Trop de discours opposent abusivement le monde musulman à l’Occident pourtant imbriqués.
Malaise, inquiétude générale, incertitudes, crise multiforme, éthique, politique, économique, moral, écologique, où va le monde? Jamais il n’y a eu autant d’échecs, d’injustices et d’inégalités.
Les fléaux sont légion, notamment le chômage, la drogue, la dégradation de la nature, la xénophobie et les maladies mentales, malgré les progrès scientifiques et technologiques. L’être humain moderne est malheureux. Le cynisme, la barbarie, sous de nouveaux visages, et la violence dominent. Le recul du droit et le rétrécissement du questionnement sur l’humain sont aveuglants. Au même moment, une stratégie antimusulmane se met en place pour faire diversion, en vue d’asseoir une hégémonie totalitaire sur le monde.
Même s’il est héritier d’un riche patrimoine, porteur de potentialités humaines et naturelles, et hétérogène car il existe de belles exceptions, le monde musulman subit doublement. Il n’est ni avancé technologiquement, ni un modèle d’Etat de droit. Le despotisme et l’autoritarisme font de lui un monde politiquement sous-développé. Les pays puissants ont une nette responsabilité dans cette catastrophe. En pratiquant la carotte et le bâton, ils soutiennent les régimes illégitimes et archaïques, sous prétexte de stabilité et d’intérêts étroits et cassent toute forme de résistance. La stratégie antimusulman est vouée à l’échec, les contradictions du système mondial sont flagrantes. A défaut de système démocratique, désespérés par tant de gabegie, de cynisme et de médiocrité, les citoyens arabes continuent de rêver à une société fondée sur la compétence, l’efficacité et la justice.
Edifier des passerelles
L’on ne pourra pas démocratiser les relations internationales et nos pays et comprendre l’humanisme, «qu’est-ce l’homme?», sans dialoguer avec les autres civilisations. «L’humanisme ne pense pas assez haut l’humanité de l’homme», reconnaît la philosophie moderne. Chacun nie l’autre différent, se cherche des refuges, les uns dans la religion si mal comprise, les autres dans la course éperdue à l’argent et le reste dans des illusions et fuites en avant. La méchanceté gagne du terrain, alors que seule la bonté vigilante est source d’avenir.
Le monde entier se dirige vers une mauvaise direction et semble manquer de sages pour redresser la barre. Des politiques et des médias imposent au Nord un discours négatif sur autrui différent, au Sud sur l’Occident, au moment où pourtant nous avons besoin les uns des autres. Nul ne peut faire face seul aux défis complexes et multiples de notre temps, les enjeux sont les mêmes pour tous, à commencer par celui du risque de déshumanisation, quelle que soit la différence entre faibles et puissants. Edifier des passerelles est vital.
Dans ce contexte, le monde musulman qui prend la figure du dissident est présenté comme celui qui pose problème, alors qu’il peut constituer une part de la solution. Trop de discours opposent abusivement le monde musulman à l’Occident pourtant imbriqués. En tant qu’intellectuels, de confession musulmane, nous devons contribuer au progrès, au discernement et à la prise de conscience. En ce qui concerne notre responsabilité, il est clair que nous n’élevons pas assez la voix pour dénoncer ceux parmi nos prétendus coreligionnaires et systèmes qui tombent dans le piège et trahissent l’esprit et la lettre de la civilisation musulmane. Ce que la presse occidentale appelle abusivement et sciemment «l’islamisme» est l’anti-islam. Dans un climat décadent, aggravé par la faiblesse de l’autocritique, nous avons des difficultés à clarifier la problématique, à énoncer des voies nouvelles pour réaliser le vivre-ensemble et articuler légitimement, authenticité et progrès. Certains imitent un mauvais Orient, comme d’autres singent un mauvais Occident.
L’opinion finit par ne plus voir que la violence de l’autre, dont elle ne saisit pas les raisons. Les discours depuis 1993 sur la stratégie du «clash des civilisations» entre le Monde musulman et l’Occident, bien avant les étranges attentats du 11 septembre 2001, sont l’expression de l’invention d’un nouvel ennemi après la chute du mur de Berlin en 1989. Ces discours sont le symptôme des dérèglements du système mondial dominant qui a choisi la stratégie du bouc émissaire.
Les chances d’un espace commun
Le libéralo-fascisme, la haine de l’autre, la confusion et l’inculture sont des menaces de grandes envergures. Elles prennent des proportions alarmantes, notamment à cause des extrêmes qui s’alimentent. Les extrémistes manipulés consciemment ou inconsciemment nuisent à la modernité pour les uns; à la religion pour les autres, dont ils usurpent le nom.
Les fondamentalistes rendent un service inestimable aux courants qui pratiquent la diversion et ont besoin d’un épouvantail pour asseoir leur hégémonie. Ils s’excluent eux-mêmes des bancs de la communauté humaine. Si nous travaillons pour forger un citoyen ouvert, et produire des idées et des richesses, la «mondialité» peut porter les chances d’un espace commun de sens possible. Ce monde est bien le nôtre, celui de tous. Cependant, trois causes au moins nourrissent la logique de la confrontation: 1- L’ignorance 2- Les injustices et 3- La stratégie d’hégémonie qui prend comme bouc émissaire le musulman. Cela suscite un regain de la xénophobie, d’une part et du fanatisme, d’autre part. Il y a urgence à dialoguer, pour désenclaver les cultures, car les identités repliées et cloisonnées sont la manifestation du problème. La sortie de crise morale passe par le dialogue. On ne dialogue pas pour dicter sa loi.
Un dialogue n’est pas seulement un face-à-face avec autrui, il est avec soi-même acceptant d’être transformé. Malgré le flot d’informations qui circule, chacun sent qu’il ne maîtrise pas la réalité, que trop de mensonges gouvernent le Marché Monde qui ne respecte aucune éthique.
Les citoyens musulmans de par le monde sont désorientés, perdus et en colère. Ils souffrent à cause des amalgames faits entre les extrémistes et l’Islam et au vu de l’amnésie de ceux qui occultent plus de mille ans d’histoire civilisationelle. Les hommes et les femmes de bonne volonté, comme les musulmans savent que la vraie question n’est pas posée: à qui profite le crime? Les musulmans, sont pris entre plusieurs feux qui se nourrissent: ceux des agresseurs et occupants étrangers arrogants qui contredisent les principes de démocratie et d’humanisme; ceux des régimes archaïques qui monopolisent les leviers de décision et les richesses; et enfin ceux qui instrumentalisent la religion.
Les propagandistes du choc des civilisations en profitent et pratiquent la désinformation. Alors que les deux mondes, Occident-Orient, sont mêlés et imbriqués, et qu’on peut dire que la distinction entre eux n’a pas vraiment lieu d’être, ces propagandistes cherchent à les opposer et à imposer l’amnésie afin de faire diversion aux injustices et souffrances. S’exiler, c’est mourir à petit feu, au contraire, continuer à vivre dans une société qui se replie et démissionne de tout est aussi désespérant. Il faut sortir du cycle du pessimisme et faire renaître le patriotisme. Surtout dans le plus beau pays du monde qui est nourri par la culture de la dignité.
Forger une nouvelle civilisation
Sur le plan international, il reste un avenir si les discours dominants mettent fin à la politique de l’épouvantail et au déni de ce que nous avons en commun, s’ils arrêtent d’imposer de manière régressive une vision monolithique de leur propre culture et celle des autres et si l’on met un terme à l’instrumentalisation de la religion. Les mesures concrètes en découleront pour éduquer, informer et vivre ensemble comme une chance partagée. L’absence de civilisation et d’un ordre juste font défaut.
L’Algérie, carrefour des cultures et terre d’hospitalité, par-delà son histoire douloureuse et ses souffrances, assume sa méditérranéité et reste plus que jamais attachée à un nouvel ordre international juste et au dialogue des cultures en vue de forger une nouvelle civilisation universelle. Tout en étant conscient des pesanteurs, de l’asymétrie des forces et des déséquilibres, mais sachant que nul n’a le monopole de la vérité et que la justice envers autrui est au coeur de toute dynamique porteuse d’avenir, l’homme de bonne volonté ne peut que choisir le débat dans la franchise. Il y a urgence à dialoguer, pour faire face à la complexité des problèmes et riposter intelligemment à la stratégie inique antimusulmane. La sortie de crise morale passe par le dialogue, l’interconnaissance et la formation d’un citoyen vigilant.
Alors que le témoignage du musulman, version d’un sens de l’humain vivace, peut contribuer à formuler des réponses conséquentes face à la crise morale de notre temps et les risques de deshumanisation, que la sauvagerie du système dominant impose, des apprentis sorciers tentent de le rendre inaudible. Nous ne devons pas nous abandonner à la lassitude, plus que jamais on doit tenir au droit à la critique sans conditions et au respect du pluralisme. L’ignorance et la désinformation restent les causes principales de la peur amplifiée des uns et de la colère des autres.
Le devenir est commun, en particulier entre les enfants d’Abraham. Faisons en sorte d’arrêter de diaboliser l’autre, en sachant qu’il n’y a pas de paix sans justice. Il n’est pas trop tard pour bâtir une nouvelle civilisation universelle, qui se tient à distance de tous les extrêmes. Y a-t-il encore des sages?
Mustapha CHÉRIF (*)