Soheib Bencheikh dénonce ouvertement le discours islamophobe récurrent brandi par une partie de la classe politique française. Pour l’ancien muphti de la Mosquée de Marseille, Nicolas Sarkozy — qu’il présente comme étant une copie de Marine Le Pen — diabolise la communauté musulmane de France à des fins purement électoralistes. Serein et optimiste, il ne croit pas en une victoire des islamistes en Algérie.
Le Soir d’Algérie : La précampagne pour la présidentielle bat son plein en France. On constate, encore une fois, que la communauté musulmane est mise à l’index par certains candidats. Qu’est-ce qui explique cet acharnement ?
Soheib Bencheikh : La France débute sa décadence civilisationnelle et économique. Cette décadence est palpable dans le discours de la classe politique, par manque de projets, de propositions et de programmes. Elle ne peut répondre aux attentes réelles des Français. Elle essaye donc d’exploiter les instincts les plus bas de l’être humain : la peur, les angoisses, la méconnaissance de l’autre, les suspicions… On fait en sorte de les accentuer et on tente de se proposer comme protecteur providentiel. C’est le travail engagé depuis deux décennies et demie par le Front national. C’est aussi le travail de ses copies, qui sont pires, à savoir la tendance de l’aile droite de la droite classique. Cette tendance est incarnée actuellement par Nicolas Sarkozy. La chose la plus visible et qui est irrationnellement exagérée et objet de fantasmes, c’est l’Islam. Le Français, historiquement, s’identifie par rapport à l’autre. Il se voit, inconsciemment, le descendant de ceux qui ne sont pas mahométans, de ceux qui ne sont pas maures, sarrasins ou encore ottomans. La présence «islamo-arabe», du fait qu’elle soit visible par sa physionomie, fait automatiquement l’objet d’intrigues. Cette situation fait que des hommes politiques sans envergure s’attaquent à l’Islam, religion méconnue, liée à une actualité parfois meurtrière. Les premiers ennemis de la France sont ceux qui la gouvernent actuellement. N’oubliez pas le débat idiot qui a suspendu la France pendant plusieurs mois, au sujet d’une soi-disant identité figée. Cette identité n’est donc plus appelée à s’enrichir ou à se développer.
Donc, selon vous, c’est une forme de règne par la terreur et la peur…
Tout à fait. La manipulation de l’Islam à des fins bassement politiques a une version en Occident, c’est l’islamophobie.
Mais si les politiques utilisent cette instrumentalisation de la haine de l’Islam, c’est que cette haine est une réalité dans les sociétés occidentales. Est-ce le cas en France ?
Je dirai qu’elle existe naturellement. Pour ne pas être trop naïf, elle existe pour des raisons historiques. Mais cette haine est en voie de disparition. Aujourd’hui, les jeunes de confession musulmane et les jeunes non-musulmans grandissent ensemble, ils vivent ensemble. Ce n’est que l’héritage d’une Eglise moyenâgeuse et médiévale, pour qui les musulmans n’étaient que de simples individus à évangéliser et le prophète Mohamed (QSSL) un imposteur. Je pense qu’il existe aujourd’hui une forme de réserve de la part de la société française vis-à-vis de l’Islam, pas plus. Mais les hommes politiques viennent accentuer ce sentiment en inventant et en exagérant le danger. Ils en font un fantasme. D’un autre côté, une minorité de musulmans pratiquants ne brille pas par une pensée adaptée aux exigences du siècle. Ils pratiquent l’Islam comme s’ils étaient dans une société tribale et patriarcale. Ces personnes ne représentent qu’un noyau infime. Mais c’est ce noyau qui est exagéré par les politiques. Ils font en sorte de le présenter comme étant majoritaire et représentatif de tous les musulmans de France. Ce qui est totalement faux. Ils jouent sur l’imaginaire. D’ailleurs, selon ce personnel politique, pour être représentatif des musulmans de France, il faut être archaïque, folklorique, bizarre et en décalage avec la réalité. Etre rationnel, c’est s’éloigner de la religion musulmane.
Lors d’une récente intervention sur une radio française, vous avez appelé les musulmans de France à voter pour Marine Le Pen. C’était réellement votre intention ou alors vos propos ont été mal compris ?
On a toujours une part de responsabilité lorsqu’on intervient dans un média. Et la moindre absence d’explicitation risque d’être déformée. Sciemment et délibérément déformée. Dans une comparaison sereine, lorsque vous dites à quelqu’un «je préfère avoir affaire au diable plutôt qu’à vous», est-ce que cela signifie pour autant que le diable est blanchi ? Non ! La métaphore est claire, c’est une expression courante. C’est exactement la même formule que j’ai utilisée lors de mon intervention sur cette radio. J’ai dit que je préfère être face au Front national, car nous savons d’où il vient et où il va, plutôt qu’à Nicolas Sarkozy qui se cache derrière un masque républicain et gaulliste. Sarkozy épouse le même discours que le Front national, voire même pire.
Mais Sarkozy a tenté à un certain moment de se rapprocher de la communauté musulmane à travers certaines personnalités, notamment Abderrahmane Dahmane…
Mais cette personne n’est pas représentative ! Sarkozy a choisi d’autres personnes, Rachida Dati par exemple. Mais nous avons vu que cette ministre n’a marqué l’opinion publique que par sa grossesse, une grosse bague, une robe et une paire de chaussures. Pourtant, il suffit d’aller dans les instituts, les universités et les hôpitaux pour constater que les Français d’origine arabe sont légion.
Pour vous, il existe un problème de représentativité ?
Parfaitement, mais cela incombe avant tout aux gouvernants des pays d’origine. C’est d’autant plus vrai ici en Algérie. Il n’y a aucune politique claire et objective en faveur de la communauté algérienne en France et à l’étranger. Nos affaires ne sont pas organisées en France, c’est le règne de l’anarchie. Le Maroc et la Turquie ont fait en sorte d’organiser leurs communautés respectives. Les autres pays agissent sans complexe : les Américains ont leur ligue et les Irlandais leur amicale.
Vous évoquiez le jeu trouble de Nicolas Sarkozy et de la droite vis-à-vis de la communauté musulmane. Pourtant, à l’international, en Libye notamment, l’actuel gouvernement soutient ouvertement des partis islamistes. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Il exploite juste avec un peu d’intelligence la réalité du terrain. Si la balance penche contre l’islamisme, le gouvernement changera de position. Il doit donner l’impression d’être dans le groupe de meneurs.
A propos des partis politiques islamistes qui sont arrivés au pouvoir ces derniers mois, pensez-vous qu’ils ont la capacité de gérer leurs Etats respectifs sans renier leur idéologie ?
A mon avis, ils vont essayer de gouverner sans trop changer le cadre institutionnel. Ils ne le feront pas par tolérance, mais plutôt par pragmatisme. Puis, peu à peu, ils vont constater que la marge de liberté dans laquelle ils pourront verser ce minimum d’idéologie est très étroite. Mais c’est tant mieux, car cela permettra au citoyen lambda de les désacraliser. Il va constater que ce ne sont que des humains parmi les humains, avec leurs faiblesses et leurs tentations. Dans le cas de l’Algérie, je pense — sans vouloir être trop optimiste — qu’ils n’auront même pas cette occasion. Pour la simple raison que les islamistes et ceux qui les soutiennent ont pris part au pouvoir et qu’ils n’ont convaincu personne. Le discours que nous entendons actuellement, c’est de l’islamisme dans sa version la plus creuse.
Est-il possible, aujourd’hui, d’évoquer avec sérénité la séparation entre la politique et la religion ?
C’est possible. Cela se fait dans des cercles restreints, mais il est possible d’étendre ce débat. Nous devons faire en sorte de lever la main manipulatrice sur la foi. D’un autre côté, l’Etat doit pouvoir fonctionner selon des critères rationnels critiquables et rejetables. Le fait d’imposer la dimension sacrée dans le fonctionnement des institutions provoquera nécessairement un blocage. Les citoyens ne veulent pas être en conflit avec leur conscience, leur dimension métaphysique. La religion doit se tenir au-dessus des intrigues politiques. Il est urgent et nécessaire d’engager ce débat. La laïcité ne doit pas être comprise comme étant l’expulsion de la religion de la société. Mais cette fausse interprétation qui est faite en Algérie de la laïcité n’est pas à mettre sur le compte des islamistes, mais plutôt sur le compte de ceux qui se revendiquent de la laïcité. Le peu de laïcs que nous avons en Algérie ont une interprétation tronquée et fausse de la laïcité. Actuellement, au Moyen- Orient, les citoyens réclament un «Etat civil». Mais lorsqu’on lit la définition de ce nouveau concept, on constate qu’il se rapproche de la laïcité car l’Etat civil s’oppose aux concepts d’Etat religieux et d’Etat militaire.
T. H.