Tahar Houchi, directeur artistique du Fifog : “L’avenir de l’Algérie” en débat à Genève

Tahar Houchi, directeur artistique du Fifog : “L’avenir de l’Algérie” en débat à Genève

Journaliste et directeur artistique du Fifog (Festival international du film oriental de Genève), Tahar Houchi revient dans cet entretien sur les grandes lignes de cette édition qui se déroulera du 29 avril au 5 mai. Pour cette année, il sera question d’un focus sur l’Afrique du Nord, à travers lequel seront projetés plusieurs films DZ ainsi qu’une conférence “Algérie, un avenir à inventer” qui sera animée par Mostefa Bouchachi et Zoubida Assoul.

Liberté : À quelques jours du 14e Fifog, quel bilan faites-vous des éditions précédentes ?

Tahar Houchi : Positif. Très positif. Quand on cite les chiffres du début et ceux d’aujourd’hui, on mesure le long chemin parcouru. La première édition s’est tenue dans une salle discrète avec 8 courts, 2 partenaires et 100 spectateurs. La14e édition présentera plus de 80 films, reçoit quelque 60 invités, aligne plus de 32 films dans 7 compétitions différentes, présente 4 grands débats d’actualité et collabore avec plus de 200 partenaires en Suisse et à l’étranger. Le Fifog a accueilli de grandes personnalités comme président d’honneur : Jean Ziegler, Tahar Ben Jelloun, Ahlam Moustaghabemi, Adonis et Edmonde Charles-Roux.

Vous avez célébré “L’amour et le vivre-ensemble”, “La créativité féminine”… Cette année le festival sera inscrit sous le signe de “L’éloge de la différence”, pourquoi cette thématique ?

Traditionnellement le Fifog choisit un thème d’actualité ou indispensable à la compréhension de ce qui se passe dans le monde pour l’aborder artistiquement et cinématographiquement. Il s’agit de privilégier un regard serein, posé, réfléchi à même de jeter la lumière sur des problématiques obscures. Les thèmes choisis répondent aussi à la volonté de rapprocher les gens, les cultures et les religions que les visions monolithiques et idéologiques séparent et divisent. Après avoir travaillé sur l’amour et le vivre-ensemble durant les années précédentes, à l’heure des enfermements identitaires et des incompréhensions que les hérauts belliqueux amplifient erronément, il est dans l’ordre des choses que le Fifog vienne promouvoir les regards croisés qui propagent la lumière. Quoi de plus normal que de vouloir faire l’éloge de la différence et de la singularité comme étant des qualités intrinsèques à toute personne et société, et les présenter comme des élans naturels allant vers le sens de la paix et de la prospérité. Plusieurs cinéastes le disent chacun à sa manière, le mérite de notre festival est de rassembler ces voix pour en faire une chorale cinématographique qui va vibrer pendant une semaine à Genève et ses communes.

Peut-on décrire le Fifog comme un évènement engagé ?

Nous sommes un festival qui observe, questionne, analyse et soutient les artistes dans leur combat pour la liberté. Nous donnons la chance aux artistes qui ont du mal à exprimer leurs idées ou à jouir de leur soif de liberté. Le festival devient une sorte de caisse de résonance. Nous veillons à ce que les films ne soient pas minés d’idéologies des États autoritaires ou encore que le festival ne devienne pas un rassemblement festif ou de stars, sans prolongements intellectuels, visant à voiler les questions profondes. Nous ne voulons pas montrer pour cacher, pour paraphraser le sociologue Pierre Bourdieu. Mais cela ne veut pas dire boycott. Pour nous l’artiste est en mesure de prendre l’argent de son État tout en imprégnant son œuvre d’un souffle de liberté. Sans le génie d’Alfred Hitchcock ou d’Orson Welles, le code de censure américain du sénateur William Hayes aux USA, appelé aussi Motion Picture Production Code, établi en 1930, aurait réduit le cinéma à un simple produit de divertissement ou de propagande des courants religieux dominants. Dans ce sens, nous pouvons affirmer sans complexe que le Fifog est un festival. Par ailleurs, il est important de nuancer les choses en disant que le discours du Fifog n’est point politique.

Outre les films en compétition, la programmation sera ponctuée par un focus Afrique du Nord…

Lors de sa 7e édition, le Fifog a fait un focus sur les cinémas du Maghreb. Sept ans après, l’édition 2019 voudrait examiner l’état de l’évolution des cinémas des pays de Tunisie, d’Algérie et du Maroc. Cela est une occasion de mettre en valeur les particularités des cinémas de chaque pays. Le cinéma tunisien se retrouve chamboulé par la “Révolution”, le cinéma algérien suffoqué par un système liberticide et celui du Maroc contrôlé et orienté par un Maghzen obsédé par la durabilité. Une vingtaine de films récents éclairent les festivaliers sur la nature rebelle de l’art malgré toutes les tentatives de domestication. Comme l’actualité algérienne nous bouscule, il est naturel que l’on rajoute un débat sur l’avenir de l’Algérie, en présence des maîtres Mostefa Bouchahi et Zoubida Assoul.

Pouvez-vous nous éclairer sur cette conférence animée par Bouchachi et Assoul sur “Algérie, un avenir à inventer” ?

Comme dit avant, le festival observe, questionne et éclaire via des acteurs agissants. Nous privilégions des focalisations internes. Dans ce programme, nous avons voulu mettre en exergue le dynamisme et la lutte perpétuelle des jeunes Algériens pour leur liberté. Nous récusons des termes médiatiques injustes comme “les Algériens se réveillent”. Il ne s’agit point de réveil, mais de la cerise sur le gâteau. Un résultat d’une lutte continuelle et d’un combat permanent. Chacun à son niveau, les citoyens ont construit, telles d’infatigables fourmis, cette épopée : militants des droits de l’homme, féministes, écrivains, journalistes, simples citoyens, etc. Il s’agit de privilégier un regard analytique au détriment du spectaculaire. Pour arriver à cela, nous allons projeter Babor Casanova de Karim Sayad qui restitue l’ambiance des stades où est née entre autres la fameuse chanson Casa d’El-Mouradia. Une fois l’aspect des origines de la révolte posé, des acteurs agissant sur le terrain peuvent partager leurs expériences et exposer leur expertise.

L’Algérie sera fortement représentée par plusieurs films. Quelle est la particularité de ces productions, dont la plupart n’ont pas été projetés dans nos salles ?

Comme nous faisons un focus sur le cinéma algérien, il va de soi que nous avons cherché longuement à trouver des perles rares. Malheureusement, on constate facilement les dégâts causés par une politique aléatoire et orientée avec le souci de s’en servir dans le but de se refaire une virginité et une légitimité.

Le seul film qui tourne aujourd’hui dans les festivals est Jusqu’à la fin des temps de Yasmine Chouikh. Nous sommes au courant de quelques films intéressants qui sont en processus de post-production. Mais le temps nous a pressés. Donc, nous sommes allés vers le documentaire comme L’islam de mon enfance de Nadia Zouaoui ou les courts métrages. Nous avons aussi voulu mettre en valeur Tassadit Mandi qui a joué dans Deephan d’Audiard (palme d’or) et Nadia Kaci en projetant respectivement Les Invisibles et Bab l’oued City.

Ces dernières années, les conflits dans les pays arabes ont donné naissance à un nouveau cinéma, surtout auprès des jeunes réalisateurs…

Cette question pertinente fera l’objet d’une discussion que nous organisons au sein du salon du livre de Genève. Nous allons aborder les trois pays de l’Afrique du Nord. Outre ce que j’ai expliqué en haut, je peux ajouter trois paramètres auxquels les réalisateurs étaient confrontés, et qui ont été source de dépression pour les anciens et opportunité d’émergence pour les jeunes : la disparition des limites de l’interdit, le tarissement des ressources distribuées par l’État et le manque de formation en matière de montages financiers complexes. Cela conduit au passage du cinéma du silence qui ne parle que de sujets autorisés, et au silence du cinéma réduit “muet” par les paramètres suscités. Vous avez bien raison de dire que cela a favorisé l’émergence de jeunes. Mais les moyens manquent.

On est passé du diktat politique à celui de l’argent. Il faut s’initier aux montages complexes impliquant des fonds étrangers. Et c’est là que l’on assiste à une sélection draconienne.

Et c’est là que l’on repère des réalisateurs de talent et de caractère qui maîtrisent leur propos. Ceux qui arrivent à entrer dans un malström d’influences sans s’y perdre et sans trahir.

Quel impact peut avoir ce genre cinématographique sur le public genevois à travers le Fifog et européen en général ? 

Un impact direct et indirect. Le festival permet de faire découvrir des regards artistiques croisés sur le monde oriental. Il souligne, éclaire et encourage le rapprochement. Il participe à absorber les graines de violence, à réduire les conflits et favorise l’intégration.

Il absorbe aussi les frustrations que peuvent ressentir les citoyens suisses d’adoption qui suivent souvent dans la confusion les évènements dans leurs pays respectifs. D’ailleurs, le public du Fifog a évolué à la faveur de la stratégie globale du festival et aussi de l’actualité.

Pour le premier, depuis des années le Fifog opte pour un élan afin de toucher un public large. Il a investi les cafés, les musées, les écoles, les parcs, les Nations unies et les salles de cinéma. La consommation du film a évolué.

Avec l’arrivée des home cinémas et de Netflix, il faut apporter une valeur ajoutée afin que le public puisse vous suivre.

Nous avons opté pour la proximité tout en privilégiant les réalisateurs-auteurs au détriment des stars. La réflexion au lieu du show. Notre festival fonctionne avec un public dynamique, agissant et conscient. S’agissant du deuxième, l’actualité a drainé des publics divers. Le Fifog est passé d’un public presque exclusivement suisse, libanais et iranien à un public hétéroclite.

Contrairement aux Libanais et Iraniens qui sont des adeptes de la culture, qui soutiennent fort leurs artistes, les publics des autres pays d’Orient affichent une certaine indifférence. Certains, comme les Tunisiens, Égyptiens et Algériens durant le règne des régimes autoritaires, par peur du vent de liberté que souffle le Fifog. Cela fait depuis le “printemps arabe”, les deux premiers ont rejoint massivement le festival. À noter que depuis l’arrivée d’Al-Sissi en Égypte, on note un retrait du public égyptien. Et cette année, on s’attend à ce que les Algériens viennent occuper le terrain déserté.

Hana Menasria