Sans mémoire, quel devenir ?

Sans mémoire, quel devenir ?

Il est vrai que l’Algérie a recouvré son indépendance en juillet 1962. Il est vrai que l’armée française a battu en retraite en abandonnant ses supplétifs, ce qui en dit long sur l’estime que la puissance coloniale portait à ceux de ses sujets qui choisissaient de la servir… Il est vrai que, depuis, nous sommes gouvernés par des Algériens du cru et que, en apparence, la France ne nous dicte plus notre ligne de conduite. La réalité est plus complexe et, pour tout dire, moins reluisante…

Il est vrai que l’Algérie a recouvré son indépendance en juillet 1962. Il est vrai que l’armée française a battu en retraite en abandonnant ses supplétifs, ce qui en dit long sur l’estime que la puissance coloniale portait à ceux de ses sujets qui choisissaient de la servir… Il est vrai que, depuis, nous sommes gouvernés par des Algériens du cru et que, en apparence, la France ne nous dicte plus notre ligne de conduite. La réalité est plus complexe et, pour tout dire, moins reluisante…

Inutile de revenir sur l’Etat de l’Algérie. Plus d’un demi-siècle après la libération, le bilan n’est guère flatteur. Les culpabilités sont multiples mais elles relèvent d’une origine unique : la prise du pouvoir par un clan qui a refusé, qui refuse encore aujourd’hui, de prendre acte de son échec et de s’inspirer enfin de l’esprit du Congrès de la Soummam en appelant au rassemblement des forces et à un retour à la politique. Dessaisi de la maîtrise de son destin, renvoyé à sa condition humiliante de sujet, le peuple recru d’épreuves a choisi la voie du renoncement et s’est contenté durant un demi-siècle du rôle de spectateur sardonique et amer de la décrépitude de sa patrie. Et puis, last but not least, la culpabilité de la colonisation et de sa stratégie de destruction méthodique de notre être culturel. Bien sûr, elle a toléré les écoles coraniques où le bon peuple apprenait le Coran sans rien comprendre de son contenu. En revanche, elle a combattu méthodiquement les médersas qui s’inscrivaient dans une politique d’alphabétisation et d’éveil de la conscience politique du peuple. Le colonialisme a globalement réussi hélas dans cette entreprise d’acculturation et de destruction de notre mémoire qui lui assure aujourd’hui les faveurs de tant de nos compatriotes ignorants de ses crimes abominables. Cette faveur se manifeste avec de plus en plus d’éclat. Ainsi, il y a de plus en plus d’enfants algériens qui ne parlent que le français et qui ne comprennent pas un mot d’arabe. Il y a également un retour discret mais notable de la toponymie coloniale. Des groupes de jeunes Algériens se créent sur les réseaux sociaux et font référence à la toponymie coloniale. Ainsi, Skikda redevient Philippeville et ces jeunes gens qui activent sur Facebook se disent Philippevillois.

La mémoire, c’est elle qui nous construit, c’est grâce à elle que nous apprenons, c’est dans la mémoire qu’est notre rédemption, nous dit Estelle Laughlin, survivante des camps de concentration nazis. Le vide mémoriel, réalité de l’Algérie d’aujourd’hui, ne peut qu’engendrer et amplifier ce phénomène de recherche d’identité de substitution. Face à ce vide, la mythologie coloniale qui décrit un pays prospère, fait de grasses prairies et de frais vallons, de villes propres, de plages lumineuses et de places illuminées pour les bals du samedi, constitue un pôle d’attraction évident.

Bien sûr, la dilapidation de l’argent du pétrole, la corruption effrénée, la perte du sens moral, resteront comme les legs principaux du pouvoir auquel nous sommes soumis. Mais le plus grave est la dissolution du tissu mémoriel, consécutive à une politique criminelle qui a abouti à la confusion entre guerre de libération et fiches communales, sources de profits pour des dizaines de milliers de personnes censées avoir participé à la libération du pays. Ce sont elles qui soutiennent le pouvoir et lui assurent sa pérennité. C’est cette politique clientéliste qui a disqualifié, aux yeux de nos concitoyens les plus jeunes, l’épopée de la guerre d’Indépendance, son cortège de souffrances, ses centaines de milliers de morts, et qui se solde aujourd’hui par l’élan amoureux pour la nation coupable de ces souffrances et de ces centaines de milliers de morts. Ce n’est pas la moindre des victoires du colonialisme que cette victoire posthume qu’il est en train de remporter sans avoir besoin de recourir aux charges mortelles de sa soldatesque.

Quiconque est renvoyé à la porte du temps se condamne à être renvoyé du lieu. Quiconque se défait de sa mémoire, assistant les bras ballants à sa disparition se condamne à sortir de l’Histoire, voire à une disparition physique à brève échéance. L’oblitération du passé engendre une profusion de souvenirs apocryphes, construits selon l’humeur du moment, convoqués en tant que serviteurs fallacieux d’un projet suicidaire. Le séparatisme rampant se nourrit de cette provende dispensée en abondance par l’imagination débridée d’un peuple qui a aboli son passé.

Quand le jardin de la mémoire commence à se dessécher, on prend soin des dernières plantes et des dernières roses avec une affection encore plus grande. Pour empêcher qu’elles flétrissent, je les mouille et je les caresse du matin au soir : je me rappelle, j’essaye de me rappeler pour ne pas oublier, Orhan Pamuk (Le livre noir, Gallimard, 1996)

Notre jardin se meurt, dans l’indifférence. A ce rythme, dans quelques années, notre histoire aura disparu. Les habitants d’une ville qui s’appellera Alger, sans référence à un quelconque chapelet d’îles, ou Icosium ou qui n’a pas de nom passeront à proximité d’un étrange monument regroupant des photos défraîchies de combattants en haillons, un centre commercial, des boîtes de nuit où vient s’encanailler la jeunesse Tchitchi, à quelques encablures de l’improbable agglomérat de Diar Chems (les bien mal nommées maisons du soleil). Personne n’y reconnaîtra la lointaine velléité d’un gouvernement falot pour couler dans le béton la mémoire d’une guerre oubliée. L’anisette y coulera à flots, dans un entre-soi de pieds-noirs et d’indigènes assimilés, les autres ayant été rendus à leur fonction initiale consistant à squatter le décor…

B. S.

*Ecrivain, maître de conférences et militant algérien. Professeur de sciences physiques à l’université de Cergy-Pontoise en France.