M. Sirot est spécialiste de l’histoire et de la sociologie des grèves, des syndicats et des mouvements sociaux. Selon lui, le pouvoir politique en France risque de relancer la mobilisation des “gilets jaunes” par le recours à la répression.
Liberté : La France se trouve-t-elle actuellement dans un climat insurrectionnel ?
Stéphane Sirot : Si on entend par insurrection la volonté de prendre le pouvoir par la violence, cela n’est pas le cas. En revanche, une conception démocratique de la notion d’insurrection existe, comme dans le cas des États-Unis ou la Constitution reconnaît au peuple le droit de protester quand le gouvernement qu’il a choisi à un moment donné ne remplit pas ses fonctions. Le peuple a le droit dans ce cas-là, à travers des manifestations, de demander au gouvernement soit de se démettre soit de changer d’orientation. Suivant cette logique, on peut considérer qu’il s’agit effectivement en France d’une insurrection.
Pensez-vous que le mouvement des “gilets jaunes” a le droit de manifester comme il le fait aujourd’hui ? Ses revendications sont-elles légitimes ?
Il faut différencier deux notions : le pouvoir légal et le pouvoir légitime. Le peuple détient le pouvoir légitime qui donne au gouvernement le pouvoir légal, le droit de gouverner. Si le pouvoir légal ne remplit pas son rôle, le peuple a le droit d’utiliser son propre pouvoir et de se révolter. Les Français qui protestent actuellement sont entièrement fondés à le faire.
La révolte est-elle juste dirigée contre Macron ou contre le système tout entier ?
Il est vrai que les protestations d’aujourd’hui résultent d’une accumulation de politiques libérales qui ont fragilisé le corps social. Mais à côté de cet aspect structurel, il y a un autre conjoncturel. Depuis qu’il est au pouvoir, Macron assume de manière très nette une politique qui est surtout destinée à satisfaire les demandes des entreprises, des employeurs et des plus fortunés si nécessaire, au détriment de la fragilisation des plus faibles. Cette politique a peut-être été pratiquée par d’autres, mais elle est aujourd’hui assumée d’une manière beaucoup plus nette qu’elle ne l’a jamais été.
Dans sa parole et pas seulement dans ses pratiques, le pouvoir de Macron donne l’image d’un pouvoir très inégalitaire, très injuste, méprisant. Ceci est un des éléments qui explique la violence des manifestations. D’autres présidents ont fait face à des protestations mais jamais avec autant de degrés de rejet et de haine. Une partie de la population française hait véritablement Emmanuel Macron, et c’est un fait très singulier.
Ce mouvement s’est construit en dehors des partis politiques et des syndicats. Comment voyez-vous l’avenir de ces derniers ?
Les partis politiques et les syndicats sont déconsidérés par beaucoup de Français. Ils sont jugés inefficaces. À la place, l’organisation de la protestation des “gilets jaunes” passe par les réseaux sociaux. Le message qui est envoyé aux syndicats et aux partis politiques est qu’il est possible de se passer d’eux pour se mobiliser et obtenir des résultats.
L’existence des syndicats est-elle par conséquent menacée ?
Peut-être pas, mais les syndicats risquent d’être de plus en plus marginalisés et de moins en moins influents dans leur rôle dans la construction de la société française et les mouvements sociaux.
Le président Macron a essayé de donner des réponses aux “gilets jaunes”, d’abord à travers des mesures financières et en proposant ensuite un débat national. Sa démarche est-elle convaincante ?
Les mesures de Macron concernant la revalorisation du pouvoir d’achat sont minimalistes. Il a reculé sur les augmentations de taxes mais sans donner plus. L’augmentation du SMIG n’en est pas une, puisque cela concerne la prime d’activité, une prestation sociale qui bénéficie uniquement à la moitié des salariés au SMIG. Il avait également annoncé l’octroi d’une prime par les employeurs allant jusqu’à 1000 euros, mais très peu d’entreprises sont prêtes à la donner.
S’agissant du grand débat, celui-ci repose sur le versant politique et institutionnel des “gilets jaunes”. Le mouvement s’est créé autour de revendications liées à la revalorisation du pouvoir d’achat. Mais il a progressivement construit des revendications politiques. Pour Macron, il sera plus facile d’opérer des ouvertures à ce niveau-là. Procéder à quelques changements dans le fonctionnement des institutions françaises sera plus simple que de renier toute sa politique sociale et économique.
Macron ne fera donc aucune concession.
Il pourra faire machine arrière, en dernier ressort, si la pression devient trop forte sur le gouvernement et qu’il n’a pas d’autres solutions.
Comment voyez-vous justement l’avenir du mouvement ?
Ce qui peut être inquiétant est de se trouver dans une situation où la réponse donnée par le politique devienne de plus en plus sécuritaire avec une tentation de recourir à la répression. On voit bien actuellement que la tentation est très forte. Il faut peut-être rappeler qu’on n’a jamais eu, depuis mai 1968 en France, autant de blessés graves pendant les manifestations. Nous sommes à plus de 1000 personnes. Une cinquantaine a subi des mutilations à la suite d’affrontements avec les forces de l’ordre. Le gouvernement pense que le mouvement est en déclin et qu’il ne reste que quelques dizaines de milliers de réfractaires qu’il peut faire rentrer dans le rang. Or le soutien populaire autour du mouvement des “gilets jaunes” reste très important. Il l’a été dès le début, y compris lorsqu’il y a eu des violences. En croyant pouvoir mater la rébellion par la répression, le pouvoir politique risque de creuser davantage le fossé entre lui et les citoyens et relancer la mobilisation.
Le mouvement des “gilets jaunes” a fait des émules dans d’autres pays. Que cela vous inspire-t-il ?
Le mouvement est une réussite sur le plan de la communication. Les “gilets jaunes” ont employé un symbole frappant, et cela est important pour un mouvement social. Par ailleurs aujourd’hui, l’information est mondialisée. Tout le monde ou presque a accès aux réseaux sociaux et sait ce qui se passe. Donc effectivement, le symbole des “gilets jaunes” pourrait être parfaitement utilisé ailleurs.
S. L.-K.