d’homogénéité urbaine, semble rappeler que vous êtes aux portes de l’Afrique dans ce qui a été jadis une halte confortable des grandes transhumances.

Les visages, les échoppes et tout le reste accentuent la désillusion du visiteur partie en quête d’autre chose.

Quelque chose de pas vraiment réjouissant vous prend alors à la gorge. Et si Tam n’avait à offrir que les misères du grand Sud enveloppées dans les pires turpitudes du Nord ?

La question n’est pas farfelue, même si quelque chose de rassurant vient très vite tempérer le pessimisme des premiers et sommaires regards : désormais rien n’est envisagé ici sans le souci majeur de sauvegarder l’authenticité des lieux, rien n’est entrepris en dehors de la vocation de la région, ses spécificités, ses couleurs et ses tons, sans lesquels aucun projet n’est possible.

Les tons et les couleurs ne se discutent pas

Les opérateurs comme la tutelle savaient déjà qu’on ne peut pas faire venir des touristes de Berlin, d’Oslo ou de Bruxelles pour leur proposer des entrecôtes. Pour vous rassurer encore un peu plus, ils vous diront que si les touristes sont invisibles à Tam, c’est parce que pour eux, Tam n’est qu’un aéroport d’où ils transiteront vers les grands espaces du Hoggar ou de l’erg oriental.

Et quand il leur arrive de passer les nuits de l’arrivée et du départ à Tamanrasset, ils préfèrent les auberges, les camps de toiles ou les maisons locales, plus «humains» que la froideur gabegique des imperturbables hôtels d’Etat.

Si le renouveau est possible, il n’est pourtant pas encore là pour le tourisme, unique mais largement suffisante source potentielle de développement. Mohamed, gérant d’une agence qui a pignon sur rue, sait de quoi il parle : «Si le tourisme ne devient pas une option stratégique d’Etat, il ne faut rien espérer de vraiment florissant.

Nous avons investi, amélioré la qualité de nos services, modernisé nos méthodes de travail, mais nous avons un grand retard qui ne peut être comblé que par la promotion, le marketing et le lobbying d’Etat.»

Pour l’heure, la zone d’extension touristique créée à l’ouest de la ville ne donne pas l’image d’un espace promis à la prospérité : de vagues projets sans réel cahier des charges et déjà les vieux démons de lotissements détournés de leur vocation quand ils n’attendent pas le fait accompli qui permettrait leur rétrocession. Mohamed comme les autres opérateurs en viennent même à oublier les petits soucis d’apparence anodine qui ralentissent la destination grand Sud parce qu’un effort a été fait sur un plan «plus global».

La couverture aérienne, les routes, un peu de souplesse dans la procédure d’investissement et quelques éclats de promotion. ça ne fait pas vraiment une option stratégique, mais ça entretient l’espoir. Dire que le tourisme ne fait pas encore vivre Tam est d’une telle évidence que le constat devient saugrenu.

Pour preuve, des pans entiers de la ville ne vivent pas, ils vivotent ou survivent, selon leur niveau de misère. Une humanité de laissés-pour-compte ou de déclassés sociaux traîne sa détresse sur les grandes artères de la ville ou dans les recoins plus discrets des «mauvais quartiers» qui essaiment oued Tamanrasset, confluent indigne de ses douleurs.

Parmi ces quartiers, Sersouf, ensemble de verrues impénétrables du nord de la ville dont la plus sinistre est Sersouf Ferraille. C’est ici que sont venus s’installer les premiers migrants du Nord ou des pays africains voisins.

Comme ils ne sont pas venus chercher le Pérou, ils se sont fait des logis de fortune, des amoncellements de bric et de broc. Très rapidement, ils se sont trouvé une vocation conforme à leur dénuement : la récupération. Il n’y a pas grand-chose à récupérer dans l’excroissance de cette ville qui n’a jamais connu l’abondance pour se permettre les rebuts de luxe propres aux contrées de grande prospérité, mais ils se sont fait une raison. Une raison dont la superbe s’est effilochée au fur et à mesure que grandissait le quartier.

Les verrues impénétrables de Sersouf Ferraille

L’espace est maintenant investi par d’autres misères, d’un autre temps. Touareg poussés à la sédentarisation forcée, Maliens et Nigériens contraints au moindre mal, maigres bourses ameutées par un toit au prix dérisoire, mais aussi une faune de trafiquants venus faire leur beurre à l’ombre discrète des miséreux.

Détachées de l’immensité des habitations sans forme, fleurissent quelques constructions dont on se demande ce qu’elles font là. Ce ne sont pas des modèles d’architecture et de bon goût, mais la précarité et la laideur des environs en font des perles rares.

Leurs propriétaires son venus d’ailleurs chercher un terrain ou un permis de construire moins problématique, à moins qu’ils ne soient d’anciens pauvres du quartier qui ont prospéré par la petite et grande combine.

A Sersouf Ferraille, les services de sécurité découvrent régulièrement les cavernes d’Ali Baba des trafiquants en tous genres, les dernières en date sont deux grandes cuves de carburant destiné à la contrebande. Leurs vestiges sont encore visibles au milieu des gravats de constructions fraîchement rasées pour défaut de permis ou de propriété légale.

Mais ici, tout le monde vous «rassurera», la mine malicieusement résignée : à Sersouf Ferraille, les contrebandiers et les constructeurs illicites se relayent, quand ce ne sont pas les mêmes qui recommencent. On ne sait pas s’ils ont la bénédiction des majestueuses Tahabort et Hadrien bien visibles au loin, mais on semble convaincu qu’ils ont encore de beaux jours à tirer. La résignation encore.

Ibrahim traîne à ses heures creuses – et des heures creuses, il en a – dans les arcades cache-misères de Tahagart, un autre quartier «chaud» de l’autre côté de l’oued. Les arcades, «inutiles et coûteuses» vous diront les plus amers, ont été érigées au début des années 90 sans qu’on sache vraiment pourquoi. Tahagart introduit Tam dans ce qu’elle pense avoir de meilleur à offrir à la première vue du visiteur.

Mais une fois dépassés l’université et l’institut de formation professionnelle s’étale l’innommable, que cachent mal les murs d’enceinte et les deux «temples du savoir» collés à ses flancs. Ibrahim est d’origine malienne et habite le pire du quartier : Tahagart Echoumara (Tahagart des chômeurs).

Ici, il y a une forte proportion d’habitants d’origine malienne et nigérienne. Ici, on a même appris à parler de «génération» de migrants, et Ibrahim en est l’illustration. Il est né dans le quartier il y a vingt-huit ans, et le comble pour lui est de ne pas avoir de papiers. «Mon père n’a pas jugé utile d’en faire alors que ma mère est algérienne…»

Ibrahim n’a pas été à l’école et il a appris très jeune à se «débrouiller». Il s’estime heureux cependant de se faire employer comme homme à tout faire dans quelques maisons et commerces de la ville. «Quand on vous fait confiance, et ce n’est jamais évident pour un sans papiers habitant Tahagart Echoumara, vous êtes déjà sauvé.»

La prostitution, évoquée systématiquement sans être vraiment visible dans ces quartiers, est pourtant une réalité. Entre un thé et un thé, Omar enfonce le clou après quelque hésitation : «La prostitution n’est pas pratiquée dans les proportions qu’on raconte. Mais détrompez-vous, c’est faute de clients pas de disponibilités ! Les temps sont durs pour tout le monde, et la peur des maladies a fait le reste.»

Plus philosophe, quelqu’un d’autre nous dira que le commerce des charmes est «fonction de l’environnement immédiat. Il se développe selon le niveau de tolérance du voisinage». C’est à Djebila, petite élévation de Gatâa El Oued, l’ultime quartier des bas-fonds de Tam, que semble culminer ce niveau de tolérance.

Mais ici on vous apprend partout à renoncer aux certitudes. Et vous ne mettez jamais longtemps pour le faire. Parce qu’à Gatâa El Oued, vous verrez surtout une succession de vieux entrepôts d’entreprises publiques en faillite, le nouveau marché de bétail, le marché de fourre-tout, la centrale Sonelgaz et les logements sociaux de l’OPGI, à la présence presque paradoxale dans le décor, plutôt que des femmes proposant des plaisirs facturés.

«Le niveau zéro de la construction dans une ville qui a consommé trop vite ses environs urbains», remarquera un cadre de l’urbanisme local. Dans Sersouf Ferraille, Tahagart, Gatâa El Oued comme dans la prison proche de Tihigouine, plus loin, quand vous serez revenu «à l’air libre», l’emplacement de l’Assihar ou Soug Safsaf vous rappelleront qu’il y a deux Tam à ne pas confondre.

Deux Tam à ne pas confondre

La température est anormalement élevée en cette soirée de fin d’année, mais vous êtes déjà au centre de Tam, un microclimat dans une ville qui n’est pourtant pas si grande.

Tam n’est pas assez grande pour qu’un festival de chant amazigh passe inaperçu et pourtant elle n’en était pas très loin. En ces journées de printemps en hiver, il aurait fallu visiblement un peu plus pour enflammer la ville. Une succession de spectacles et de conférences ont certes tiré les gens de la torpeur au quotidien, mais l’esplanade de la maison de la culture, comme sa petite salle, n’a pas vraiment enthousiasmé grand monde.

La manifestation s’essouffle à sa deuxième édition, et il aura fallu tout le talent, toute la générosité physique de Karim Abranis en ouverture et de Rabah Asma en clôture pour donner de l’élan à une foule qui n’a pas pourtant les moyens de tourner le dos au plaisir.

C’est dans cette bâtisse qu’on n’a pas très envie d’imaginer «en temps normal», tellement elle ne donne pas l’impression de respirer la vie et la culture, que nous avons rencontré Nora.

Si l’envie vous prend de dire l’évidence la plus plate, la voilà : ça se sent à mille lieues qu’elle «vient d’ailleurs», mais elle se meut avec une telle décontraction, s’adresse aux gens avec un tel naturel qu’on sait déjà qu’elle a définitivement dompté l’espace autour d’elle.

Pas besoin non plus de fouiner pour savoir qu’entre Nora et Tam, tout a commencé par un coup de foudre. «Je suis venue, j’ai craqué et je suis restée», clame-t-elle comme pour expédier avec le moins d’emphase possible une question qu’on a dû lui poser trop souvent. Tout n’était pourtant pas évident quand elle a débarqué ici il y a une quinzaine d’années. Et parvenir à ce boulot d’animatrice à la maison de la culture n’est déjà pas si mal.

C’est que Nora a connu la précarité des vacataires à la DAS et la détresse des travailleurs laissés sur le carreau par la faillite d’ERIAD, une entreprise publique de pâtes alimentaires. De Belfort en France où Nora vivait avec ses parents à Tamanrasset, en passant par Chelghoum Laïd, le patelin d’origine qu’elle n’a jamais adopté, elle a fait du chemin et deux enfants pour lesquels elle se fait bien des soucis aujourd’hui.

C’est à Tam qu’elle a rencontré et épousé un technicien de la radio, aujourd’hui sur une «entreprise» inédite dont elle parle avec des yeux pétillants de fierté : un studio d’enregistrement ambulant avec lequel il parcourt la région pour enregistrer des troupes du terroir local.

Une fois déduits les frais et la part des artistes, il ne reste pas grand-chose de la vente des CD qu’il produit lui-même, mais «il n’y a pas que l’argent dans la vie».

A Tam comme dans ses profondeurs naturelles, il reste un pan d’humanité qui sait encore avoir des passions. L’argent, il faut bien que Nora, à la suite de tous les habitants de Tam qui ne roulent pas sur l’or, en parle.

Du prix des fruits et légumes surréaliste tout au long de l’année, des sommes que la wilaya verse aux marchands à chaque convoi de marchandises ramené du Nord dont on ne voit jamais la répercussion sur les coûts à l’étal, de l’eau minérale quasiment inévitable, même pour les petits salaires, et des sacs-poubelles systématiquement éventrés par une armée d’enfants qui crèvent la dalle.

Et comme s’il était dit qu’on allait terminer sur une note de gaieté incongrue avec Nora, elle s’empare machinalement de son mobile pour répondre à l’appel d’une amie : «On se fait un poisson demain ?»

Du poisson à Tam ? «Du congelé, mais il faut bien se faire plaisir de temps en temps. Avec ce qu’on a sous la main.» Encore heureux qu’il soit bien conservé.

Les intoxications sont fréquentes ici, surtout aux produits laitiers. Au moment de quitter Nora, il n’était pas encore l’heure où les poubelles se déposent et se font inspecter, mais à Tam, c’est toujours le moment de voir un enfant se coller comme la glu à quelqu’un pour une pièce. Ces gamins-là n’attendent pas les deux piscines olympiques en projet, ils n’en ont même pas entendu parler.

Ils ne fréquentent déjà pas les quelques manèges saturés du centre de loisirs militaire, et souvent ils n’ont jamais été à l’école ou l’ont quittée trop vite. Ils n’ont entendu parler de rien parce que personne ne leur parle.

Tam n’attend pas que des piscines. Elle a bien sa part de l’embellie financière du pays dont le projet majeur est l’eau qui va venir d’In Salah, un projet aux allures de défi.

Tam tient déjà sa première victoire sur la mort promise à la ville par les oiseaux de mauvais augure. Alors elle scrute d’un œil humide d’espoir la grande route du Nord, tout en gardant l’autre sur les étoiles qui ne refusent rien aux érections du Hoggar. Il fait anormalement chaud à Tam en ces derniers jours de l’année, et d’autres enfants font de merveilleuses figures de trampoline sur un assemblage de pneus.

A Tam, vous ne serez décidément jamais au bout de vos surprises. Dans l’avion du retour, la frustration des hublots inutiles dans la nuit est toujours là. Mais entre-temps, vous aurez, piètre consolation, appris qu’il y a pire que de ne pas voir l’immensité désertique qui vous ramènera chez vous.

Reportage : Slimane Laouari