Situation des droits humains : Rapport d’Amnesty International

Situation des droits humains : Rapport d’Amnesty International

Face au mouvement massif de protestation Hirak, les forces de sécurité ont fait usage d’une force injustifiée ou excessive pour disperser certaines manifestations et ont arrêté arbitrairement des centaines de contestataires. Plusieurs dizaines de personnes ont été traduites en justice et condamnées à des peines d’emprisonnement sur la base de dispositions du Code pénal réprimant l’« atteinte à l’intégrité du territoire national » ou l’« incitation à un attroupement non armé », entre autres. Les autorités ont interdit les activités de plusieurs associations, bien souvent pour des motifs liés aux manifestations du Hirak. Les forces de sécurité ont infligé des actes de torture et d’autres mauvais traitements à des militants, notamment en leur assénant des coups. Les autorités ont ordonné la fermeture de neuf églises chrétiennes. Les forces de sécurité ont arrêté et détenu des milliers de migrant·e·s venus d’Afrique subsaharienne ; certaines de ces personnes ont été transférées de force dans l’extrême sud de l’Algérie, d’autres ont été expulsées vers d’autres pays. Des organisations de défense des droits des femmes se sont mobilisées dans le cadre du Hirak et ont réclamé la fin de toutes les formes de violence liée au genre et l’abrogation du Code de la famille, qui est discriminatoire à l’égard des femmes dans les domaines de l’héritage, du mariage, du divorce, de la garde des enfants et de la tutelle. Les relations sexuelles entre personnes de même sexe étaient toujours passibles de sanctions pénales. Le droit de constituer des organisations syndicales était soumis à des restrictions injustifiées. Des condamnations à mort ont été prononcées ; aucune exécution n’a eu lieu.

Contexte

En février a débuté le mouvement de contestation connu sous le nom de « Hirak » (qui signifie « mouvement » en arabe) : dans des villes de tout le pays, des millions d’Algériens et d’Algériennes ont participé à des manifestations, pacifiques dans l’immense majorité des cas, pour réclamer le départ de toutes les personnes liées au pouvoir en place. Après 20 ans au sommet de l’État, le président Abdelaziz Bouteflika a démissionné de ses fonctions le 2 avril. En mai, la police a arrêté des dizaines de hauts responsables politiques et de personnalités des milieux d’affaires sur la base de charges de corruption ; des condamnations à des peines d’emprisonnement ont été prononcées à partir de septembre.

En dépit d’une forte opposition de la part du mouvement de contestation, le président par intérim Abdelkader Bensalah a mis en place en juillet un groupe de six membres chargé de superviser un dialogue national ; en septembre, il a annoncé la tenue d’une élection présidentielle. Celle-ci a eu lieu le 12 décembre.

Dans une résolution sur la situation des libertés en Algérie adoptée en novembre, le Parlement européen a invité le Service européen pour l’Action extérieure, la Commission européenne et les États membres à soutenir les groupes de la société civile, les défenseur·e·s des droits humains, les journalistes et les manifestant·e·s, notamment par l’organisation de visites en prison et le suivi des procès.

Liberté d’expression, d’association et de réunion

Rompant avec l’interdiction de facto des manifestations dans la capitale, qui avait cours depuis 2001, les autorités ont autorisé pour l’essentiel la tenue des manifestations du Hirak tous les vendredis à Alger. À partir de la fin février, toutefois, les forces de sécurité ont fait usage à plusieurs reprises d’une force excessive ou injustifiée pour disperser des manifestants rassemblés pacifiquement dans la capitale ou dans d’autres villes ; elles ont ainsi utilisé des balles en caoutchouc, du gaz lacrymogène, des canons à eau et des matraques. Ramzi Yettou est mort à l’hôpital le 19 avril ; il avait été frappé par des policiers à coups de matraque une semaine plus tôt, alors qu’il rentrait chez lui après une manifestation. Les responsables de la sécurité ont régulièrement restreint l’accès à la capitale le vendredi, principalement en installant spécialement des points de contrôle de la gendarmerie et de la police et en menaçant d’immobiliser les véhicules, notamment les bus, pénétrant dans la ville et d’imposer des amendes aux conducteurs.

Des policiers et des gendarmes, bien souvent en civil, ont arrêté arbitrairement des centaines de personnes qui manifestaient pacifiquement, et dans de nombreux cas ont confisqué leur téléphone afin d’empêcher la diffusion d’informations sur les événements. À partir du mois de juin, plus de 100 manifestants et manifestantes ont été renvoyés devant les tribunaux pour répondre de charges liées à l’expression, pourtant pacifique, de points de vue sur le Hirak ou d’opinions exprimées pendant des manifestations. Des dizaines d’entre eux ont été condamnés à des peines de prison.

En juin et juillet, le ministère public a inculpé au moins 34 manifestants et manifestantes pacifiques d’« atteinte à l’intégrité du territoire national » pour la seule raison qu’ils détenaient ou avaient brandi un drapeau amazigh lors d’une manifestation[1]. En octobre et novembre, les tribunaux ont condamné au moins 28 de ces personnes à des peines allant jusqu’à 18 mois de prison.

En septembre, 24 militants et militantes au moins ont été inculpés d’« incitation à un attroupement non armé » et d’«atteinte à l’intégrité du territoire national » simplement pour avoir pris part à des manifestations ou tenu des pancartes ou mis en ligne des photos de pancartes[2].

Le lancement de la campagne pour l’élection présidentielle, en novembre, a été marqué par la multiplication des arrestations par les forces de sécurité. Selon des organisations locales de défense des droits humains, 300 personnes au moins auraient été arrêtées pour la seule période allant du 17 au 24 novembre[3]. En décembre, les autorités ont libéré au moins 13 militants pacifiques.

Les autorités ont interdit les activités de plusieurs associations, bien souvent pour des motifs liés aux manifestations organisées dans le cadre du Hirak. En août, les autorités locales de Tichy, dans le nord de l’Algérie, ont interdit la tenue d’une université d’été organisée par le Rassemblement actions jeunesse (RAJ), une association active depuis 1993 et qui coordonnait des activités liées aux manifestations du Hirak. Toujours en août, les autorités ont interdit une rencontre que des groupes politiques formant le Pacte de l’alternative démocratique avaient prévu de tenir à Alger afin de discuter de la situation politique du pays.

Au cours de l’année, au moins 10 journalistes algérien·ne·s qui couvraient les manifestations du Hirak ont été arrêtés, interrogés sur leur travail et détenus pendant quelques heures ; quatre journalistes étrangers ont également été interpellés, puis expulsés. Ahmed Benchemsi, directeur de la communication et du plaidoyer pour le Moyen-Orient à Human Rights Watch, a été arrêté le 9 août alors qu’il observait une manifestation à Alger. Il a été retenu pendant 10 heures, puis expulsé du pays 10 jours plus tard.

À partir du mois de juin, les autorités ont régulièrement coupé l’accès aux sites d’information indépendants Tout sur l’Algérie (TSA) et Algérie Part. Il s’agissait selon toute apparence de censurer les informations qu’ils communiquaient sur les manifestations.

Des défenseur·e·s des droits humains et des responsables politiques ont également été pris pour cible dans d’autres contextes.

Le 31 mars, le militant des droits des minorités Kamel Eddine Fekhar, ancien président de la section de la ville de Ghardaïa de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, a été arrêté en compagnie d’un autre militant en raison d’un commentaire en ligne critiquant les autorités judiciaires locales. Kamel Eddine Fekhar a immédiatement entamé une grève de la faim, qui s’est soldée par sa mort en détention le 28 mai. Le ministère de la Justice a annoncé l’ouverture d’une enquête sur ce décès, mais aucune conclusion n’a par la suite été rendue publique.

Un tribunal militaire a condamné en septembre Louisa Hanoune à 15 ans d’emprisonnement. La dirigeante du Parti des travailleurs a été déclarée coupable de « conspiration » contre l’armée après qu’elle eut rencontré fin mars deux anciens responsables du renseignement ainsi que le frère de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika pour évoquer la situation politique dans le pays.

Les pouvoirs publics ont maintenu dans un vide juridique de nombreuses associations, dont Amnesty International Algérie, en n’accusant pas réception de leur demande d’enregistrement soumise en application de la Loi relative aux associations, extrêmement restrictive.

Torture et autres mauvais traitements

Les forces de sécurité ont infligé des actes de torture et d’autres mauvais traitements à des militants, notamment en leur assénant des coups et en les plaçant à l’isolement cellulaire. Le journaliste Adlène Mellah a déclaré à Amnesty International en janvier qu’à la suite d’une arrestation il avait été frappé par des gendarmes, qui l’avaient ensuite soumis à un simulacre de noyade, puis lui avaient introduit de force dans la bouche un chiffon imbibé d’eau de Javel. Les autorités n’ont pas ordonné d’enquête sur ses allégations de torture.

En novembre, les militants du Hirak Chems Eddine Brahim Lalami, Sofiane Babaci et Younes Rejal ont été frappés alors qu’ils étaient en détention, selon des sources dignes de foi. À la fin de l’année, Karim Tabbou, un dirigeant de l’Union démocratique et sociale, était maintenu en détention à l’isolement prolongée, après avoir été arrêté en septembre pour des propos critiques à l’égard du chef de l’armée.

Liberté de religion et de conviction

Au moins neuf églises chrétiennes situées dans diverses régions ont été fermées sur ordre des autorités locales pour non-respect d’une ordonnance de 2006 sur les « cultes autres que musulmans » et non-conformité aux normes de sécurité.

Un tribunal de Mostaganem, ville portuaire située dans le nord-ouest du pays, a condamné en juin un homme de confession chrétienne qui avait tenu chez lui une réunion de prière à une peine de prison avec sursis et une amende de 100 000 dinars (environ 840 dollars des États-Unis). Dans une autre affaire, Amar Ait Ouali s’est vu infliger une amende de 50 000 dinars (420 dollars environ) pour avoir organisé un rassemblement religieux sur un terrain lui appartenant dans un village proche d’Akbou, une localité de Kabylie (région située à l’est d’Alger), à la suite de la fermeture de l’église du village intervenue sur ordre des autorités en octobre 2018.

La police a mené en octobre une opération contre la plus grande église protestante du pays, l’église du Plein Évangile de la ville kabyle de Tizi Ouzou. Les policiers ont pénétré dans l’église, brutalisé des fidèles et expulsé des lieux une quinzaine de personnes. L’église a ensuite été fermée. Le lendemain, la police a posé des scellés sur deux autres églises de la wilaya (préfecture) de Tizi Ouzou. Le 17 octobre, la police a interpellé des dizaines de personnes qui protestaient contre les mesures de répression. Elles ont été relâchées peu après.

Personnes migrantes

Les forces de sécurité ont arrêté et placé en détention des milliers de migrants et migrantes venus d’Afrique subsaharienne. Certains ont été transférés de force dans l’extrême sud de l’Algérie, d’autres ont été expulsés vers d’autres pays. Selon une organisation internationale qui surveille la situation sur le terrain en Algérie et au Niger, près de 11 000 personnes ont été expulsées entre janvier et novembre. La plupart d’entre elles venaient du Niger.

Droits des femmes

Des organisations féministes et de défense des droits des femmes ont participé au Hirak et réclamé la fin de toutes les formes de violence liée au genre et l’instauration d’une plus grande égalité entre les genres. Elles ont demandé l’abrogation du Code de la famille, dont les dispositions en matière d’héritage, de mariage, de divorce, de garde des enfants et de tutelle sont discriminatoires à l’égard des femmes, ainsi que la mise en œuvre effective des lois adoptées ces dernières années, notamment la loi de 2015 modifiant le Code pénal afin d’ériger en infraction la violence à l’égard des femmes.

Le Code pénal contenait toujours une « clause du pardon » qui permettait aux auteurs de viol d’échapper à une condamnation s’ils obtenaient le pardon de leur victime ; en outre, il ne reconnaissait pas explicitement le viol conjugal comme une infraction pénale.

Droits des lesbiennes, des gays et des personnes bisexuelles, transgenres ou intersexes

Les relations sexuelles entre personnes de même sexe étaient toujours érigées en infraction pénale et passibles d’une peine allant de deux mois à deux ans de prison – ou dans certains cas de six mois à trois ans. Un militant d’une organisation LGBTI algérienne a expliqué à Amnesty International que ces dispositions du Code pénal, bien que rarement mises en œuvre, créaient un sentiment de vulnérabilité pour les personnes LGBTI et étaient utilisées pour faire pression sur elles lorsqu’elles étaient victimes d’une infraction, afin qu’elles retirent leur plainte.

En décembre, le ministre de l’Intérieur en place, Salah Eddine Dahmoune, a qualifié de « traitres », de « mercenaires » et d’« homosexuels » les manifestants et manifestantes opposés à la tenue de l’élection présidentielle. Ces déclarations ont suscité une vive émotion.

Droits des travailleuses et travailleurs

Le Code du travail continuait de restreindre abusivement le droit de former des syndicats en cantonnant les fédérations et confédérations syndicales à un seul secteur d’activité, en ne permettant la création de syndicats que par des personnes nées algériennes ou porteuses de cette nationalité depuis au moins 10 ans, et en limitant le financement étranger des syndicats. Les autorités ont, cette année encore, refusé de reconnaître la Confédération générale autonome des travailleurs en Algérie, une confédération intersectorielle indépendante qui demande son enregistrement depuis 2013.