Le jour même de l’entrée du conflit syrien dans sa cinquième année, John Kerry, le secrétaire d’État américain, déclarait à CBS que Washington devait en fin de compte négocier avec Bachar al-Assad pour mettre fin au conflit. Réagissant à ces propos, le député gaulliste français Jacques Myard n’a pas mâché ses mots : cette déclaration « constitue unegifle cinglante pour la diplomatie française qui campe sur des postures pseudo-morales ».
Jacques Myard faisait partie de la délégation parlementaire française qui s’était rendue, le 24 février, en Syrie pour s’informer, faire bouger les lignes et tenter d’aider à mettre fin à l’innommable carnage qui a fauché, en quatre années, plus de 200 000 personnes. Sans compter le près d’un million de blessés, les neuf millions de déplacés à l’intérieur et trois millions de réfugiés, principalement dans les pays voisins, la Jordanie, le Liban et la Turquie. On ne parle même pas de la facture – non encore arrêtée – de la reconstruction, estimée à plus de 200 milliards de dollars.
Rares étaient ceux qui croyaient que le président syrien allait survivre à cette tempête, déclenchée le 15 mars 2011 dans la bourrasque des printemps arabes (Tunisie, Libye, Égypte, Yémen). Certains lui donnaient trois semaines, d’autres trois mois, les plus « réalistes » six mois. Quatre ans ont passé depuis que la guerre en et contre la Syrie a débuté. Et le patron de la CIA John Brennan, préparant le terrain à John Kerry, a fait cet aveu déconcertant : « Personne d’entre nous – Russie, États-Unis, la coalition et les États de la région – ne veut voir la chute du gouvernement et des institutions politiques à Damas. »
La Syrie a démenti toutes les Cassandre. Est-ce pour cette raison que ceux-là mêmes qui, hier encore, péremptoires, annonçaient « la chute imminente et inéluctable du régime » ayant « perdu toute légitimité » et « ne [pouvant]plus faire partie de l’avenir de la Syrie », ont revu leurs pronostics ?

L’ancien premier ministre de Nicolas Sarkozy, le séguiniste François Fillon, a été l’un des rares hommes politiques français à appeler, assez tôt, à reprendre langue avec Bachar al-Assad, reconnaissant que tout le monde s’était trompé sur la capacité de résilience du régime. Depuis Beyrouth où il se trouvait en octobre 2013, il a déclaré : « À l’origine, il s’agissait d’une révolte populaire contre une dictature.
Et la France ne peut qu’être avec le peuple contre les dictateurs. Au début, elle s’est impliquée dans le conflit syrien pour cette raison et à la suite des reproches qui lui avaient été faits, au sujet de la Tunisie et de l’Égypte. Elle n’a donc pas voulu que cette expérience soit rééditée, d’autant que la riposte et la répression de Bachar al-Assad ne pouvaient pas être acceptées. Mais avec le temps, la situation a évolué, laissant une partie de la place à des mouvements qui se comportent eux-mêmes comme des dictatures, et la position actuelle du gouvernement français n’est plus adéquate. De plus, en Europe, on croyait que le régime syrien allait chuter rapidement, comme ce fut le cas en Égypte et en Tunisie. On s’est trompé, et il faut constater qu’en Syrie, on a l’air de s’installer dans une guerre civile de longue durée. Le mouvement de révolte s’est islamisé et c’est une situation que nous ne pouvons pas cautionner. Au contraire, nous devons faire tout ce qui est possible pour pousser les parties vers des négociations en vue d’une solution politique. » (À Scarlett Haddad, L’Orient-Le Jour.)
La question centrale qui se pose aujourd’hui est où va la Syrie ? Mais auparavant, il est salutaire de se poser une autre question subsidiaire. À savoir : pourquoi les prétendus amis de la Syrie se sont-ils trompés sur toute la ligne ?
Pourquoi se sont-ils trompés
Le célèbre chroniqueur libanais Sami Kleib, fin connaisseur de la Syrie, a choisi l’entrée du conflit dans sa cinquième année pour dresser l’inventaire des erreurs commises par les chancelleries occidentales, les monarchies du Golfe, la Turquie, sans oublier les autoproclamés « amis du peuple syrien » (notamment la Tunisie d’Ennahdha et le Maroc), dans leur approche de ce conflit. Dans le quotidien libanais Al-Akhbar, il a publié une analyse intitulée : « Assad a sauvé le régime. Qu’en est-il de la Syrie ? » où il relate certains faits vécus.
Il rapporte comment Nabih Berri, l’inamovible président du Parlement libanais, rencontra à Doha, au début de l’été 2011, l’ancien premier ministre et patron de la diplomatie qatarie, le tout-puissant cheikh Hamad bin Jassim al-Thani. Celui lui confia qu’il ne restait à Bachar qu’un ou deux mois au pouvoir et qu’il fallait d’ores et déjà se préparer à fêter l’événement avant la fin du mois de ramadan (début septembre 2011). Le très futé Nabih Berri lui conseilla d’éviter de tels pronostics expéditifs. Mais son conseil rencontra une sourde oreille.*
Assad ne tomba pas, et la fête espérée n’eut pas eu lieu.
Sami Kleib rapporte également comment Azmi Bishara, l’ancien député palestinien à la Knesset israélienne qui avait préféré poursuivre sa « résistance » contre l’occupant israélien depuis le Qatar, ne cachait pas son exaltation à l’idée de voir tomber Bachar al-Assad – qui l’avait pourtant couvé après son exil volontaire. « Lors d’une importante réunion organisée début juillet 2011 à l’hôtel Ritz de Doha [un Palace 7 étoiles !], où tous – ou presque tous – les chefs de l’opposition syrienne sont présents, il les informe que tous les contacts avec les principales chancelleries occidentales ont été concluants, que partout où cette opposition s’adressera, elle obtiendra la reconnaissance[comme représentative du peuple Syrie] et que l’heure H pour le départ d’Assad a sonné. Azmi Bishara qui dirige, entre autres, un important centre de recherche publiant les plus importants ouvrages sur la Syrie, s’est trompé. Assad n’est pas tombé. »
Autre acteur central de la crise syrienne, le président islamiste turc Recep Tayyip Erdogan. « En septembre 2012, il avait déclaré que [sa] prière dans la Grande Mosquée des Omeyyades à Damas et [sa] visite du tombeau de Saladin étaient imminentes », écrit Kleib. Erdogan s’est lourdement trompé, en dépit de l’important engagement de son pays pour alimenter en armes et en combattants la guerre en Syrie. Assad n’est pas tombé, et il continue à prier dans la Grande Mosquée des Omeyyades. La liste de ceux qui avaient parié sur un effondrement rapide du régime et n’avaient pas lésiné sur les moyens pour appuyer leur projet sont légion : les présidents Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Barack Obama, le premier ministre Cameron, sans oublier les monarques du Golfe, Erdogan, et les innombrables « amis » de la Syrie, dont le nombre avoisinait la centaine au départ et qui se comptent aujourd’hui sur les doigts. S’agit-il d’une erreur d’analyse, d’une méconnaissance des réalités géopolitiques syriennes, d’une sous-estimation des rapports de force, d’une posture idéologique rigide, d’une auto-intoxication médiatique ? C’est peut-être tout cela à la fois .
A Suivre…