Sentiments irradiés de Djamel Mati: Les soleils noirs de la «Gerboise bleue»

Sentiments irradiés de Djamel Mati: Les soleils noirs de la «Gerboise bleue»

Dans Sentiments irradiés, son septième roman, Djamel Mati poursuit sa quête du Temps, ce magicien qui transfigure toute chose, et la recherche d’une écriture en mouvement pendulaire pour accompagner les cycles du destin qui s’accomplissent. La mémoire, l’humain et l’altérité sont au cœur du récit.

«Je suis maudit depuis le jour où je me suis mis à marcher sur les chemins sans retour», se disait Kamel. Le héros de cette histoire semble poursuivi par la fatalité tragique, toujours et à chaque fois rattrapé par son passé, par ses vies antérieures : «Je demeure prisonnier de mon isolement, dans le passé. (…) Même dans mon pays, je n’ai pas su saisir l’occasion de me fixer quelque part, d’être dans un endroit choisi par moi. Je n’ai jamais pu garder un toit au-dessus de ma tête… Toujours en partance (…). L’errance rend les esprits instables et les regrets persistants… les miens sont taraudants.» L’angoisse à ne pas connaître le but d’une errance sans fin. Quand il est une chose morale, l’exil, lui, est un supplice beaucoup plus cruel que la mort.

«L’exil… On ne peut pas se défaire d’un exil intérieur, c’est le pire. Il est dévastateur et pernicieux. L’exil est trompeur. On n’en revient jamais tout à fait… On finit par culpabiliser à cause d’un tas de choses, d’un tas de détails (…) que l’on impute aux autres», s’avouait Kamel au plus fort de ses sombres pensées. Il considère son exil intérieur comme le résultat d’un passé destructeur. Est-il hors du temps ? N’est-il d’aucun temps ? «Un océan de remords et de peine me sépare du présent. Mon futur est une île imaginaire qui n’existe que pour les autres. Pas pour moi. »  Personnage tragique que cet homme qui prend douloureusement conscience d’un destin ou d’une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature et sa condition même. Et qui ne cesse, dès lors, de s’interroger sur l’existence.

Djamel Mati a produit une œuvre romanesque qui exprime en profondeur la partie la plus intérieure et la plus difficile à pénétrer de l’être humain : celle intime, secrète, la partie inconsciente du psychisme. Une profondeur rendue par la perspective, le trompe-l’œil, par des procédés de création et d’expression polychromes. Dans une sorte de polyptique aux couleurs contrastées, l’auteur nous fait pénétrer par tous les sens dans une tragédie surréaliste. Les conflits intérieurs (pour transcrire l’éclatement de l’homme), les forces psychiques libérées du contrôle de la raison donnent corps à l’émotion et insufflent un mouvement tumultueux à l’intrigue. «Rien n’est plus tragique que de rencontrer un individu à bout de souffle, perdu dans le labyrinthe de la vie» (Martin Luther King).

Sentiments irradiés nous plonge dans un univers de personnages complexes, chacun déchiré de contradictions et comme portant un fardeau sur ses épaules, exposant sa douleur au dedans, dans son être intime. Cela confirme, chez l’auteur, une intuition profonde de la nature humaine et de ses tourments. L’écrivain se nourrit de cette forme de connaissance. Surtout, il veut communiquer au lecteur l’émotion qu’il a ressentie en écrivant cette histoire. Il a alors élaboré une stratégie d’écriture basée sur le brouillage des genres (le réalisme, le merveilleux, l’imaginaire, le fantastique, le surréalisme), l’intertextualité, l’inversion, le dédoublement, la transgression, les nuances du prisme narratif, la polysémie, le polymorphisme, l’outil métaphorique, le recours à l’allégorie et au symbole. Par exemple, l’esthétique du sentiment ne peut se construire qu’autour et dans «la relativité entre l’aigre et le doux». Le désespoir qui suit Kamel comme un chien ? Il peut tout aussi bien exprimer une valeur transcendante : «Mon désespoir est une forme supérieure de la lumière… Il permet à ma solitude de veiller sur mes nuits… malades.»

Destin tragique d’un homme dont la vie bascule, à un moment où l’Histoire bascule. Car l’écrivain n’est pas un poisson rouge vivant dans un aquarium, il se préoccupe aussi de l’Histoire ! Il s’en empare pour dire l’indicible, pour révéler ce qui touche au plus profond de l’être humain. Dire les faits historiques, interroger les mémoires, mais en revenant toujours à l’homme, à l’humain, à la littérature. L’explosion atomique de Reggane, précisément, est vécue comme un trauma qui a modifié la personnalité de Kamel.

Depuis, il porte le deuil intérieur de  tout ce qu’il a perdu. Ses sentiments sont «irradiés» en quelque sorte. «A Hamoudia, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Reggane, au sommet d’une tour de métal, repose une bombe de destruction massive répondant à l’innocente appellation : «Gerboise bleue» — un petit mammifère, rongeur douillet, du Sahara… Doux euphémisme pour masquer l’horreur à venir.

Le samedi 13 février 1960, à 7 heures 05, le firmament s’éclaira brusquement d’un flash jaune orangé, comme si Dieu prenait une photographie de la folie humaine. Le temps et l’espace se figèrent un bref instant, une éternité, puis ils se déchirèrent dans un roulement de fracas incessant, laissant voir les forges de l’enfer. La quiétude du désert de Tanezrouft se transforme en horreur changeant à jamais la flore, la faune et les hommes. » Ce premier essai nucléaire français dans le Sahara algérien «reste toujours un sujet tabou». Et pourtant, «l’explosion était quatre fois plus forte que celle d’Hirishima».

Plus encore, «en avril 1960, trois autres ‘’Gerboises’’ de couleurs différentes, blanche, rouge et verte, ont explosé dans le sud-ouest de l’Algérie. (…) Tout juste après, d’autres essais suivirent. Après l’indépendance de l’Algérie, en 1962, 13 essais souterrains ont eu lieu dans le cœur rocheux de la montagne d’In Ecker, dans le Hoggar, jusqu’en 1966. Vingt-six années plus tard, une atmosphère de fin du monde plane encore au-dessus des régions sinistrées. Reggane, In Ecker et In Emguel offrent des paysages lunaires, sans vie, jamais décontaminés. Les particules radioactives extrêmement caustiques sèment encore leur venin destructeur parmi les populations, la faune et la flore…»

Matière historique datée et précise. Mémoire douloureuse et ineffaçable. Le croisement de la littérature et de l’histoire permet à Djamel Mati de jeter une lumière nouvelle sur une tragédie «oubliée». Surtout que, «à ce jour, si la question de l’indemnisation des victimes et régulièrement mise en avant, l’emploi de la notion de crime contre l’humanité à ce sujet semble être ignoré». Du côté des autorités françaises, c’est toujours le black-out : ni reconnaissance d’un tel crime ni le moindre geste ou mot d’excuse. Comme si le Sahara avait mis l’oubli pour tous sous les dunes de sable ondulantes.

Djamel Mati est bien le premier écrivain algérien à évoquer dans une œuvre romanesque un drame survenu il y a 59 ans, en pleine guerre d’indépendance. Son autre mérite, c’est de traiter le sujet avec beaucoup de sensibilité et d’intelligence sage. Par devoir de mémoire d’abord, afin d’interpeller les consciences endormies, en leur rappelant des faits impossibles à taire et des éléments difficiles à dissimuler.

Il s’agit, ensuite, pour le romancier, de cultiver l’imaginaire fertile qui permet de dévoiler les points aveugles, les non-dits et la structure intime des êtres victimes de la tragédie. Les faits historiques sont surtout détaillés dans une sorte de plaidoyer («Le colloque», chapitre cinquième) prononcé par Kamel, à charge pour le reste du texte de fournir d’autres éclairages à même d’émouvoir le lecteur, de manière viscérale cette fois. En dramatisant l’émotion au travers de l’action des personnages, l’auteur parvient à donner à cette émotion une réalité concrète, actuelle.

La forme choisie par l’auteur pour son récit est déterminante dans cette émotion communiquée au lecteur. La technique, les règles de l’art, l’inspiration et la folie de l’écriture interviennent grandement pour faire de son roman une histoire réussie et qui tient le lecteur en haleine du début jusqu’à la fin.

Le prologue de cette tragédie — l’instant pendant lequel «le ciel venait de s’embraser,  le emps paraissait se suspendre et la lune était rouge sang» — est rapidement suivi par l’entrée en scène du personnage principal. Nous sommes à «Tamanrasset» (titre du chapitre premier) et, entre le premier essai nucléaire et l’action qui va suivre, vingt-six années ont passé. «Les années ont passé et le désert meurtri cherche toujours ses droits. Les vents chauds colportent sa colère en suivant les traces de pas soldatesques sur le sable. Le désert du temps est pareil à celui des hommes, il se souviendra toujours des blessures gravées sur les roches par les hommes bleus…» Un désert personnifié et doué de mémoire ! Ce magnifique prélude suggère une dimension humaine, charnelle au drame et aux thèmes lyriques, élégiaques, à émotions vives qui fondent les douze chapitres du livre. En ce mois de février 1986, dans son pavillon d’hôtes de l’Observatoire de géophysique à Tamanrasset, Kamel «meublait sa solitude en conversant avec le téléviseur, le réfrigérateur, sa montre, le tatouage, les meubles, ses vêtements, les objets ou le miroir de la petite salle de bain mais surtout avec Jules».

Le poisson rouge à qui il a donné le nom de Jules Verne occupe une place particulière dans les «monologues délirants» de ce personnage singulier. L’intrusion de Kadda, son ami et collègue à l’Observatoire, permet d’en savoir un peu plus sur Kamel et son monde étrange. Grâce au dialogue. Par exemple, le lecteur apprend que Kamel s’apprête à prendre l’avion le jour-même, qu’il avait débarqué à l’Observatoire à l’âge de 24 ans, qu’il est né et a grandi à La Casbah d’Alger, qu’il ne s’est pas remarié et que Kadda, avec ses paroles, «venait de réveiller un passé douloureux qui ne l’avait jamais quitté». Ce mercredi 5 février 1986, Kamel doit partir à Paris pour une dizaine de jours. Il est invité à un colloque au cours duquel il doit donner une intervention «pour raconter l’histoire, la vraie».

Après «une journée comme une autre à Tamanrasset», Kamel se retrouve dans un autre monde. «En terre étrangère» (titre du chapitre deuxième), le changement est total : décor, ambiance, atmosphère, cadre, milieu… «L’atmosphère était glaciale. Emmitouflé dans son burnous, Kamel venait de quitter l’hôtel Cluny Square à quelques dizaines de mètres de la place Saint-Michel. L’idée de s’arrêter pour acheter un parapluie lui traversa l‘esprit, puis gela. La première image que lui offrait Paris était celle d’un ciel caché par un immense nuage bas aux couleurs de la cendre, d’une bruine froide et de gens qui paraissaient fuir.» Un temps froid, pluvieux, gris, maussade, triste. Un ciel sombre. Atmosphère propice au vague à l’âme et à la mélancolie, et que Djamel Mati a travaillée avec un maximum de soin. «Le soleil noir de la mélancolie» (Nerval) va ainsi rythmer le séjour de Kamel, ravivant les étincelantes douleurs qui irradient dans sa tête.

Dès lors, le texte gagne progressivement en variété, en profondeur et en suspense. L’écriture est sensuelle, toute en dérobades, en pirouettes et en reflets irisés. L’esthétique de l’émotion est à la base de cette écriture alimentée par le feu intérieur d’un esprit prométhéen. Dans un monde où les réalités comme les valeurs sont complètement inversées, l’écrivain se devait de livrer une œuvre avant-gardiste et protéiforme dans laquelle il conjugue modernité décapante et grâces d’une expression aux accents de littérature classique. C’est un travail méticuleux sur la narration, le style, la collision jubilatoire du probable et de l’improbable et où l’on retrouve la patte si particulière de l’auteur de  Yoko et les gens du Barzakh. La structuration narrative est complexe, resserrée, féline, explosive, avec la capacité de nous emporter sans temps morts dans le tourbillon du monde et des pensées.

Le rythme du livre est cependant maîtrisé, alors que l’écriture gagne en émotion au fil des pages. La mosaïque en prose poétique composée par Djamel Mati repose sur des techniques modernes d’écriture, où la percussion rythme l’ensemble : intertextualité, récit gigogne, entre-deux et équilibre de ligne, rupture de cadence et de linéarité, retour en arrière, anticipation, ellipse, mise en abyme, etc. Une telle composition a pour effet de miroir de réfléchir les arcanes et les dédales de la mémoire, des sentiments et des pulsions conflictuelles des individus. Dire le trauma pour exorciser la douleur infiltrée dans l’écriture, c’est surtout insuffler une envolée sauvage pour réapprendre à vivre. La reconquête de soi passe par le recouvrement de la vitalité, du sentiment amoureux. Une thérapie. Le séjour parisien montre un Kamel fort actif, il a beaucoup de choses à faire.

Première rencontre avec son «oncle» Dahmane et sa femme Henriette, qui sont propriétaires d’un restaurant. De retour à son hôtel, il écrit une lettre à son ami Kadda resté à Tamanrasset. Il lui livre quelques bribes de son passé, disant être comme son poisson Jules : «Je tourne en rond… depuis longtemps, attendant quelque chose que je n’arrive pas  définir, peut-être une attention, une identité ou une vérité. »  C’est le résumé d’une vie vécue sous le signe de «la confusion identitaire» et de l’errance, depuis l’enfance. Le travail d’introspection fera l’objet de sept lettres en tout (plus une «missive imprévue» qui, elle, est liée au présent) intégrées dans les différents chapitres du livre. Avec l’introduction du «je» narratif dans cette écriture oblique, le roman a des allures de matriochkas, ces poupées russes qui s’emboîtent les unes dans les autres.

Confession qui permet à la mémoire de tirer sa force des sentiments qu’elle mobilise. Plongée dans un passé douloureux pour faire remonter à la surface des événements traumatisants. Un voyage au plus profond de soi-même pour y puiser les ressources nécessaires à un regain de vitalité. Vivre au présent, c’est par exemple s’immerger dans une ville où «les gens ne ralentissaient jamais le pas, à tout moment dans l’urgence, comme s’ils couraient pour rattraper le temps qui s’enfuyait». Effort d’adaptation pénible à fournir lorsqu’on est d’un autre pays, d’une autre ville, d’une autre solitude. Les missives envoyées à Kadda donnent plus de détails, révèlent des fragments de vie.

Détails sur l’enfance et l’adolescence à La Casbah, réussite au bac (à 17 ans), diplôme de droit à la Faculté d’Alger, premier emploi comme adjoint clerc en 1956.

Kamel le «bougatô» (l’avocat) s’enrôle dans les rangs du FLN. Traqué par l’armée française, il entame une cavale qui le mènera des maquis de l’Est jusqu’au Sahara, chez les Touaregs. Le premier choc émotionnel violent, ce fut dans les maquis de l’Est : il devint «un homme en un jour. Le jour de l’embuscade» qui vit son groupe décimé et lui échapper à la mort par miracle. Recueilli par une tribu des hommes bleus, il finit par devenir l’un des leurs, uni par les liens du mariage à Kella, la fille du chef de tribu. Mais la traque se poursuit.

Kamel et Kella fuient les militaires français. Ils se retrouvent près de Reggane… Ce jour-là, «le 13 février, l’anniversaire de ma plus cruelle défaite. Celle qui m’a terrassé et qui continue à me terrasser» (Kamel). Ce fut l’apocalypse. Kamel avait perdu sa femme et son enfant.

Il était «tel un fauve blessé», comme fou. Après avoir enterré Kella et son fils, «Kamel s’en allait dans l’errance qui recommençait». Kamel le «Targui» poursuit ses pérégrinations à Paris. Cette histoire au présent et qui se déroule en parallèle, c’est celle qui se tisse au fil des rencontres et des lieux qu’il va découvrir et croiser. La force de la découverte, c’est de prendre conscience que la vie peut  se loger dans un têt-à-tête avec Zoé, «cette jeune femme qui le dévorait presque des yeux». Zoé qui, née un 13 février,  lui confie avoir fêté ses 26 ans seule. Le rythme du texte s’accélère. Kamel fait la connaissance de Paul, le papa de Zoé.   Celui-ci lui confie un terrible secret : «le 13 février 1960, je me trouvais à Reggane…» Paul était militaire. Sa femme venait d’accoucher de Zoé au moment même de l’explosion, alors qu’elle était hospitalisée en France.

«Tard la nuit, j’appris qu’elle était décédée. à cet instant, le monde venait de s’effondrer autour de moi et je n’existais plus. Plus rien n’existait», disait-il. Paul était médecin et, cette nuit-là, fou de douleur, il n’avait pas voulu ouvrir la porte à un jeune Touareg aux yeux verts qui demandait de l’aide pour son épouse, son bébé et ses amis. Le jeune homme, c’était Kamel ! Sensation de vertige, de dédoublement. Un labyrinthe sans issue. Que va faire Kamel ? «Dans sa tête, les mots de Zoé défilaient : «Le destin l’a programmé, ni toi ni moi n’en sommes la cause. C’est l’histoire immortelle, vraie, tenace qui nous a réunis pour nous coucher sur ses pages… Oui, l’histoire… et sa cruauté impitoyable.» Tout comme lui, «le temps était indécis».

Il ne sait quelle décision prendre. à l’aéroport Orly Sud, «dans la poche de son burnous, la lettre de Paul déchirée en petits morceaux et celle de Zoé soigneusement conservée». Et l’horloge qui «indiquait dix heures dix». L’épilogue, ouvert au lecteur, laisse de la place pour imaginer la suite d’une histoire que chacun peut écrire à sa manière. Le miroir sans complaisance que tend l’écrivain donne un air de réalité à cette parabole sur le temps et sur l’histoire non soldée. Les temps changent, nous dit le symbolisme du chiffre 10, mais c’est à double tranchant, car cela dépend d’où l’on part. En définitive, tout est mouvement, y compris avec le chiffre 7 qui, lui, mène à l’universalité et à la transcendance. Djamel Mati serait-il un soufi ? Allez savoir… Ce qui est sûr, c’est qu’il sait mener son affaire avec une régularité et une précision d’horloger. La marque d’un écrivain de talent.

Hocine Tamou