Sofia Djama, auteure, cinéaste: «Je ne trouve rien de plus médiocre que la bigoterie»

Sofia Djama, auteure, cinéaste: «Je ne trouve rien de plus médiocre que la bigoterie»

Nous nous sommes rencontrés à Alger, avec Chawki Amari, au début des années 2000, alors que le sang de la décennie précédente n’avait pas séché. Tout de suite, une relation littéraire s’est installée entre nous et la qualité et l’audace des textes de Sofia Djama m’avait frappé. C’était des sortes de petites nouvelles qui charriaient de la révolte et un désir intense de liberté. Puis il y a eu le court-métrage Mollement un samedi matin qui n’a eu qu’une projection confidentielle à Alger. Alors lorsque Sofia Djama a surgi avec Les Bienheureux, ce n’était pas une surprise. On l’attendrait  par l’écriture littéraire, elle est arrivée avec le cinéma. Elle raconte bien, à sa manière, sa relation concomitante avec les deux dimensions artistiques.

Depuis le 7 novembre, Sofia Djama fait la tournée des salles de projection de la Cinémathèque algérienne, avec son film, pour rencontrer le public.

Le Soir d’Algérie : Vous avez dit qu’à l’origine Les Bienheureux c’est une nouvelle. C’est très intéressant, à plus d’un titre ! Au risque de me tromper, c’est peut-être pour cela que votre sensibilité littéraire déteint positivement sur votre film en lui donnant une âme.

Sofia Djama : J’avoue que je n’y ai pas vraiment réfléchi. J’entends par là que ça a été pour moi un cheminement naturel. Je n’avais pas pu faire le choix d’une école de cinéma durant mes études. Je ne me souviens même pas d’en avoir formulé le désir, bien que ce monde m’attirait déjà à l’époque. Mais c’était diffus, lointain, peu précis. J’ai eu un bac plutôt médiocre. A l’université, j’ai pris une option littéraire parce que l’idée ne m’était pas détestable. Je lisais peu, mais écrivais beaucoup. Je crois que si je n’avais pas pu faire du cinéma j’aurais été une écrivaine contrariée ; sans doute une auteure médiocre et amère.

Ma conviction m’amène à penser qu’il y a une fainéantise dans un certain genre de cinéma : le mien, en tout cas, naturaliste et ancré dans de l’auto-fiction que l’on ne peut pas tolérer dans la littérature. Surtout quand il s’agit de cette forme littéraire que j’affectionne : la nouvelle.

Maintenant, à penser que je filme comme j’écris, oui peut-être au niveau du rythme,un peu dans le désordre. L’exercice que j’ai aimé faire c’était de trahir la nouvelle. Et comme j’ en étais l’auteure, c’était d’autant plus grisant car, au fur à mesure que je me trahissais, je ne découvrais pas une nouvelle structure narrative mais de nouveaux enjeux. C’était exaltant. Pendant le tournage, j’ai tenté de me débarrasser du scénario, car les acteurs, notamment la partie des jeunes pouvait me l’autoriser. C’est pourquoi nous avons fait le choix d’improviser dans certaines scènes.L’exercice a été possible parce que nous avions tous en tête ma note d’intention qui était bien plus essentielle que le scénario. Du fait que chaque séquence que j’avais écrite portait une intention et c’était pour moi important de ne pas perdre cela de vue afin de ne pas me perdre dans mon propos.

Racontez-nous ce chemin qui vous a emmenée de cette nouvelle au film.

Juste après Mollement un samedi matin, mon premier film, j’ai eu peur d’être la réalisatrice d’un seul court-métrage. Je me suis donc empressée d’écrire.  D’abord je me suis jetée à corps perdu sur un projet de scénario, puis un second, puis un troisième. Mais ça ne résonnait pas. C’était creux, sans intérêt, ou alors trop ambitieux. Puis j’ai fouillé dans les tiroirs des nouvelles abandonnées ou en chantier ou même finies mais sans acquéreur et là, je suis tombée sur celle qui deviendra plus tard Les Bienheureux. Je l’avais écrite assez rapidement, dans le cadre d’un projet de recueil collectif de nouvelles, composé par différents auteurs. Ma nouvelle n’avait pas convaincu l’éditeur, et tant mieux ! Aujourd’hui, j’aurais eu à négocier sans doute les droits. Je l’ai relue et l’ai délicieusement trahie. Et me voilà maintenant au point départ, dans la même angoisse qu’au début : celle d’être la réalisatrice d’un seul long-métrage. Du coup je réadapte une autre nouvelle. Mais à un moment, la source va tarir et je vais devoir écrire d’autres nouvelles pour les adapter en scénarios.

Vous êtes-vous conformée à un scénario de départ ou avez-vous pris des libertés durant le tournage ?

Je m’étais inscrite dans cette logique de «trahison», puisque je m’étais écartée de l’objet littéraire. Il était évident que j’allais prendre des libertés avec le scénario. Au moment des répétitions et pendant le tournage, il y a eu beaucoup d’improvisations qui ont nourri notamment la partition des jeunes, mais cela a été possible parce que j’avais bien en tête ma note d’intention, parce que mes comédiens eux-mêmes avaient, selon moi, quelque chose qui allait transcender le scénario. Car, contrairement aux adultes qui étaient astreints au texte et devaient trouver leur liberté dans ce territoire et dans l’espace du décor, j’avais pris un casting de jeunes comédiens dont certains n’avaient jamais vécu l’expérience d’un plateau. Je les avais choisis pour ce qu’ils étaient : leur énergie et leur rapport au monde, et c’est ce qui allait nourrir le film. Je voulais vraiment qu’on ne se souvienne que de la vérité du personnage. Pas des mots qu’il doit dire ou du discours. Je ne voulais pas que ça sonne comme une performance comme on pourrait l’imaginer. J’ai même souhaité que la monteuse ne lise pas le scénario, pour ne pas fantasmer le film au moment du montage et essayer à tout prix de le monter comme on l’a écrit. Selon moi, les rushs étaient la vérité du film et non pas le scénario.

Quel sens avait pour vous cette liberté pour ce qui est des dialogues où vous avez laissé faire l’improvisation dans certaines séquences. Celles jeunes où fleurit une langue à la fois codée et crue, sexuée et parfois violente. Pourquoi ce choix ?

Je voulais raconter la liberté. Comment raconter la liberté si on offre que de la contrainte. Du coup, je devais simplement faire confiance au casting. Et sur la question du langage, la linguistique devait être cohérente à l’univers des personnages simplement. Même si, selon moi les mots qui peuvent paraître grossiers, voire violents, notamment dans la séquence de la cave, me paraissent au fond beaucoup moins violents de ce qui se joue entre le couple qui est bien propre sur lui et ce qui va leur arriver tout au long de la soirée, la violence de la confrontation entre Samir et les jeunes femmes qui arrivent de Paris est insupportable, bien plus insupportable que les mots des gars de la cave qui se prennent la tête sur la question du tatouage. Quant à ce langage sexué, je ne sais pas quoi dire, on est quand même dans un univers où le rapport à la femme n’est pas serein, peut-être que ça influence le choix des mots.

Mais la confrontation de Samir et ces femmes se joue sur un autre registre, celui des départs en exil durant les années 90. Justement, il serait intéressant de décrypter le sens de cette séquence dans film… Il me semble qu’il y a, chez vous, une révolte contre ce que vous appelez la «bigoterie» dans la société algérienne et que vous intégrez dans votre vision de l’islamisme. C’était déjà dans des écrits que j’ai eu le privilège de lire. Est-ce central et comment s’est opéré le traitement par le cinéma ? 

Je n’ai jamais réussi à comprendre pourquoi le corps de la femme, les libertés individuelles, la singularité, étaient honnis, pris en otage, il faut être sacrément tordu pour adhérer à cette vision du monde.

Je ne trouve rien de plus médiocre que la bigoterie, c’est petit, c’est laid, c’est bête, ça n’a aucun socle idéologique, spirituel, c’est juste un effet de meute, ça remplit le vide, le fregh dans lequel l’Algérie s’enlise peu à peu. La bigoterie c’est de la fainéantise intellectuelle et même religieuse. C’est que cette violence à l’égard de la femme n’est pas le fait unique de l’intégrisme à mon sens c’est aussi la conséquences d’archaïsme bien ancrés chez nous, qui existent et qui ont toujours existé. Il y a une photo qui circule sur les réseaux sociaux relayée par certains mouvements ou des nostalgiques, il s’agit de 3 jeunes femmes en minijupe sur la place des martyrs à Alger dans les années 70. Cette image m’énerve prodigieusement, elle est anecdotique, car pour ceux qui la voient, ils pensent que c’était commun de voir des femmes habillées de cette manière dans ce quartier. On a créé un fantasme sur une Algérie des années 70, où les femmes étaient plus libres, indépendantes. A mon avis ce n’est pas si vrai que ça, je pense que la longueur des jupes étaient lié déjà au fait de la mode.

A l’époque les jupes étaient plus courtes du coup, celles qui choisissaient de s’habiller à l’occidentale allaient s’habiller ainsi, et je doute qu’elles s’habillaient toutes comme ça. Ma prudence m’amène à penser que c’étaient une minorité urbaine.

Je ne leur nie pas leur algérianité, mais c’est juste une manière de dire que ça n’a jamais été un acquis que nous avons perdu, je pense que la condition de la femme a toujours été très précaire, et l’archaïsme et la bigoterie toujours présents juste qu’il a été peut-être moins visible et que le code de la famille a légitimé les archaïsmes.

J’ai le souvenir de mon enfance dans les années 90. J’ai grandi en zone urbaine, dans une famille plutôt aisée, ça n’a pas empêché certains de mes oncles et tantes de décider du destin de leurs filles, interruption de la scolarité, mariage arrangé… J’ai même une cousine qui a la trentaine qui a divorcé et qui s’est vue obligée de revenir à la maison de ses parents avec son enfant. Elle n’a pas le droit de se maquiller, de sortir en dehors de son travail, elle n’a pas le droit à une vie sociale, son parcours est chronométré, et tout ça lui est imposée par sa mère.

C’est étrange que cette jeune femme accepte tout cela sans se rebiffer, moi ça me sidère. Je crois que j’ai développé une tolérance zéro pour les bigots le jour où leur médiocrité est entrée en mon domicile le jour du décès de mon père. Ça a été d’une violence inouïe, je me débattais contre eux. En vain.

Je n’avais que ma colère qui, d’habitude, me rend toute puissante, mais face à ce nombre de bigots chez nous qui nous réquisitionnaient à ma sœur et moi notre père et par conséquent notre deuil, j’ai eu très mal, je crois que je me suis totalement sentie impuissante quand j’ai formulé le regret de ne pas avoir de frère qu’il leur fasse face et qu’il les foute dehors.

Êtes-vous d’accord pour voir dans ce film une part d’autobiographie et dans quelle mesure ? On est tenté de vous voir incarnée dans le personnage de Feriel, mais vous êtes semée peut-être en Amel… En tous les cas, ces deux personnages sont-ils représentatifs des femmes en Algérie ?

Oui. Le personnage de Feriel dans son interaction avec le monde, sa personnalité, évidemment, est la plus proche de moi, mais il y a aussi un peu Fahim, le côté débonnaire, son conflit avec les parents, quant à Amel peut-être certains aspects comme sa tendance à provoquer, mais pas sa désillusion, je suis certainement plus optimiste qu’Amel. Il y a de ma mère je pense dans Amel, puis d’autres personnes qui faisaient partie de mon entourage.

C’est un peu une palette de différentes personnes que j’ai connues et que j’ai essayé de reproduire. Concernant la représentation, ces personnes existent, je les connais, elles sont certainement minoritaires, mais au nom de quoi on ne pourrait pas raconter leur histoire, leur donner une existence dans le cinéma. A force de leur dire qu’elles sont minoritaires, j’ai l’impression qu’on leur nie leur légitimité d’Algérien, je trouve ça violent et incompréhensible comme si on leur reprochait d’exister, on les culpabilise parce qu’elles paraissent différentes de l’image convenue de l’Algérien moyen.

Et qu’est-ce que l’Algérien moyen ? Personnellement je ne le connais pas, montrez-le moi. C’est tellement réducteur de vouloir concentrer l’Algérien dans une image. Si on faisait un film sur une famille de tailleurs de pierre au fin fond de Arris ou de Tkout est-ce que vous pensez que des gens de mon quartier du Golf, zone totalement urbaine à Alger, vont se sentir représentés ? Non et alors, ce n’est pas grave, mais pourquoi vouloir absolument une représentation dans laquelle toute l’Algérie va s’identifier, c’est insultant pour ce pays qui est si grand. Feriel et Nadia, c’est une passation entre deux femmes de deux générations différentes avec deux histoires différentes.

D’ailleurs c’est ce que j’installe dans la scène de la chambre la seule fois où Feriel rencontre Amel. Mais il ne s’agit pas de nier à ces personnages et la catégorie sociale qu’ils illustrent d’être portés à l’écran. Il est juste question ici de relever, sociologiquement, le caractère ultra-minoritaire de ce milieu. Mais vous, vous avez fait le même constat, rétrospectivement, avec les femmes qui portaient la minijupe dans les années 70.

D’une autre manière, ne pensez-vous pas que la portée de ce film s’en trouve limitée pour un large public algérien ?

La visibilité de mon film sera limité par le nombre de salles existantes en Algérie, et de l’absence d’acquisition de programme télé en Algérie. Mais concernant le public, je ne l’infantilise pas. Ceux qui ne l’aimeront pas auront toutes les bonnes et mauvaises raisons du monde de ne pas l’aimer pareillement pour ceux qui l’aimeront. Après tout c’est ça le cinéma.

Que vouliez-vous montrer d’Alger et sous quels visages ?

Alger est la ville où j’ai grandi et dans laquelle j’ai beaucoup erré avant de pouvoir la connaître et y trouver ma place. Sa situation topographique lui confère une esthétique particulière qui articule et rythme la narration. Flanquée sur une corniche, Alger donne le dos à la mer. Elle inspire de belles métaphores sur l’impuissance, le blocage, l’enfermement, l’échec, mais aussi l’espoir…

Ces métaphores s’expriment par la mer qu’on voit, mais qu’on ne touche pas, par un horizon difficile à distinguer à cause d’un écran de pollution permanent, par une lumière oppressante, par un urbanisme stalinien qui écrase ses habitants, par les vestiges d’une architecture coloniale haussmannienne, mauresque, néo-mauresque, art déco, moderniste école Le Corbusier, bref dans une cacophonie architecturale qui incarne la relation tumultueuse de l’Algérie avec son Histoire, et par conséquent de nos personnages avec leur histoire intime, et leur parcours émotionnel durant cette nuit.

Alger est le théâtre d’une action qui se déroule par à-coups, où l’histoire se bloque à tout moment, comme un vieux 33 tours rayé qui sauterait régulièrement. Les personnages ont le sentiment qu’une partie de la musique de leur vie leur a échappée, ou pire encore, qu’elle s’est écrite sans eux. Ils arpentent leur ville avec difficulté. Ils sont constamment bloqués par l’étroitesse des rues, par les perspectives qui se ferment aussi brutalement qu’elles se sont ouvertes, par l’urbanisme absurde de la ville.

Sans doute connaissent-ils tous un des autres noms d’Alger : «La Bien Gardée». Autrement dit, celle qui se refuse. Aussi absurdement inaccessible que le château de Kafka.

Je me dis parfois qu’Alger est une ville qu’on aime détester, parce qu’elle est trop grande pour les petites personnes que nous sommes.

Pourquoi avez-vous pris Pierre Aïm (qui a travaillé avec Mathieu Kassovitz) comme directeur photo ? 

Nous avons beaucoup dialogué avec Pierre, il a compris ce que je voulais en lumière et mes intentions, c’était un peu dure la première semaine sur le plateau, car je n’avais pas le bon lexique, puis ça s’est mis en place et c’était plus simple, plus fluide, on a simplement appris à se connaître. On avait une super chef déco, Patricia Ruelle, qui nous a offert un plateau qu’on avait plaisir à filmer car les comédiens s’y sentaient bien aussi, c’est important et Jean Umansky a apporté énormément sur la partition qui est le son car si j’avais des intentions de mise en scène, le son d’Alger était une grosse note d’intention qu’on a beaucoup discuté avec Jean de la même manière que j’ai parlé avec Pierre. D’ailleurs ce sont des personnes avec qui j’adorerais travailler de nouveau.

Avez-vous cherché une coproduction algérienne ? Puisque finalement le film, en tant que production, est français.   

Ben il y a trois noms algériens Yacine Teguia, Neffa Film, Les films de la Source de Bachir Derrais, et enfin moi qui ait été productrice associée. J’ai eu des partenaires privés et institutionnels algériens sur mon film en plus de la coproduction belge et qatari.

B. H. S.