Quand l’instabilité juridique est aggravée par la confusion politique, on voit mal comment un chef d’entreprise, qu’il soit d’ici ou d’ailleurs, puisse encore investir dans ce pays…
Invité du Forum de Liberté, l’industriel Slim Othmani, président du Cercle d’action et de réflexion autour de l’entreprise (Care), a réitéré, hier, les propositions contenues dans son projet de pacte économique et social de croissance présenté en octobre dernier lors de la tripartite. L’orateur ne veut surtout pas que ce “document de propositions et de réflexions” reste lettre morte. On apprendra ainsi que le document final a été remis solennellement au ministère de l’Industrie avec quelques commentaires de certains intervenants et qu’il est actuellement au niveau du cabinet du Premier ministre, Abdelmalek Sellal.
À la question de savoir si le gouvernement actuel est encore habilité à signer, en cette période préélectorale, un document aussi engageant, Slim Othmani répond par l’affirmative. Attaché à l’aboutissement de ce projet, il fonde même de grands espoirs de le voir signé avant l’élection présidentielle. “C’est un document de référence pour les prochaines années”, soutient-il, optimiste. Cela dit, il reviendra longuement sur les difficultés qui ont émaillé son élaboration, non sans se féliciter ensuite, que “malgré toutes les résistances”, ce document a été finalement accepté dans sa forme initiale par le ministère de l’Industrie et qu’il est actuellement en phase de lecture chez le Premier ministre. Toutefois, face au retard dans sa formalisation, le président du Care se demande si ce document n’est pas trop engageant pour le gouvernement. Il s’interroge, ainsi, pourquoi faut-il autant de temps à lire ce document qui, selon lui, est très accessible et très simple à lire. “Il ne contient pas de pièges. Ce n’est pas un document contraignant. Au contraire, c’est une main tendue. Il doit se lire comme un livre de chevet”, assure-t-il. Pourtant, M. Othmani s’attend, toutefois, à quelques modifications sous la pression des tenants d’une ligne dure à l’égard de l’entreprise. Il existe encore des partisans de la ligne dure qui sont extrêmement actifs dans les appareils de l’État. L’orateur évoque “une nébuleuse de fonctionnaires” qui s’échinent, d’après lui, à mettre des entraves au développement et à la croissance économique.
Ces derniers justifient, selon lui, leur blocage par le “patriotisme”. Une valeur qui, selon lui, est essentiellement liée au “contenu de la caisse”. D’après lui, il y a des gens tapis dans l’ombre de l’État qui s’opposent fortement à ce pacte et qui auraient “des capacités de nuisance terribles que l’on ne peut même pas imaginer”. Parlant au nom du “groupe de réflexion” qu’il préside, il mettra en avant la référence qui avait présidé aux travaux, à savoir la circulaire du Premier ministre d’août 2013, relative à l’amélioration du climat des affaires et à la facilitation de l’acte d’entreprendre. “Il suffisait juste de se poser les bonnes questions et poser donc des piliers forts en matière de gouvernance. C’est pourquoi nous y avons intégré des notions comme l’imputabilité, l’engagement et la responsabilité.” Chef d’entreprise rompu aux difficultés, le patron de la célèbre marque de jus de fruits, Rouiba, a ensuite égrené les différents chantiers proposés par le Care depuis son avènement, il y a 10 ans : “Pour la révision du code du travail, cela fait des années que l’on essaye d’ouvrir le débat. Mais cela n’intéresse personne. L’administration ne doit pas être, semble-t-il, très motivée puisque l’on est encore dans le registre de la sanction. Ce climat de peur-panique n’est pas favorable à l’emploi.”
Il évoquera, en outre, la pénalisation des actes de gestion qui interfère, selon lui, dans le processus de la gestion de l’entreprise, “une épée de Damoclès” qui peut envoyer en prison n’importe quel chef d’entreprise qu’il soit du secteur privé ou du secteur public. “On a beau gérer en bon père de famille, le risque est inhérent à l’activité économique. On peut essuyer des pertes exceptionnelles à la suite des actes de bonne foi. Cela arrive tous les jours.” Il reviendra, par ailleurs, sur l’un des sujets polémiques dont Care s’en est fait le cheval de bataille à savoir “l’amnistie fiscale”. Pour lui, si l’informel croit plus vite que l’économie normale, c’est parce qu’il lui sert d’abord de catalyseur. “Avec l’amnistie fiscale, on règle un problème important. Il ne s’agit pas d’absoudre les corrompus. Cela va permettre d’apurer non seulement les comptes des entreprises, mais aussi ceux des administrations qui traînent de lourds passifs”, assure-t-il. D’après lui, les entreprises, objets de redressement, sont celles-là-mêmes qui payent aujourd’hui leurs impôts et qui, selon lui, sont les plus transparentes. “Les autres sont ignorées…”, affirme-t-il, un brin accusateur. Enfin, d’après lui, il s’agit, à travers l’amnistie fiscale, d’ouvrir une porte d’entrée aux opérateurs de l’informel. “De toute manière, l’informel est très fort financièrement et il a de grandes capacités de flexibilité. Il aura donc toujours un coup d’avance sur les pouvoirs publics et sur les entreprises.” En point de mire de sa proposition figure, en bonne place, la taxe sur l’activité professionnelle (TAP) qu’il propose tout simplement de supprimer. “Cette taxe prélevée sur le chiffre d’affaires est une catastrophe nationale”, se plaint-il. “On nous rapporte que c’est le ministère de l’Intérieur qui s’oppose à sa disparition. Il faut donc vite trouver une autre façon de financer les budgets des collectivités locales.” Collectée, cette taxe si néfaste sur la transparence de nos entreprises ne rapporterait, selon lui, que quelque 2 milliards de dollars.
“Ce qui n’est pas grand-chose si l’on doit ôter la TAP pétrolière”, précise-t-il. Il imputera, par ailleurs, l’essor du secteur de l’informel en Algérie notamment à la déliquescence des organes de contrôle durant la décennie noire. En matière d’instabilité juridique, M. Othmani citera un exemple, pour lui, très “symptomatique”.
“En 2007, une décision a été prise sans consultation au sujet de la réévaluation de l’actif défiscalisé des entreprises. La loi de finances 2009 a, ensuite, imposé une rétroactivité d’impôt de 50% sur cette réévaluation.” Outre le fait qu’on ait piétiné, ainsi, un principe de droit, on a surtout contrevenu, selon lui, à la Constitution, la loi fondamentale. “Et ce ne sera pas la première fois, me diriez-vous”, rappelle-t-il à juste titre. Sur un autre plan, il regrette que l’information économique et commerciale nécessaire à une prise de décision éclairée soit assimilée en Algérie à de “l’espionnage”. L’invité de Liberté évoquera, en outre, le plaidoyer du professeur Abdelhak Lamiri en faveur de davantage de savoir dans l’économie. “Le savoir, il faut souvent aller le chercher ailleurs. C’est pourquoi l’on ne doit pas diaboliser les IDE.” Sur ce registre, la règle 49/51 a institué, selon lui, une différence entre résident et non-résident, une discrimination qui, note-t-il, peut être facilement contournée par nos nationaux. “Nous, on veut être dans la norme et dans la règle. Ce sont des Algériens comme nous, mais qui ont quelque chose de plus que nous. Ces gens-là, ils ont des brevets, de l’argent, des réseaux. Il faut faire quelque chose pour les attirer. La diaspora, c’est notre autre pétrole”, martèle-t-il. Il se dira surpris, à cet égard, que les médias n’aient pas été inspirés par cette déclaration qu’il avait émise lors de la tripartite. “Nous avons préconisé, à cette occasion, un ‘package attractif’ avec conditions de vie et fiscales attrayantes. Comme le fait tout le monde, comme les Chinois et tous les autres… J’ai perçu, à cette occasion, une certaine crispation, un mur de réticences et d’obstacles face à nos compatriotes de l’étranger.” Pourquoi pas un candidat-patron d’entreprise à la prochaine élection présidentielle ? s’est-il entendu interroger.
Slim Othmani répondra d’abord par une précision : “Care est un think tank, c’est un club de réflexion, ce n’est pas une organisation patronale.” Avant de reconnaître, ensuite, que la bonne
gouvernance implique effectivement la démocratie : “C’est peut-être même d’ailleurs sa finalité puisque le citoyen doit devenir acteur de la vie de la cité dans un environnement économique diversifié et qui puisse porter ses aspirations.” Quant à l’éventualité d’une candidature d’un grand chef d’entreprise algérien, il évoquera une anecdote édifiante à ce sujet : “Lors du débat sur la loi de finances de 2009, certains patrons ne pouvaient même pas prononcer un mot. Et quand ils venaient à parler, ce n’était jamais d’une seule voix”, révèle-t-il. Pour lui, le patronat algérien a toujours vécu à l’ombre du système et que nombre de chefs d’entreprise ont “peur de se faire taper sur les doigts”.
C’est pourquoi, d’après lui, ils ne savent pas être solidaires autour d’une action. Décidément, le rôle de la démocratie est un sujet qui préoccupe désormais tous les citoyens.
M.-C. L