Le décret relatif à la couverture des artistes et auteurs par la Sécurité sociale vient d’être signé par le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, selon la ministre de la Culture, Khalida Toumi. Adopté par le gouvernement le 9 janvier dernier, ce décret complète la loi sur la sécurité sociale qui date de 1983.
S’exprimant à l’ouverture d’une journée d’information sur le nouveau texte, la ministre a également annoncé qu’un autre projet de texte législatif fixant les “relations de travail” pour les artistes était “en cours d’élaboration”.
Quant au nouveau décret, il fixe “l’assiette, le taux de cotisation et les prestations de Sécurité sociale” pour les artistes “rémunérés à l’activité artistique” et pour les auteurs, selon une synthèse du texte distribuée aux participants à cette rencontre. L’affiliation des artistes et auteurs est soumise à une déclaration à l’agence de la Caisse nationale d’assurance sociale (Cnas) de leur wilaya de résidence, ont ajouté des représentants du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité sociale présents à cette journée organisée par le ministère de la Culture.
Un document prouvant la “qualité d’artiste ou d’auteur”, délivré par “toute entreprise ou institution publique ou privée ayant la prérogative de reconnaître la qualité d’artiste”, fera foi, entre autres pièces administratives, ont-ils précisé. L’assiette à partir de laquelle sera calculée la cotisation est plafonnée “à trois fois le montant du salaire national minimum garanti” (Snmg), alors que le taux de cotisation est fixé à 12% de la rémunération de l’artiste, un taux inférieur au régime des autres catégories de salariés. Ces mesures ont été prises à la fois pour “protéger les artistes aux revenus les plus faibles” et “ne pas pénaliser” ceux qui disposent de revenus plus élevés, expliquent les représentants du ministère du Travail. Ainsi donc l’affiliation des artistes devrait devenir obligatoire, et permettre en même temps le non-paiement des impôts par cette catégorie de professionnels, notamment ceux qui bénéficient de revenus importants. Ce décret ouvre droit aux “artistes indépendants” aux mêmes prestations sociales que le reste des salariés, tout en assurant une prise en charge des accidents et maladies du travail des artistes et auteurs, “déjà assurés sociaux” dans le cadre d’une autre activité.
Par “artistes indépendants”, il est entendu ici ceux qui travaillent à leur compte ou en qualité d’autonomes tels que les plasticiens, les musiciens, les chanteurs, ou tels que les intermittents qui exercent dans le domaine du spectacle, de la production du cinéma, de l’audiovisuel, de la radiodiffusion ou de l’édition d’enregistrements sonores. Du moins c’est ce qu’il est entendu à l’échelle universelle par “intermittent du spectacle” ou “artiste indépendant” et relevant de tous les domaines de l’art et de la création dans le secteur de la culture. Comme dans tous les pays du monde, il existe aussi en Algérie des artistes intermittents du spectacle (comédiens ou acteurs…) et il est louable que le décret les inclut dans la couverture sociale. Exerçant pour des entreprises du spectacle vivant, du cinéma et de l’audiovisuel, ces intermittents sont des personnels engagés par contrat à durée déterminée et qui connaissent donc des alternances de périodes d’emploi et de chômage. En France et dans certains autres pays européens, ces indépendants bénéficient d’allocations chômage plus favorables que le régime général, en fonction de critères de nombres d’heures travaillées et de métiers exercés.
Le travail de l’intermittent ou de l’indépendant concerne d’autres métiers de l’art, comme les artistes plasticiens, les écrivains ou les photographes, qui ne disposent pas d’un revenu mensuel fixe. Souvent précaires et fluctuants, ces rentrées sont fonction des ventes. Le fait que ces intermittents et indépendants exercent différentes activités artistiques, chez différents employeurs ou commanditaires, rend difficile leur insertion dans la structure légale existante.
Face à ce constat, souvent dramatique, le législateur algérien a donc réussi à mettre en place un nouveau mécanisme qui permet aux auteurs et artistes (y compris les interprètes et autres créateurs) de bénéficier de la Sécurité sociale des travailleurs salariés. Reste seulement à définir toutes les conditions, ainsi que les catégories de bénéficiaires qui, logiquement, devraient inclure non seulement les créateurs d’œuvres mais leurs exécutant ou interprètent. On ne sait si le décret n’inclue que les artistes, les auteurs et les interprètes ou bien également les techniciens relevant du secteur culturel et artistique. Son élargissement aura l’avantage de dynamiser le secteur tout entier.
En Algérie, les artistes professionnels du secteur public sont de loin plus nombreux que ceux exerçant dans le secteur privé. Les maisons de la culture et autres établissements culturels, les théâtres, les écoles d’arts (Inadc, écoles des beaux-arts, instituts de musique, Orchestre symphonique national, Ballet national, Institut national de musique…) sont assurés et jouissent de tous leurs droits sociaux et professionnels, ce qui n’est pas le cas de ceux qui exercent à titre d’intermittents et de contractuels non permanents… Visant les catégories employées temporairement dans le secteur public ou privé, le décret vient donc renforcer la législation sur le “statut de l’artiste”, un concept qui revient souvent dans les revendications des artistes et auteurs algériens.
Or, ce statut existe partiellement : primo, du fait que le gouvernement reconnaît le statut professionnel des artistes et de certains droits fondamentaux qui leur sont conférés, notamment via la protection des droits d’auteur, assurée par l’Office national des droits d’auteur et droits voisins ; secundo, du fait que l’artiste soit couvert par la règlementation générale sur les relations de travail qui vise aussi les producteurs et organismes qui ont recours aux services d’un ou plusieurs artistes ou auteurs.
Le récent décret vient s’ajouter à cet arsenal législatif, notamment celui relatif aux droits d’auteur, qui assure un avantage à la fois moral et économique dans la mesure où il permet au créateur de retirer revenus de son œuvre tout en lui permettant de protéger sa réputation et l’intégrité de son œuvre. Ceci en théorie, car les artistes et les auteurs font l’objet de véritables arnaques de la part de leurs employeurs, sans parler du non-versement des droits sur l’exploitation ou la diffusion de leurs œuvres à l’Onda, qui est chargée de les redistribuer aux ayants droit.
De nombreux musiciens, comédiens, acteurs, chanteurs et techniciens autonomes n’arrivent même pas à joindre les deux bouts en Algérie, ce qui a amené l’État à se pencher sur cette situation d’autant que plusieurs cas, dont certains dramatiques, ont déjà été médiatisés dans la presse nationale et parmi eux de grands noms du cinéma ou de la musique. Cette précarité touche tous les domaines. Après avoir quitté son poste de professeur des beaux-arts en 1968, M’hamed Issiakhem n’a eu un emploi à titre de permanent qu’à Algérie-actualité pendant deux ou trois années.
La vente de ses œuvres ne lui permettait parfois même pas de joindre les deux bouts, et il n’a d’ailleurs jamais pu pratiquer son art en professionnel, tout comme Khadda ou Mohamed Racim. Pourtant durant les trois premières décennies de l’indépendance, il y avait beaucoup plus de collectionneurs qu’aujourd’hui alors que notre pays compte beaucoup plus de gens aisés qu’autrefois. Les centaines d’artistes plasticiens, bédéistes et designers, dont de nombreux ont été formés dans des écoles de beaux-arts du pays et qui ne trouvent ni travail ni débouchés pour leur œuvres, vont donc bénéficier de cette prise en charge sur le plan de la sécurité sociale.
Outre la couverture sociale, une politique d’acquisition par les musées et les institutions permettrait de promouvoir l’art et donner une dignité et une place à l’artiste dans notre société. Or, si nos musées acquièrent très peu d’œuvres d’art, les autres institutions étatiques — des ministères aux ambassades, et des wilayas aux mairies — n’ont aucune politique culturelle ou d’achat d’œuvres d’art tandis que les entreprises publiques ou privées ignorent superbement cela, ce qui traduit une véritable ignorance de la valeur économique, financière et symbolique de l’art. Un décret relatif à la couverture des artistes et auteurs par la sécurité sociale qui ne soit pas accompagné d’une politique de promotion de l’art ne règlera le problème qu’à moitié, car il laissera en suspens la question de la production culturelle, du manque de rentabilité de la culture dans notre pays, aléas dont le secteur privé est autant sinon plus responsable que l’État, sauf que c’est à ce dernier de définir une politique et d’inciter, voire d’obliger, les différents opérateurs, organismes et institutions à s’impliquer dans ce domaine.
C’est à l’État tout entier de définir cette stratégie, pas uniquement au ministère de tutelle. Faisant partie des avantages dont bénéficie l’artiste algérien, un pour cent du budget de construction des bâtiments est théoriquement consacré aux œuvres d’art, or cette réglementation n’est pas appliquée tant que les artistes ou leurs représentants ne veillent pas à son respect, alors qu’elle aurait pu aider à régler nombre de problèmes et à dynamiser la création nationale.
Il faut aussi souligner que le ministère de la culture, ses directions et ses établissements organisent des manifestations permettant à plusieurs artistes, notamment des chanteurs, de faire des revenus, parfois importants pour certains. Or, la promotion de la culture ne relève pas uniquement du département de tutelle, qui est souvent accusé à tort de tous les problèmes du secteur.
L’ouverture du domaine cinématographique au privé en 1989 a permis le lancement de plusieurs entreprises audiovisuelles, qui frisent la quarantaine aujourd’hui, mais le nombre de salles de cinéma ne dépasse pas la vingtaine, alors qu’il était de 420 en 1962, et ne permet pas donc une rentabilisation des productions nationales. L’Algérie est le seul pays au monde où il y a plus de producteurs que de salles de cinéma, et pour demeurer dans le sujet, c’est malheureusement le financement étatique qui permet leur survie. C’est d’ailleurs ce qui rend aléatoires les conditions d’existence des artistes relevant de ce secteur. Si les producteurs de cinéma ne survivent que grâce au Fonds d’aide à l’art et l’industrie cinématographique (FDATIC), les éditeurs ne survivent que grâce au Fonds d’aide aux arts et lettre (FDAL), or cette situation de dépendance, voire de rente, est pour le moins anormale, car le cinéma est supposé vivre des recettes des salles et l’édition, de la vente des livres. Ce n’est pas au ministère de la culture qu’il faut jeter la pierre, car pour le cinéma, les plupart de salles fermées relèvent des APC, tandis que la lecture publique est conditionnée par une qualité d’éduction qui commence à l’école.
Les galeries d’art se comptent sur les doigts d’une seule main en Algérie, ce qui pose la question de l’intérêt du citoyen algérien pour les œuvres d’art et qui relève prioritairement de l’éducation à l’art et au goût, qui est supposée commencer dès l’école primaire. Il n’existe beaucoup moins de galeries d’art en Algérie qu’en Tunisie, où il y a beaucoup moins d’artistes. A peine trois ou quatre artistes plasticiens arrivent à vivre de leur art dans notre pays, alors au moins cinq Algériens installés en Tunisie vivent de leurs œuvres dans ce pays, auxquels il faut ajouter une dizaine d’autres qui ont émigré en Occident (Europe, États-Unis et Canada) à partir des années 1990 et qui vivent eux aussi de leur travail, sans compter ceux qui y sont nés et qui sont de double nationalité.
Il faut dire que si les artistes peintres de la première génération, comme Issiakhem, Khadda, Racim, Temmam arrivaient à vendre quelques œuvres, les plasticiens actuels ne trouvent pas preneurs, faute de collectionneurs et d’amateurs d’œuvres d’art, ce qui est absurde pour un pays où il y a des centaines de milliers de millionnaires et de milliardaires.
Dans le domaine du théâtre, les troupes indépendantes ont tendance à disparaitre après avoir connu une certaine embellie, tandis que les éditeurs de chansons et de musique ont de la peine à vivoter, à cause du piratage et du désintérêt du public. Ce sont ces aléas, qui font que cinquante années après l’indépendance, la culture n’est pas une industrie en Algérie et qu’elle dépend essentiellement de la rente, qui ne peut d’ailleurs pas satisfaire tout le monde. Or, sans un secteur culturel fort et rentable, il n’y a point de développement.
A. E. T