Qui se souvient de Mohamed Dorbhan ?

Qui se souvient de Mohamed Dorbhan ?

Écrit par Abdelmadjid KAOUAH

Le 11 février 1996. Allaoua Aït-Mebarek, Djamal Derraza et Mohamed Dorbhan, tous trois journalistes au Soir d’Algérie, ainsi que de nombreux autres citoyens, étaient emportés dans un attentat terroriste dans le quartier du 1er Mai à Alger.

Journaliste, caricaturiste, graphiste, féru de littérature, il était naturel qu’il aille plus loin. Il était d’une certaine manière attendu. Et en effet, Mohamed Dorbhan avait laissé le manuscrit d’un roman« Les Neuf jours de l’inspecteur Salaheddine ». Dans moins d’un mois, cela fera près de vingt-deux ans qu’il nous a quittés. Retour à l’homme et à son roman posthume.

C’était au milieu des années soixante-dix – quand l’utopie avait le goût du possible – que j’ai connu Mohamed Dorbhan. Dans le creuset de cette effervescence, en ces temps, il faut l’avouer, la langue de bois passait avec les fulgurances révolutionnaires. Lui, en souriait. Mais nul ne pourra récuser la ferveur, la sincérité, et même si le mot paraît grandiloquent, la pureté qui faisait battre le cœur de cette génération post-indépendance. Mais les rigueurs de l’ostracisme du pouvoir et l’ossification de la vie politique au début des années quatre-vingt ont tôt dispersé et gâché les espérances de toute une génération bourrée de talents et tout en désintéressement.

Roman polyphonique 

Au moment, où elle allait donner la pleine mesure de ses capacités, la barbarie l’a foudroyée. Tel fut le destin tragique de Mohamed Dorbhan, Allaoua Aït-Mebarek et Djamal Derraza, et tant d’autres confrères. Destin tragique en ce mois sacré du Ramadhan et dont l’auteur avait pour nom le terrorisme intégriste. Le journal avait été soufflé. Mohamed Dorbhan, journaliste, caricaturiste, graphiste, baignait donc dans les signes scripturaires et graphiques. Féru de littérature, il était naturel qu’il aille plus loin que cette littérature de l’éphémère que serait le journalisme. Il avait laissé le manuscrit d’un roman. Par fidélité à sa mémoire et par le travail patient de l’ami et éditeur Abdallah Dahou, son roman fut sauvé de l’oubli.

Roman posthume que les lecteurs ont pu ainsi découvrir et lire. Il me souvient qu’un collège privé avait fait travailler des élèves sur le roman. Une approche pleine d’intelligence. Œuvre posthume et comme définitivement close, comme achevée, y compris dans ce qui, dans l’intention de son auteur, restait à parfaire. L’auteur n’est plus là pour sacrifier aux questions, aux interrogations qui accompagnent nécessairement une publication. Encore moins de séance de dédicace. Mohamed Dorbhan a tracé les dernières lettres de son roman, récit, un 14 juillet de l’an mil neuf quatre-vingt-neuf. On peut soupçonner dans cette date un clin d’œil symbolique à l’histoire. Et de l’histoire, il n’en est que question dans ce récit.

Les marchands de vent

A la fois polyphonique dans ses séquences à multiples ressorts, pareilles à ces poupées gigognes russes (dont il est question quelque part dans le texte lui-même) et cependant, racontées d’une seule traite, d’un même souffle sur plus de deux cents pages par la même « voix ». Omnipotente, omnisciente. Un vrai vertige verbal, que l’on peut comparer à un oued déchaîné, tumultueux, dont les flots décapent sur leur passage ce qui sert de décor ou d’artifice. Que l’on ne s’y méprenne point, le tumulte de l’énonciation n’exclut pas la maîtrise de l’écriture. Mohamed Dorbhan a vraisemblablement commencé son roman au lendemain des journées d’émeutes populaires d’octobre 1988. Le récit se clôt quasiment une année après. Entre le temps de l’utopie du changement radical et de la déconvenue publique, l’illusion lyrique aura été de courte durée. Et comme on le sait, pour les pouvoirs établis, les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. D’ailleurs, l’auteur évoque ces journées héroïques et rares dans l’histoire d’un peuple de façon évanescente. « Dans cette grande patrie que n’associent que le despotisme des roitelets, le triomphalisme des journaux et le prix de la farine », les jeux sont faits. « Oui, ce furent de belles journées qui, noyées dans le hurlement des torturés, changèrent le cours des jours et le peuple de la ville fit semblant d’avoir oublié le massacre et ici les marchands de vent ne tarissaient pas d’éloge, criaient victoire et s’excusaient de ce petit bain de sang hélas, malheureux mais nécessaire…» et les choses, petit à petit et progressivement, rentraient dans l’ordre. Le simulacre de changement ne rend que plus désespérant le cours des jours : («avec les fusils de l’Indépendance, on a maté la rébellion »). C’est un monde encore plus clos, étouffant sous la canicule et la poussière, livré aux manipulations les plus sordides. Où rien n’étonne : le vrai, la vraisemblance, ne fait pas partie du code social.

L’inspecteur rêvasseur et Aïcha la tueuse

Tout a commencé quand Salaheddine Djoudi, «un flic rêvasseur », est chargé d’une mission impossible par un improbable commissaire. En fait, en guise d’enquête, ce sont les rêvasseries douces-amères et la passion amoureuse pour «Aïcha la tueuse » de l’inspecteur qui constitueront l’essentiel des péripéties. Les hauts faits de ce dernier, pourvu d’un prénom mythique, consisteront en une navigation triangulaire qui le conduira de son bureau du commissariat qui donne sur la mer, place « Halladj », au bar « La Sirène», qui change d’enseigne au gré de l’histoire du moment. Alors qu’il doit enquêter, il préfère philosopher. Ses enquêtes, il les consacre donc aux recherches mythologiques helléniques et autres. « La réalité et les légendes étaient liées par d’invisibles et inaltérables filins ». Et vogue la galère de l’imaginaire et de l’érudition. Plongée dans des référents historiques où défilent les anecdotes les plus folles et les personnages les plus hauts en couleur. A partir de là, Mohamed Dorbhan nous entraîne dans une cavalcade épique qui traverse au galop les époques et les contrées les plus lointaines, avec leur lot de gloire et de mystification. El Hallaj, poète mystique soumis à la question et au martyre, éclaire une quête désespérée de pureté qui fermente paradoxalement dans la tête d’un serviteur de l’ordre s’élançant d’un lieu de perdition sur le tapis volant de son imagination. « Face à l’absurde, il restait la folie ». Le roman fait la part belle aux digressions historiques qui peuvent paraître comme saugrenues parfois dans la progression du récit proprement dit, il dénote un sens aigu du détail et de la description qui peut confiner à la virtuosité (le passage consacré à la miniature ou la scène du suicide ratée de l’inspecteur, par exemple).

Le fléau des mouches

Par contre, les personnages en-dehors de Aïcha et du commissaire, et dans une certaine mesure « l’homme à l’astrolabe » restent des silhouettes, sinon, et c’est inévitable, des caricatures définitivement figées. La mort n’aura pas donné à Mohamed Dorbhan l’occasion de remettre son ouvrage sur le métier. Comme sa mort, son œuvre est irréversible. La première n’est pas de l’ordre du malentendu. Selon Shakespeare : « La vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de fureur et de bruit, et qui ne signifie rien » ? En même temps que dans ce rien se joue la totalité du destin humain. Celui qui connaissait un tant soit peu Mohamed Dorbhan reconnaîtra derrière le narrateur son humour aiguisé. Le « Minotaure », cet univers à la marge est un condensé en fait de la normalité en usage. Dans ce monde à ciel ouvert, tout est fermeture, la seule épopée est sur le front de la lutte contre la pénurie. Et le fléau des mouches. Leur traque est devenue un sport national et un motif de méditations philosophiques dans un univers où « se volant les uns et les autres, tout le monde à la fois finissait par rentrer dans ses comptes ». A cette écriture sarcastique, succèdent des passages tantôt épiques : quand il évoque, par exemple, l’exil à Cayenne, la saga des raïs, le naufrage de la flotte et la défaite de Charles Quint sur les rivages algérois, les conquêtes et les rapines coloniales – tantôt lyriques qui humanisent cet inspecteur déboussolé mais gardant au plus profond de lui quelques braises de lucidité et de dignité. C’est un roman d’éclaireur qui ne voit la lumière du jour que vingt ans plus tard. Miracle, il ne souffre pas, comme on peut le craindre en certains cas, d’anachronismes. Le secret de jouvence est dans le parti pris (le lecteur le vérifiera aisément) de ne pas raconter une histoire selon les canons romanesques traditionnels (aujourd’hui de retour) mais dans le recours aux procédés de la tragédie en ne craignant pasd’y insuffler une bonne dose d’humour et de verdeur langagière. Et les tempêtes populaires – au moment de la parution du roman-qui secouent les pouvoirs dans le monde arabe ravivaient, selon le mot de Abdallah Dahou, « la cicatrice d’Octobre ». Durant toute la lecture du roman, m’accompagnait le sourire tranquille de Mohamed Dorbhan. Témoin lointain au roman cinglant.

« Les Neuf jours de l’inspecteur Salaheddine », de Mohamed Dorbhan, Arak Editions, 2011