Le 28 décembre 1978, le peuple algérien fait ses adieux au Pésident défunt Boumediene. (…) Boumediene repose au Carré des Martyrs du cimetière d’El-Alia. (…) Je dois dire que la transition s’est déroulée sans problème : en vertu de la Constitution, c’est le président de l’Assemblée populaire nationale, Rabah Bitat, qui assure I’intérim du chef de l’État en attendant I’éléction du nouveau président de la République dans un délai maximum de quarante jours.
En ce mois de janvier 1979, les compagnons du défunt Président sont accaparés par la préparation du 4e congrès du FLN. Du vivant de Boumediene, son leadership ne souffrait aucune contestation. Mais au lendemain de sa disparition, et au-delà de Ia rivalité Yahiaoui – Bouteflika, des forces politiques font leur apparition en vue de se substituer au pôle présidentiel : d’une part, l’armée et la sécurité militaire, de l’autre, le parti du FLN qui se veut l’autorité morale de légitimation du pouvoir et du personnel politique.
Tout le monde se rend compte qu’il est indispensable, si l’on veut que le congrès se déroule sans accro, de régler au préalable le problème de la succession de Boumediene. Pour les membres du Conseil de la Révolution, il ne fait pas I’ombre d’un doute que le successeur doit être désigné parmi eux. Au cours de leurs réunions quotidiennes, parmi les huit survivants de ce Conseil, deux affichent leurs prétentions : Mohamed Salah Yahiaoui, qui dirige l’appareil du FLN, et Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, qui se prévaut de son long compagnonnage avec Boumediene. Mais leurs pairs ne peuvent ou ne veulent les départager. Selon Merbah, deux soutiennent le premier (Chadli et Belhouchet) et deux autres appuient le second (Draia et Tayebi), tandis que Abdelghani et Bencherif refusent obstinément de prendre parti : le premier rejetant les deux candidatures, le second croyant pouvoir les coiffer.
Le Conseil de la Révolution, n’ayant pu dégager une majorité en faveur de l’un des deux candidats, ces derniers, chacun à sa manière, font du “lobbying” auprès des hésitants et de tout ce qui leur paraît utile pour emporter Ia décision. Sont concernés par cette entreprise la hiérarchie militaire, les médias, la haute administration, le secteur économique… (…)
La tenue du IVe congrès du FLN. Prévu initialement pour impulser une nouvelle dynamique à la Révolution avec en perspective des changements importants au sein du personnel constituant ce qu’on appelle “la direction politique”, ce Congrès se réunit donc avant tout pour désigner le successeur de son initiateur.
C’est dans ce contexte que se déroule cette pré-campagne électorale, une sorte de primaire entre les deux candidats, chacun se prévalant d’être le véritable héritier de Boumediene, et donc le plus apte pour lui succéder et perpétuer son œuvre. Bouteflika, qui appartient au cercle restreint des compagnons et intimes du défunt, met en évidence cette proximité pour apparaître comme étant, en quelque sorte, l’héritier naturel de Boumediene.
Yahiaoui, quant à lui, avance que le véritable héritier est celui qui partage avec le Président défunt les mêmes convictions idéologiques qu’il s’attachera à mettre en œuvre et à généraliser au bénéfice des couches populaires et laborieuses, et non celui qui prône une ouverture libérale, faisant allusion aux penchants connus de son rival.
Dans ce duel, l’avantage semble se situer du côté de Yahiaoui qui, en tant que coordonateur du parti, peut compter sur une base militante acquise et active, quadrillant tout le territoire national, et sur un appareil de propagande bien rodé, pour mobiliser les masses. Ce dernier est, en outre, efficacement relayé par des organisations sociales et professionnelles bien implantées dans les secteurs économiques et la société civile. Cette position de choix lui permet, par ailleurs, de disposer d’une tribune permanente pour s’adresser aux Algériens, en bénéficiant d’une couverture médiatique multiforme et irremplaçable (presse, radio, TV). De tout cela, il espère tirer des dividendes pour les prochaines échéances électorales (congrès, présidentielles, etc.).
C’est précisément I’absence d’un enracinement populaire et d’une base sociale qui constitue le point faible de Bouteflika et qu’il s’évertue à tenter de surmonter. L’occasion lui est fournie lors de la cérémonie d’inhumation de Boumediene. Car c’est à lui que vont échoir l’honneur et le privilège de lire Ia traditionnelle oraison funèbre. Il y a lieu de préciser à cet égard que ce discours de circonstance, important événement dans la conjoncture actuelle, a éte rédigé au niveau du secrétariat du parti et naturellement, c’était Yahiaoui donc qui devait le prononcer.
Au dernier moment, et à la surprise générale, le texte est remis à Bouteflika qui n’en paraît pas surpris. Il s’avance d’un pas assuré vers le podium spécialement dressé à cet effet, à côté de Ia tombe ouverte, dernière demeure de Boumediene, et prononce un discours mémorable. C’est un moment exceptionnel et de grande portée politique qui est offert à Bouteflika pour se faire apprécier des Algériens, combalnt ainsi de belle manière son handicap par rapport à son rival. Trois raisons principales donnent à ce moment crucial un impact considérable :
1- Des milliers de citoyens, chez eux, dans les lieux de travail, partout où cela est possible, suivent en direct à la radio et sur les écrans de la télévision cette cérémonie qui sera rediffusée plusieurs fois. Ainsi, en quelques minutes, celui dont on connaît si peu de choses, devient subitement une figure associée à celle du défunt, son montor politique. Un symbole qui aide à surmonter tous les déficits de popularité.
2- Par ailleurs, dans la pure tradition des régimes à parti unique, notamment dans les démocraties populaires, l’oraison funèbre est presque toujours prononcée par Ie successeur du défunt. Elle constitue symboliquement son acte d’intronisation, suivie ensuite par Ie rituel. officiel. Aussi, beaucoup d’“observateurs avertis”, nationaux et étrangers, ont sauté le pas pour conclure prématurément que Bouteflika est l’élu “des décideurs” ou “faiseurs de rois”, agissant dans l’ombre.
3- Enfin, conscient de l’importance de cet évènement pour son avenir politique, ce dernier ne manque pas cette opportunité et prononce un discours de qualité. Tout y est : le ton, l’émotion, la rhétorique. Il apparaît affecté par Ia disparition du défunt, renforçant l’image du compagnon et aussi et surtout, celle du successeur naturel. Après ce “coup de l’oraison funèbre”, beaucoup pensent que les jeux sont faits. (…)
L’issue de ce duel devient de plus en plus incertaine, et comme souvent dans des situations analogues, c’est un troisième protagoniste, inattendu et se tenant loin de cette lutte, qui va émerger et l’emporter grâce à l’activisme de trois officiers supérieurs de l’ANP : Kasdi Merbah, Mostefa Belloucif et Rachid Benyelles. Pour eux, cette situation est dangereuse pour le pays. Elle est porteuse de périls car elle menace la cohésion nationale et I’unité de I’armée en semant des germes de clivages régionalistes et claniques intolérables. La seule manière de surmonter ce cap déIicat consiste, selon eux, à écarter la source même de ces dangers, c’est-à-dire les deux rivaux en lice, et de recourir au choix d’un troisième candidat qui réalise le consensus autour de lui. À plusieurs reprises, ils ont I’occasion d’évoquer, en cercle restreint, cette perspective qui permet, selon eux, de faire franchir au pays cette étape difficile de son histoire.
Avec l’aide de quelques directeurs centraux du MDN et la plupart des chefs de régions militaires “réceptifs”, ils assurent ainsi, par touches successives, la promotion du candidat qui semble répondre le mieux aux exigences du moment. Il s’agit de Chadli Benjedid, chef de la 2e Région militaire (Oran), membre du Conseil de la Révolution et aussi le plus ancien dans le grade le plus élevé de la hiérarchie militaire. (…)
À l’initiative des trois officiers supérieurs que j’ai cités, une réunion du corps des officiers de l’ANP se tient à I’Enita (École nationale des ingénieurs et techniciens de l’armée) et en continuité de ce qui précède, Chadli est désigné comme candidat de l’Armée à la présidence de la République. Du coup, tous les verrouillages institutionnels se débloquent et le Conseil de la Révolution avalise à l’unanimité cette “proposition”. Ainsi, Chadli devient, à la veille de la tenue du IVe congrès du FLN, le candidat unique à la magistrature suprême du pays.
Cette analyse est le fruit de mes contacts quasi quotidiens avec l’ensemble des acteurs, notamment Merbah. Néanmoins, je me dois de signaler qu’un matin à sept heures, sonne à ma porte Boualem Benhamouda.
“L’heure est grave, me dit-il, car le colonel Bencherif que j’ai vu hier soir m’a révélé que, disposant de vingt mille hommes, il est décidé à prendre le pouvoir après avoir procédé à l’arrestation de tous ses collègues du Conseil de la Révolution. Je pense, ajoute-t-il, que tu pourrais l’en dissuader et désamorcer cette bombe.”
Une heure plus tard, nous sommes chez Bencherif. Son épouse assiste à l’entretien. Il commence par nous livrer les raisons de son opposition aux deux candidatures déclarées : “Yahiaoui, parce qu’il nous mènerait tout droit au communisme et parce qu’il considère Ia Libye comme son modèle ; et Bouteflika partisan du libéralisme et soumis aux Américains.”
– Quelle est dès lors la solution ? lui dis-je.
– Pourquoi pas moi ? s’écrie-t-il. (…)
Madame Bencherif, qui écoute attentivement, devient livide. Quant à son époux, il met fin à I’entretien en nous promettant qu’il va s’employer à trouver une solution, loin de toute intervention armée. Quelques jours plus tard, Bencherif nous informe de la suite des évènements : au cours de la réunion du Conseil de la Révolution qui a suivi notre entretien chez lui et afin de débloquer la situation, c’est lui qui aurait proposé le nom de Chadli Benjedid, “officier le plus ancien en grade le plus élevé”, pour succéder à Boumediene. Il est surpris, nous dit-il, de voir que sa proposition est accueillie par des applaudissements unanimes. Chadli, d’abord ému jusqu’aux larmes, se ressaisit et déclare : “Merci de votre confiance. Je vous demanderai seulement de ne pas interférer dans mes décisions et en contre-partie, je vous promets que personne d’entre vous n’ira en prison.”
Bencherif ajoute qu’au cours de la réunion du lendemain, Chadli surprend Ie Conseil en revenant sur sa décision car, dit-il, “contrairement à I’accord conclu entre nous, Tayebi m’a rendu visite hier soir en me proposant Bouteflika comme Premier ministre et Draia comme ministre de I’Intérieur”. Alors, Tayebi s’empresse de retirer sa proposition et les choses rentrent dans l’ordre.
On pourra contester les détails du récit de Bencherif sur cette réunion du Conseil de la Révolution, mais I’essentiel demeure que l’unanimité s’est faite sur Ie nom de Chadli Benjedid. Cette unanimité est le résultat d’un jeu de dupes, d’une énorme erreur d’appréciation de la part de chacun des trois protagonistes (si l’on ajoute Merbah à Yahiaoui et Bouteflika). Tous pensent que Chadli est parfait pour assurer une transition sans problème et qu’au bout d’un certain temps, il laissera la place. L’avenir montrera que celui-ci a parfaitement usé de toutes les prérogatives attachées à la fonction du “pôle présidentielle” mis en place par Boumediene et que, en moins d’un an, avec l’organisation d’un congrès extraodrdinaire, il a su, sans crise majeure, venir à bout de tous ses rivaux, mettre en place son équipe et s’installer durablement tant que “président à part entière” et “indépendant”. (…)
Le 9 février, Chadli prête serment au Palais du peuple devant les membres du bureau politique et du gouvernement qui, depuis la mort de Boumediene, expédie les affaires courantes. (…)
Chadli prend I’habitude, au terme de chaque réunion du bureau politique, de me demander de I’accompagner à son bureau. Il tire la leçon des différentes interventions et tente de se projeter sur les réunions ultérieures. Le 18, Bouteflika, qui a sollicité une audience, est introduit.
Sans doute est-il surpris de ma présence.
Il tend alors un chèque à Chadli en indiquant qu’il s’agit des reliquats des budgets des ambassades déposés dans un compte à Genève, avec I’accord de Boumediene. Chadli lui pose une seule question : pourquoi cet argent a été déposé en Suisse au lieu de rejoindre le Trésor public ? Réponse du ministre des Affaires étrangères : “Pour la construction d’un nouveau ministère.” Chadli refuse de prendre le chèque et demande à Bouteflika de le remettre au ministre des Finances, Benyahia, accompagné, de préférence, d’une comptabilité détaillée. Plus tard, il ordonnera à ce dernier de déclencher une enquête de l’Inspection des finances qui va durer des mois afin de voir clair dans ce compte genevois. À la suite de quoi Bouteflika effectue des séjours prolongés à l’étranger tout en restant membre du bureau politique jusqu’en juillet 1981 et ministre-conseiller à la Présidence jusqu’en janvier 1982. Je dois signaler qu’il me rend visite à la Présidence le 5 mars 1980 pour se plaindre “du harcèIement du contrôle qui vise à le salir et du poste de ministre-conseiller qui est une façon de l’écarter des affaires”. Il faut reconnaître, par ailleurs, que Chadli s’est opposé systématiquement à la mise en examen de son ancien compagnon du Conseil de la Révolution, tempérant ainsi les ardeurs de Benaouda, président de la commission de contrôIe du parti.
La constitution du gouvernement
Le 7 mars 1979 au matin, nous nous retrouvons, Yahiaoui et moi, dans le bureau du président de la République. Le but de cette réunion, nous dit Chadli, est la formation du nouveau gouvernement et il a besoin de notre avis car ayant vécu toujours loin de la capitale, ajoute-t-il, il n’a pas une connaissance approfondie des cadres de Ia nation. (…)
Il nous fait part ensuite de sa décision de créer Ie poste de Premier ministre et de le confier à Abdelghani. Il commnence par Ie portefeuille des Affaires étrangères, ce qui montre qu’il n’a pas l’intention de garder Bouteflika. Yahiaoui soutient alors avec passion que le seul capable d’assumer ce poste est Taleb. Bien évidemment, je suis gêné que la discussion ait lieu en ma présence. Devant l’insistance de Yahiaoui, Chadli nous apprend que Bitat lui a conseillé précisément de ne pas nommer Taleb aux Affaires étrangères car, selon lui, une susceptibilité sourde l’oppose à Bouteflika et que toute décision prise par le premier sera interprétée comme une attitude hostile au second. C’est pourquoi Bitat préférait Benyahia à ce poste. Yahiaoui n’en démord pas et avance moult arguments pour étayer sa proposition. En dernier ressort, Chadli veut savoir mon point de vue : je déclare, au grand dam de Yahiaoui, que Bitat a raison et que j’approuve la nomination de Benyahia.
A. T.-