Le bruit des vagues en fond sonore, l’ombre d’un palmier grignotant un coin de l’écran: la douce ambiance de la projection organisée en bord de mer dans la commune de Jacmel en Haïti, est trompeuse.
C’est surtout un impératif, faute de salles de cinéma. Petite ville du sud du pays, Jacmel n’est pas une exception: à cause du piratage, Haïti est sortie de tout circuit de distribution de films depuis plus d’une décennie. La dernière salle diffusant légalement des longs-métrages a fermé en 2009. «Les copies de toute grande production hollywoodienne prenaient trois mois pour arriver ici. Les chaînes de télé avaient le temps de le pirater, le passer, le repasser: le film était trépassé avant d’arriver en salles», se souvient le réalisateur haïtien Richard Sénécal. «Ensuite, il y a eu le piratage du grand public: les films haïtiens se retrouvaient en DVD dans les rues avant les premières», témoigne-t-il.
Le séisme de janvier 2010, en détruisant la majorité des bâtiments abritant les anciens établissements, concentrés dans le centre de Port-au-Prince, a achevé de porter un coup à tout projet de réouverture de cinémas en Haïti. La réhabilitation en 2015 par l’État du ciné-théâtre Triomphe, lieu culturel emblématique et historique de la capitale, a suscité un espoir… vite douché. L’investissement de 7 millions de dollars américains n’est pas mis à profit: sans raison donnée, les réalisateurs haïtiens se voient refuser l’exploitation de ses salles, qui ne servent qu’à de rares colloques gouvernementaux. Ces difficultés logistiques sont loin de décourager les professionnels haïtiens du cinéma, qui s’ingénient à trouver des espaces pour présenter tant leurs productions que des oeuvres étrangères.
C’est ainsi que la réalisatrice haïtienne Guetty Felin a choisi d’organiser les projections d’ouverture du festival «Lumières du Sud», dont la deuxième édition est consacrée au cinéma africain, sur un grand écran installé en bord de mer. «L’absence de salles n’est pas le problème: l’industrie a surtout besoin d’avoir des standards. On n’a pas beaucoup de moyens mais pourquoi rester dans la médiocrité ?», questionne-t-elle. «C’est ça le pari de Lumières du Sud: projeter des films de qualité à des gens qui ont soif de cinéma», insiste Guetty Felin, par ailleurs directrice de cet événement qui se tient jusqu’au 13 janvier. Preuve de cette appétit, les dizaines de chaises installées devant l’écran pour la soirée d’ouverture du festival n’ont pas suffi, mais les spectateurs jacméliens n’ont pas rechigné à rester debout pour apprécier des films zambien et ivoirien.
«Tournage en une journée»
Sans programme de subventions publiques ni réel mécénat privé, produire un film en Haïti reste une aventure douloureuse dont peu viennent à bout. La diaspora haïtienne dispose d’un plus large accès aux sources de financement mais ne contribue paradoxalement pas au relèvement du secteur. «Un producteur de Miami qui voulait un film m’appelle: «Tu fais ce que tu veux, j’ai 5.000 dollars, tu me donnes quelque chose que je puisse mettre sur DVD d’ici trois semaines», témoigne avec amertume Richard Sénécal.
«C’est du tournage en une journée et il y en a qui le font. Ça envahit le marché de DVD insipides et ça tue le marché», ajoute le cinéaste. Invité d’honneur à Jacmel, le réalisateur malien Souleymane Cissé, primé à Cannes, a connu ces mêmes déboires de financement dans son pays, et est venu en Haïti pour défendre le septième art. «Au Mali, quand on présentait l’idée de faire du cinéma, des ambassades nous ont répondu non, notre priorité c’est de faire autre chose», raconte-t-il. «Mais soutenir la culture c’est aider à développer un pays, et quand tu lui coupes la culture, tu veux le maintenir dans la pauvreté», regrette le septuagénaire, sorti satisfait du débat féministe tenu avec des lycéens haïtiens à l’issue de la projection de «Den Muso», qu’il a réalisé en 1975.
Pleinement conscients de la situation critique de leur art, la poignée de réalisateurs haïtiens réunis à Jacmel se refusent au défaitisme et privilégient le militantisme dans leur pays en crise.
«Il faut être un peu zinzin pour prendre ici un tel challenge en mains, mais je n’ai pas le choix. Les +Lumières du Sud+ c’est ma façon de m’engager. Je ne fais pas de politique, mais c’est aussi politique», déclare Guetty Felin avec conviction.