Secteur agricole somnolant, insécurité alimentaire : un chantier prioritaire en Algérie ?

Secteur agricole somnolant, insécurité alimentaire : un chantier prioritaire en Algérie ?

Dépendance aux importations de produits alimentaires, mauvaise gestion et vétusté des systèmes d’irrigation, dégradation des infrastructures, pénuries de produits de large consommation, détresse des agriculteurs etc. Tels sont les maux qui rongent l’agriculture algérienne affichant un bilan très mitigé, engouffrée dans une sorte de somnolence et pesant pour 11% du PIB.

Le pilotage inadapté des politiques publiques n’épargne pas le domaine de l’agriculture dans le pays le plus vaste du monde arabe, d’Afrique et du pourtour méditerranéen ayant fait de son principal atout – la superficie des terres- un véritable fardeau. L’Algérie dispose d’un réel potentiel agricole qui pourrait offrir d’importantes perspectives de développement vers l’autosuffisance alimentaire, une agriculture modernisée ; et être générateur d’emplois pour un segment considérable de la population (actuellement 20% de l’emploi total provient du secteur agraire). Mais le problème du foncier agricole, des ressources en eau, les difficultés de gestion et le manque de volonté politique l’en empêchent durablement.

(In)sécurité alimentaire

L’agence d’études économiques de l’Economist Intelligence Unit vient de publier un rapportclassant l’Algérie au 73e rang sur 105 pays en matière de sécurité alimentaire, entre l’Ouzbekistan et le Cameroun. A titre de comparaison avec les pays voisins, le Maroc se situe à la 59e place et la Tunisie à la 50e. Cette étude porte sur plusieurs critères à savoir les efforts de recherche ; le niveau d’approvisionnement alimentaire du pays ; le coût et l’accessibilité financière de la nourriture ; la qualité et la sécurité des aliments consommés ; enfin le revenu par habitant. Selon cette étude, l’Algérie se trouve parmi les trois pays d’Afrique ayant réalisé les moins bonnes performances au cours des deux dernières décennies. La dépendance croissante de l’Algérie vis-à-vis des marchés mondiaux des produits alimentaires -et leurs fluctuations- souligne une dynamique néfaste qui place le pays dans une position de vulnérabilité reportant à demain la résolution d’un véritable problème structurel.

L’agriculture algérienne est très loin d’assurer l’autosuffisance alimentaire tandis que le prix des produits agricoles frais constitue une des principales sources de l’inflation réductrice du pouvoir d’achat. Le Ramadan marqué par une forte hausse des prix des produits agricoles a remis le dossier brûlant sur la table. Et à l’approche des élections locales (novembre 2012) on prévoit de relancer les importations de pommes de terre afin d’éviter l’agitation sociale et ne pas répéter les pénuries d’avril dernier.

Abderrahmane Metboul rappelle que, selon la dernière enquête de l’ONS datant de juillet 2012, le processus inflationniste connaît une accélération continue avec un taux d’inflation annuel de 7,3%, qui ne ralentira pas au cours de l’année 2013. C’est essentiellement les produits alimentaires et plus précisément les produits agricoles frais qui contribuent à la hausse vertigineuse des prix. “Une interrogation s’impose : comment un Algérien, qui vit au SNMG, (200 euros par mois, soit 6,6 euros par jour alors que le kilo de viande est de 10 euros) fait-il face aux dépenses incontournables – alimentation, transport, santé, éducation ?” (Abderrahmane Mebtoul dans un article du Jmed).

Le revers de l’aisance financière : importation massive des produits alimentaires au détriment d’un programme efficace de revalorisation et modernisation de l’agriculture

Le développement et la modernisation de l’agriculture algérienne devrait être une priorité nationale. L’Algérie est parmi les premiers consommateurs mondiaux de blé alors que sa production nationale demeure trop limitée et insuffisante pour répondre à la demande. Les principales raisons de la faible production alimentaire locale sont les défaillances du réseau de stockage d’eau et la permanence de systèmes d’irrigation obsolètes ne permettant pas d’irriguer l’essentiel de la surface agricole utile (SAU). Compte tenu du déficit pluviométrique, des sécheresses chroniques et des difficultés qu’elles engendrent, les autorités algériennes ont fait le choix de l’importation massive et coûteuse de produits au détriment d’investissements massifs et habilement étudiés et pilotés dans un programme global de modernisation du secteur agro-alimentaire et des systèmes d’irrigation. Bashir Messaitfa considère que « la disponibilité monétaire de l’Algérie la motive à importer davantage » et que les« projets d’investissement dans les industries agroalimentaires pour réduire la facture des importations » doivent être une priorité nationale. Les sommes consenties sont faramineuses, les importations de produits alimentaires s’élevant à près de 2,5 milliards de dollars par an faisant de l’Algérie le plus grand importateur de produits agricoles d’Afrique.

Le secteur agricole, auparavant dominant dans l’économie algérienne, a vu sa production chuter de 30% au cours des trente dernières années malgré les politiques de réforme et les investissements publics. Comme pour d’autres secteurs fragiles, l’agriculture a subi les coups durs des solutions de facilité et de court-terme privilégiées par le gouvernement –importations- et propres à l’économie rentière. Mais la crise économique et financière de 2007 a de nouveau alarmé les autorités algériennes sur les risques d’une dépendance trop importante vis-à-vis des marchés mondiaux et la faible capacité de résistance aux chocs financiers. Ainsi, en maintenant cette logique importatrice et peu productive sans repenser le modèle économique algérien pour l’après-hydrocarbure et sans développer ses secteurs hors-hydrocarbures dont le secteur agraire, les autorités contournent dangereusement les dossiers fondamentaux et les nécessités de demain.

Quelles contraintes et quels défis pour revigorer le secteur agricole ?

La terre est dotée d’un sens symbolique puissant dans l’imaginaire algérien. Après 132 ans de colonisation, les terres appartenant aux colons grands propriétaires terriens furent récupérées par l’Etat puis redistribuées à des exploitations agricoles individuelles ou collectives. Par la suite, les terres ont également fait l’objet des politiques dirigistes socialistes de la période des grandes utopies avant que la libéralisation ne favorise les petites exploitations au détriment de la grande exploitation d’Etat.

Le droit foncier anarchique

La question complexe du foncier agricole demeure cruciale dans un contexte où le droit foncier profondément inadapté pose problème. La priorité donnée à l’industrialisation a naturellement contribué au déclin agricole, mais c’est également à cause de l’anarchie du morcellement des terres et de manière générale du manque d’organisation du marché foncier que l’agriculture accuse une sérieuse stagnation. L’entremêlement entre la question agraire et la question foncière explique la complexité de la réforme agraire. Le journaliste Mustapha Hammouche du journal Liberté s’exprimait sur le sujet « Tant qu’on a peur d’envisager la restructuration des domaines agricoles en grandes surfaces “modernisables”, on restera à l’état de sous-développement. On se demande pourquoi les projections de forums refusent de poser la question sous cet angle, à savoir sous son angle politique. Il paraît pourtant essentiel d’admettre qu’il n’y aura pas de révolution “agraire” et “alimentaire” sans révolution foncière. ». Sa remarque faisait écho aux politiques autour de la propriété des terres depuis l’indépendance qui selon lui sont loin d’avoir pris en compte les impératifs économiques et alimentaires, mais également aux dernières mesures permettant à presque n’importe qui de s’improviser agriculteur. La question foncière semble donc la pierre angulaire -ou du moins le dossier incontournable- de toute la problématique agricole.

Systèmes d’irrigation vétustes

L’Algérie se situe dans l’une des régions du monde les plus déficitaires en eau  et cette pauvreté en potentialités hydrauliques implique de fait la nécessité de fournir un complément d’irrigation pour cultiver et atteindre des rendements de production satisfaisants.

Selon le rapport Efficience des systèmes d’irrigation en Algérie, la superficie irriguée est de l’ordre de 985 200 ha soit environ 10% de la surface agricole utile (SAU), en très grande partie localisée dans le Nord du pays. On y distingue les grands périmètres d’irrigation (GPI) gérés par les offices régionaux ou de la wilaya (OPI) et les irrigations de petite et moyenne hydraulique (PMH) gérées directement par les agriculteurs. Les GPI –moins de 50 000 ha- sont alimentés en eau à partir de barrages et forages profonds investis par l’Etat mais ne représentent qu’une faible surface agricole. Ceci s’explique en grande partie par la vétusté de ces réseaux d’irrigation et des problèmes de maintenance et de gestion. Un bon nombre de ces superficies en théorie équipées n’ont pas été réellement irriguées et les besoins en irrigation sont très loin d’être assurés.

En ce qui concerne les PMH, ce sont les agriculteurs qui puisent eux-mêmes les ressources en eau via « des petits forages, puits, ghotts du Sahara ou épandage de crue ». Elles représentent l’essentiel des productions agricoles irriguées, en dépit des pénuries d’eau. Le Ministère de l’Agriculture avait mis en place un Plan national de Développement Agricole en 2000 comprenant entre autre des mesures de réduction des pertes d’eau et de soutien à la micro-irrigation locale. De manière générale, les investissements devraient se concentrer sur l’amélioration effective des systèmes d’irrigation, et la réhabilitation des réseaux vétustes afin de permettre aux agriculteurs de bénéficier de la ressource vitale – l’eau- indispensable à toute activité agricole.

Un Plan de Développement Agricole en 2000 très incomplet

Le programme de relance du secteur agricole de 2000 était doté d’une organisation institutionnelle très complexe qui regroupait organismes bancaires, assurances, institutions de développement, fonds de régulation etc. et visait à retirer progressivement l’Etat de la production agricole et à lui attribuer un rôle de régulateur. Ce programme devait aussi permettre d’organiser les producteurs via  les caisses mutualistes et chambres d’agricultures régionales. Le plan était très ambitieux : 1) développer et intensifier les filières de production ; 2) adapter les systèmes de cultures ; 3) reboiser ; 4) mettre en valeur les terres par la participation des populations locales ; 5) protéger les steppes et lutter contre la désertification, réhabiliter des oasis etc. Près de 4 milliards d’euros ont été investis entre 2000 et 2005 mais pour quels résultats ?

Le plan a eu certes des impacts positifs en termes d’augmentation des superficies plantées, certaines filières comme la production de tomates ont été dynamisées et un certain nombre d’agriculteurs ont bénéficié d’aides substantielles. Cependant ils considèrent ces aides comme très insuffisantes notamment à cause de la cherté des intrants agricoles. En ce qui concerne l’irrigation locale, malgré les subventions du matériel pour certains bénéficiaires, certaines habitudes de négligence des quantités d’eau utilisées ont persisté en l’absence de sensibilisation à l’usage des ressources, et de nombreux agriculteurs ont abandonné les nouvelles techniques introduites faute d’appui technique et de maîtrise du matériel. Le plan a globalement eu des effets mitigés et est demeuré incomplet à cause du manque de préparation dans son élaboration et son application, de sensibilisation et de soutien technique et stratégique aux agriculteurs. Enfin, l’occultation totale de la question foncière n’a pas permis de résoudre les problèmes structurels/organisationnels du secteur agraire. De fait, l’Algérie peine toujours plus de dix ans plus tard à progresser sur le chemin de l’autosuffisance alimentaire.

L’agriculture périurbaine soumise à l’urbanisation ? Le cas de Sétif

La thématique du grappillage urbain au détriment des terres rurales et agricoles est rarement évoquée. Après une chute du taux d’urbanisation des années      1970 aux années 1990, la croissance urbaine a connu une très nette reprise. Cette étude sur l’agriculture périurbaine à Sétif souligne plusieurs problématiques de fond qui méritent d’être soulevées. Les zones agricoles de Sétif sont touchées depuis des années par le phénomène d’extension urbaine à ses périphéries. Cette dynamique s’opère par un gain urbain sur la terre cultivable et comporte de nombreuses contraintes sociales inhérentes au processus. Par exemple, la proximité entre la ville et les productions a notamment stimulé la vandalisation des cultures –notamment des pois chiches – qui requiert la présence prolongée des agriculteurs pour surveiller leurs parcelles et mènent souvent à l’abandon de ce type de production. D’autres difficultés telles que la circulation routière ou le piétinement sont liées à la présence humaine accrue sur ces espaces.

La pression urbaine pose également problème dans la mesure où les zones agricoles périurbaines sont considérées comme des « réserves foncières » de la politique urbaine. En d’autres termes, l’étalement de la ville ampute systématiquement, partiellement voire totalement, des exploitations agricoles. Il existe certes des procédures de ré-affection dans des fermes pilotes ou relocalisations vers d’autres parcelles en ce qui concerne les terres louées à l’Etat et des compensations financières jugées insuffisantes pour les terres privées. Mais ces mesures n’annulent pas la dynamique d’extension urbaine peu contrôlée qui contredit les efforts annoncés en faveur du secteur agraire. L’auteur de cette étude insiste sur l’existence d’un taux de régression agricole (surfaces cultivées) plus élevé que celui de l’urbanisation. L’Algérie n’est plus un grand pays agricole et peinera sérieusement à revigorer son secteur en l’absence de solutions au problème du foncier agricole et d’une maîtrise de la croissance urbaine qui s’opère au détriment des terres cultivables alentours.

Témoignage amer d’un agriculteur de Sétif

Cet agriculteur d’une quarantaine d’années – que je nomme Hassan par volonté d’anonymat – tient absolument à livrer ses inquiétudes et impressions sur le quotidien d’agriculteur sétifien « toutes ces terres que tu vois là à perte de vue ne sont pas du tout exploitées ou que très partiellement. Ici, nous avons un réel problème d’eau tant dans nos maisons puisque nous n’avons toujours pas l’eau courante (il faut se lever tôt le matin remplir des bidons d’eau pour toute la journée) que dans nos champs qu’on peine à irriguer. L’agriculture est abandonnée et délaissée par le ministère chargé de s’en occuper. C’est très difficile surtout avec cette chaleur estivale. »

Hassan vit dans un quartier populaire de Sétif avec ses quatre enfants et sa femme sans emploi ; diplômé d’agronomie il déplore que sa qualification d’ingénieur ne soit nulle part reconnue et valorisée et qu’il soit prisonnier d’une situation financière extrêmement difficile et incertaine. « Ma fille entre à l’université cette année, j’ai une famille à nourrir et malheureusement je suis complètement endetté. A cause des grandes chaleurs et de l’absence d’eau pour irriguer, ma production a été très faible. En l’absence de soutien des autorités et livré à moi-même, j’avais pourtant souscrit à une assurance pour me protéger en cas de contraintes climatiques mais contrairement à ce que l’assureur m’avait affirmé oralement, la clause ne semble pas figurer dans le contrat. Je me demande vraiment comment je vais m’en sortir. » En plein mois de Ramadan alors qu’une atmosphère de vie au ralenti planait sur la ville de Sétif, il se rendait chaque jour pour contempler avec désespoir ses terres non exploitées «qui appartiennent en réalité à l’Etat ». Regrettant d’avoir quitté son précédent emploi et de se retrouver dans une telle précarité, Hassan est déterminé vers un objectif « redresser ma situation financière, acheter un petit local pour que mon fils aîné ouvre une épicerie ou un commerce car il n’a pas d’avenir dans l’agriculture, et je dois lui assurer un avenir. »

Il insiste sur le manque de ressources en eau qui constitue un problème incontournable et bloquant toute perspective de meilleurs rendements et de développement agricole, il poursuit : « l’eau c’est la vie, sans eau on ne peut rien faire. Le problème d’irrigation est primordial et on peut par exemple diviser Sétif en deux zones : la zone nord qui a relativement assez d’eau avec des précipitations convenables et dédiée à l’élevage bovin et la culture du blé ; et la zone sud beaucoup plus pauvre en eau et où l’on trouve cultures céréalières et élevage ovin. Moi je suis dans la zone sud d’où les difficultés que je rencontre. »

Hassan tente d’exposer le dilemme face auquel les agriculteurs sétifiens se trouvent « nous avons déjà creusé jusqu’à 150m de profondeur pour les conduits d’alimentation en eau et nous avons épuisé ces nappes phréatiques. Le ministère nous interdit formellement de creuser davantage mais en parallèle il ne propose aucune solution pour développer notre système d’irrigation et permettre l’approvisionnement en eau. Les paysans ne peuvent pas vivre et cultiver sans eau, alors l’irrigation illégale se développe face à l’inaction des responsables. On développe des forages ci et là sans autorisation et de façon anarchique mais la fraude est inévitable quand les autorités sont absentes et ne répondent pas aux besoins des gens du secteur. »

Les appels de détresse des agriculteurs ont touché diverses régions au cours des dernières années tandis que les autorités ont continué de négliger la nécessité d’une réforme structurelle, entre autre autour de la question foncière, de l’irrigation mais également en termes d’efficacité, gestion, recherche et obsolescence technique/technologique. Enfin, les entreprises de transformation alimentaire locales (produits laitiers etc.) demeurent encore trop rares pour certains produits de consommation courante. Il n’est plus possible de penser l’avenir de l’Algérie et des générations futures sans s’atteler au plus tôt à une véritable révolution agraire, au développement de l’industrie agro-alimentaire locale et à la réduction de sa dépendance alimentaire qui semble être considérée, à tort, comme un sujet non prioritaire. Le développement de l’agriculture s’intègre dans un défi plus large : la diversification de l’économie et la sortie de la “mono-exportation” (hydrocarbures représentent 98% des exportations).