Une trentaine de bateaux de guerre sillonnent les eaux au large de la Somalie à la poursuite des pirates, sur une route qui voit passer 30 % du commerce mondial.
Cette fois, les pirates ont vu un peu gros. Ils se sont attaqués au Mirqab, yacht de l’émir du Qatar, un engin futuriste et ultrarapide de la taille d’un petit paquebot. «Le bateau a accéléré», commente sobrement l’officier marinier qui présente le volet «renseignement» du briefing du soir, à la mi-mai dans la cafétéria du Nivôse. L’équipage reste sur le qui-vive, soucieux de conserver son statut de star des chasseurs de pirates du golfe d’Aden. Cette frégate française, arrivée en avril sur la zone pour prendre part à l’Eunavfor, la force européenne antipirates, s’est rendue célèbre en alignant un score de 22 arrestations, en deux prises de onze. La dernière équipe de forbans, aveuglée par le soleil, a pris le bateau de guerre pour un cargo. Le temps de se rendre compte de leur erreur, les assaillants étaient arraisonnés par les Zodiac des commandos du bord, soutenus par l’hélicoptère, décollé en urgence.
Le Nivôse et son commandant, le capitaine de frégate Jean-Marc Le Quillec, en tirent une certaine fierté, comme en témoignent les peintures au pochoir ornant la tourelle du canon de 100 mm et la queue de l’hélicoptère : des têtes de mort soulignées de deux sabres croisés. Une bonne partie des marins portent un t-shirt orné d’un dessin de Plantu paru dans Le Monde, représentant un pirate au bandeau en forme de carte de l’Afrique et un marin à pompon rouge, légendé : «À bord de la frégate Nivôse.» Habitué à la protection des zones de pêche du grand Sud ou a des missions de représentation, le bateau s’est forgé une âme de corsaire. Une équipe de fusiliers marins, des types souples aux allures de chats, est venue renforcer et entraîner l’équipe de protection du bord. On les voit tous les matins faire des pompes sur la plage arrière. Mais, une fois capturés, les pirates sont traités humainement. Le médecin, Stéphanie Le Goff, les a trouvés en bonne santé. Fidèle au serment d’Hippocrate, et ayant constaté la grande quantité de riz emportée sur les esquifs des prisonniers, elle a demandé aux cuisines de leur servir du riz à tous les repas afin, dit-elle, de ne pas les rendre malades en changeant leurs habitudes alimentaires.
80 millions de dollars de rançon en 2008
Les pirates somaliens échouent souvent, mais ils persévèrent. Les attaques se succèdent. Quinze, dont quatre réussies dans la première quinzaine de mai. Le rythme reste à peu près constant : 31 attaques dont 5 réussies en mars, 38 dont 11 réussies en avril. Les «bateaux-mères», des boutres chargés d’armes et traînant des barques rapides équipées de moteurs hors-bord, continuent de quitter les côtes somaliennes. La raison est simple : les armateurs des bateaux capturés paient. 80 millions de dollars de rançon ont été versés en 2008, d’après les assureurs. À la mi-mai, 14 navires et plus de 200 hommes d’équipage étaient toujours détenus en Somalie même ou sur le territoire de l’«État» non reconnu du Puntland. La perspective de gain financier enhardit les pirates. «On en voit maintenant qui s’aventurent à mille milles nautiques (plus de 1 800 km) des côtes somaliennes», s’étonne le commandant.
À la montée en puissance des pirates répond celle de la communauté internationale. Le Nivôse fait partie d’Atalanta, la première grande opération navale de l’Union européenne, baptisée Eunavfor. Lancée en décembre 2008, commandée par un amiral espagnol, elle rassemble aujourd’hui treize navires et trois avions de patrouille français, espagnols, allemands, italiens, grecs et suédois. La Grande-Bretagne fournit l’état-major, basé à Northwood, près de Londres. Les États-Unis, jamais ravis de voir l’Europe s’émanciper militairement, ont réagi en janvier en créant la leur propre coalition, la Task Force 151, aujourd’hui commandée par un amiral turc, et qui inclut aussi des navires danois. D’autres pays se sont joints à la chasse, individuellement : le Japon avec deux destroyers, la Chine, la Russie, le Pakistan, la Corée du Sud, l’Arabie saoudite. Sans oublier les bâtiments appartenant à l’opération de l’Otan «Enduring Freedom», qui prend part à la guerre en Afghanistan mais peut aussi, à l’occasion, poursuivre les pirates. En tout, une trentaine de bateaux de guerre sillonnent les eaux somaliennes et celles du golfe d’Aden. L’enjeu est à la hauteur : 30 % du commerce mondial passe par le canal de Suez.
Internet, le secret de la coopération
On se dit qu’avec cet embouteillage naval, la cacophonie devrait régner. Mais les marins ont une astuce secrète, plutôt réservée d’habitude aux ados «accros» à Internet : au cœur du centre d’opérations, sous la passerelle, un simple ordinateur portable connecté sur le «chat» d’Atalanta. Les renseignements et les requêtes s’y échangent en permanence, en temps réel. Justement, l’aviso Commandant-Bouan, un autre bâtiment français, signale deux «skiffs» suspects dans son sillage. Une quinzaine de cargos se sont mis à la queue leu leu derrière le bateau français, mais les derniers sont trop loin, et le Commandant-Bouan ne dispose pas d’un hélicoptère. Cinq minutes plus tard, un croiseur américain voguant dans les parages, le USS Gettysburg, réagit : «J’envoie mon hélicoptère.» La coordination entre Européens et Américains fonctionne. Les pirates font demi-tour.
En fait, l’Internet est la clé de la lutte antipirates. Plus de 4 000 navires marchands se sont inscrits sur le site de la force européenne, mschoa.org, où ils déclinent nom, destination et caractéristiques. En échange, ils reçoivent les dernières informations et conseils. En particulier les horaires de départ des convois pluriquotidiens qui s’assemblent sur les deux corridors internationaux, l’un montant, l’autre descendant, de l’embouchure de la mer Rouge au canal de Suez. «On ne peut leur garantir une escorte particulière, mais les différentes forces patrouillent dans ce secteur», explique le commandant du Nivôse. En outre, les bateaux sont encouragés à emporter un transpondeur AIS (Automatic Identification System). Un clic, et les noms des bateaux apparaissent sur le radar, avec route et position. Problème : «Les pirates peuvent acquérir cette technologie à un prix relativement modique», estime un spécialiste européen. L’industrie du transport maritime est consciente du danger. Dans leurs recommandations sur «les meilleures façons de dissuader la piraterie dans le golfe d’Aden et au large de la Somalie», diffusées à tous les navires, les onze principales organisations professionnelles d’armateurs et d’assureurs, réunies hier pour une conférence internationale au Caire, autorisent les commandants à «débrancher l’AIS s’ils pensent que son usage augmente leur vulnérabilité». Il est même conseillé de «le débrancher complètement au large des côtes somaliennes»….
La meilleure défense reste la vitesse. Depuis le début des actes de piraterie, aucune attaque n’a réussi contre un bateau filant plus de quinze nœuds (28 km/h). Les cargos les plus lents n’ont droit à une escorte particulière que s’ils sont affrétés par le Programme alimentaire mondial de l’ONU (PAM) pour décharger de l’aide d’urgence en Somalie. La plupart des marines de guerre présentes envoient des commandos à bord et suivent le navire marchand de près. Pour le reste, les commandants de la marine marchande ont appris à ruser. Suivant les recommandations du document des organisations professionnelles, beaucoup s’en sont tirés en évoluant en zigzag, en posant des barbelés aux endroits les plus propices à l’abordage ou en installant des mannequins sur les ponts, pour donner l’impression d’une force importante à bord.
C’est encore mieux «en vrai» : le marché des mercenaires est en hausse. Les armateurs les plus puissants engagent des anciens des SAS ou de l’armée israélienne.
Que faire des prisonniers ?
Reste une question : que faire des pirates capturés ? Ceux qui ont attaqué le Ponant, le bateau de croisière français, ont été déférés à Paris. Des assaillants de navires américains sont jugés à New York. Pourtant, le Nivôse a remis ses prisonniers aux autorités judiciaires kényanes, à Mombasa. Le Kenya a signé des accords internationaux par lesquels il accepte de juger et d’emprisonner éventuellement les pirates arrêtés dans les eaux internationales. Le pays a en effet intégré dans son droit national le crime de piraterie tel qu’il est défini par la convention du droit de la mer de l’ONU, comme un crime contre le genre humain tout entier. La marine russe, elle, ne s’embarrasse pas de considérations juridiques. Des directives récentes l’autorisent à tuer les pirates si c’est le meilleur moyen de les empêcher de nuire.