Saïdani Mourad, directeur de la Chambre des arts et des métiers : Réhabiliter les métiers féminins et promouvoir l’artisanat d’art

Saïdani Mourad, directeur de la Chambre des arts et des métiers : Réhabiliter les métiers féminins et promouvoir l’artisanat d’art

Djamila Seddiki

La prestigieuse unité de tapis de Cherchell ainsi que le centre centenaire de broderie fermés, le centre d’excellence de céramique, qui tarde à voir le jour, l’ancienne unité céramique de Tipasa abandonnée… Que s’est-il passé dans le secteur de l’artisanat de la wilaya de Tipasa ? Alors que dans d’autres pays l’artisanat et le tourisme sont le moteur du développement local, ici, dans la wilaya de Tipasa, ces deux secteurs se réduisent comme peau de chagrin. Nommé, en 2016, directeur de la Chambre des arts et des métiers (CAM) de la wilaya de Tipasa, Saïdani Mourad, qui a été longtemps à la tête de l’Agence nationale de l’artisanat (Anat), essaye de redynamiser et de redéployer l’activité artisanale en organisant les artisans par filières et par métiers, en réhabilitant des activités familiales, à l’image des productrices d’huile de lentisque installées dans la zone montagneuse de la wilaya, les fabricantes de pots d’anchois de Khemisti, une tradition installée dans les mœurs depuis des décennies, sans oublier la promotion de l’artisanat d’art, comme l’ébénisterie, la vannerie et la mosaïque qui ont fait la réputation de la région. Ce seront là les principaux points de l’entretien avec Saïdani Mourad.

Reporters : La CAM a, dernièrement, organisé le Salon de la vannerie dans la ville de Koléa, connue pour cette activité ancestrale chez certaines familles, pourquoi ce salon ?

Saïdani Mourad : A vrai dire, l’idée vient des artisans eux-mêmes, qui voulaient se regrouper et travailler ensemble, pour faire connaître leur métier au grand public dans un climat familial. La daïra a accepté l’idée et nous, en tant que Chambre et secteur de l’artisanat, l’idée nous a intéressés car notre objectif premier est d’accompagner et de sauvegarder le métier avant de parler de la promotion du produit et de sa commercialisation. Et un salon dédié à l’activité est le lieu idéal pour faire connaître ce savoir-faire.

La vannerie et le travail de l’osier et du rotin sont une activité très présente dans la commune de Koléa, dont on peut dire même qu’elle est sa spécialité et son cachet…

Tout est parti de Koléa. Il ne faut pas oublier que depuis très longtemps le travail de l’osier et du rotin est une spécialité de Koléa. Il ne faut pas oublier que les premiers artisans qui ont commencé à travailler l’osier et le rotin, en fabriquant des paniers pour les fruits et légumes et autres objets usuels, dans cette région de la Mitidja ouest connue pour son agriculture, les vendaient aux colons qui habitaient dans les localités environnantes. Les artisans se sont installés dans la région de Koléa, c’est-à-dire près de l’oued Mazafran, où on pouvait trouver de l’osier, c’est-à-dire la matière première. Malheureusement, la culture de l’osier n’est plus très développée et on en trouve très peu dans la zone du Mazafran, bien qu’il y ait, aujourd’hui, de nombreux artisans qui veulent se lancer dans cette production.

Il y a des familles qui ont fait l’expérience de cette culture à l’est du pays et qui a donné de très bons résultats si on veut substituer la production à l’importation. Actuellement, 80% de l’osier est importé et même chose pour le rotin, qui vient d’Asie, où les conditions climatiques se prêtent à ce produit. Il y a beaucoup d’artisans qui l’utilisent et il y avait donc un marché pour les produits de la vannerie et la fabrication de meubles qui sont cantonnés chez certaines familles, dont les Moualed, Madani, Meddour, Chikour et, en dehors de ces familles traditionnelles, il y a beaucoup de jeunes qui s’intéressent à cette activité. D’ailleurs, vous remarquerez que 80% des exposants au Salon de Koléa sont des jeunes. Et ce qui m’a plu chez eux, c’est qu’ils font même dans l’innovation.

En effet, nous avons même vu un canon en osier, une poussette de bébé, en plus des salons, fauteuils et autres objets d’ameublement…

Les jeunes représentaient 80% des exposants en plus des enfants des familles qui exercent cette activité depuis toujours. Il y a, aussi, les dispositifs d’aides à l’emploi de l’Ansej, l’Angem et la Cnac qui ont aidé les jeunes à créer de petites entreprises familiales de fabrication d’objets en osier et de nombreux promoteurs de ces dispositifs participaient au salon. Il y a, aussi, un autre aspect d’encouragement de la population juvénile, c’est qu’elle est prioritaire dans les ateliers de formation de ces métiers qui sont organisés dans la daïra de Koléa. Même le chef de daïra, le jour de l’ouverture du salon, les a encouragés à travailler et venir se former. Le seul inconvénient est qu’il faut trouver une solution à la matière première qui est importée. Il y a une baisse dans l’importation de cette matière première à cause des restrictions budgétaires induites par la crise économique. Il y a quand même des importations par des opérateurs privés qui, malheureusement, ne ramènent pas de bons produits. Les artisans ont demandé à être impliqués dans l’importation de la matière première, et surtout de la sélection du produit, pour la pérennité de l’activité. Les artisans savent très bien le faire car ils connaissent le réseau mondial de distribution de la matière première, d’où ça vient et comment le choisir.

Ils peuvent s’organiser en coopérative, par exemple, pour importer eux-mêmes leurs produits ?

Oui, bien sûr, c’est cela notre objectif. D’ailleurs, à la fin du salon, nous les avons encouragé à créer leur association, d’identifier leurs besoins, les acteurs qui sont sur le terrain. Ce qui intéresse la CAM c’est de créer un cluster autour du métier de la vannerie. C’est-à-dire organiser la profession, car un cluster regroupe l’artisan, l’importateur et le revendeur.

C’est une sorte de conseil interprofessionnel qui regroupe tous les acteurs de la filière, non ?

Effectivement, ce genre de cluster existe déjà à Jijel, par exemple, pour les travailleurs du cuir, la bijouterie à Tamanrasset, ce n’est pas encore très développé mais le noyau existe. Le problème, ici à Tipasa, c’est que chacun travaille seul.

C’est la première fois en tout cas que les artisans se retrouvent autour d’un événement qu’est le Salon de la vannerie. Nous ambitionnons, l’année prochaine, d’organiser à Koléa le Salon national de la vannerie. Celui-ci leur permettra de faire des échanges avec leurs homologues des autres régions et, pourquoi pas, de mieux vendre leurs produits sur l’ensemble du territoire national. Il y a, aussi, les vanniers du Sud, intéressants à voir et découvrir, qui utilisent les dérivés du palmier et qui font des choses extraordinaires et méritent d’être connus. Il y a, également, les vanniers de Tizi Ouzou, de Skikda et ceux ce Boumerdès. Cet événement va nous permettre d’organiser la filière et faire en sorte de nous lancer dans l’exportation.

Est-ce bien raisonnable de parler d’exportation quand on sait que la production est faible, assez chère aussi et couvre à peine les besoins ?

On peut le faire, même si la quantité n’est pas suffisante, mais, à mon sens, si les artisans travaillent autour d’objectifs communs, ils pourront aller vers l’exportation. Je vous donne un exemple, par rapport à l’acceptation du produit algérien par nos clients étrangers. Nos artisans ont participé avec leurs produits au Festival du Cheikh Zaid d’Abou Dhabi, du village mondial de Dubaï, à Paris, à Berlin, et chaque fois, nous avons constaté un engouement pour le produit de nos artisans.

Il faut aller vers la conquête de ces marchés, mais, comme vous l’avez si bien dit, il faut d’abord penser à une clientèle interne. Les hôtels en Algérie consomment beaucoup de produits importés pour les aménagements, alors que ces derniers peuvent être produits ici. Nous avons un artisan de Koléa qui a participé à l’aménagement de l’hôtel des Zianides, à Tlemcen, avec le programme de modernisation lancé par le ministère du Tourisme. Il s’agit de Moualed Chaâbane, un jeune de Koléa qui se bat pour perpétuer ce métier et était même prêt à créer un atelier de formation, un projet contrarié par l’ex-P/APC. Châabane a travaillé avec la CAM de Tlemcen, qui lui a confié des aménagements de l’hôtel des Zianides. Cela a donné de très bons résultats qui méritent d’être généralisés.

Je connais les péripéties de cet artisan… les anciens chefs de daïra et le P/APC se sont acharnés sur lui et ont tout fait pour le décourager et empêcher la création d’un atelier de formation pour les jeunes de la ville…

Effectivement, mais celui-ci ne s’est pas découragé puisqu’il continue son travail d’artisan et arrive même à avoir des marchés en dehors de la wilaya. Donc, il s’en sort bien et travaille toujours à Koléa, sa ville. Nous avons aussi d’autres idées pour aider les femmes qui travaillent dans la vannerie, en particulier, dans la partie ouest de la wilaya et qui connaissent de gros problèmes pour commercialiser leurs produits.

Il y a, aussi, les potières de Sidi Semiane, qui font un joli travail et sont devenues célèbres grâce à leurs meubles en terre cuite…

Oui, il y a les potières de Sidi Semiane et de Larhat mais, aussi, les vannières dont les produits (des paniers, des corbeilles à pain, etc.) ont été exposés lors du Salon de Koléa. Nous avons eu un exposant ou plutôt un regroupeur d’objets, qui a récupéré leurs produits pour les faire connaître et leur trouver un débouché commercial. Il y a beaucoup de femmes qui travaillent le doum et l’alfa. Elles fabriquent, aussi, des paniers que nous sommes en train de moderniser pour les adapter au goût du jour et attirer la clientèle exigeante, qui ne s’inscrit pas dans le traditionnel pur, en en y incrustant des broderies. Notre objectif est de sortir ses femmes de l’informel et leur montrer le chemin pour commercialiser leurs produits. Ces femmes sont nombreuses, il y a des familles entières qui ne vivent que de cette activité.

Nous avons même des femmes qui exercent par ailleurs et qui, le soir, travaillent leurs paniers ou corbeilles à pain et à fruits et légumes ou autres ustensiles. Nous leur expliquons l’intérêt d’avoir une carte d’artisane qui leur donne droit à la sécurité sociale, à la Casnos, elles peuvent avoir la retraite, le remboursement des médicaments, et il y a, maintenant, un répondant. Nous ne sommes pas en mesure de donner des chiffres mais, avec nos amis de la DAS, il arrive qu’on ait plus de 50 femmes dans nos rencontres, sans oublier que le personnel de la CAM, à travers la commission de qualification qui sensibilise, de son côté, ces femmes qui travaillent à domicile. Pour celles ayant dépassé l’âge de 40 ans et qui ne peuvent pas s’inscrire dans la formation professionnelle, nous leur délivrons des attestations qui leur permettent d’accéder aux dispositifs d’aide à l’emploi et à la création d’activités.

Mais vous ne travaillez pas seulement avec les femmes de la filière vannerie ?

Pas seulement dans le domaine de la vannerie. Actuellement, nous travaillons sur les métiers de la pêche, comme celui des ramendeurs, les réparateurs de filet de pêche. Nous sommes en train d’organiser une formation pour 25 personnes, en particulier des femmes qui exercent cette activité à domicile. Alors que celle-ci nécessite un local, et pour ce faire, il faut une carte d’adhérente à la CAM qui leur facilitera la tâche. Nous avons sollicité les pouvoirs publics pour que ces femmes continuent d’exercer chez elle avec leur diplôme ou l’attestation de qualification délivrée par la CAM en attendant des jours meilleurs. Nous allons signer, incessamment, une convention triangulaire avec la Chambre de la pêche et l’Angem pour prendre en charge les ramendeurs hommes ou femmes afin de leur faciliter la tâche en matière de qualification qui leur donne droit même à enseigner leur métier.

Beaucoup de personnes ont une qualification avec une maîtrise de la technique du métier, mais comme ils ne disposent pas de diplômes, ils ne peuvent rien faire sinon rester dans l’informel. Alors, nous leur proposons ce soutien, à condition qu’ils adhérent à la CAM. Ils pourront bénéficier de formation à l’école de pêche de Cherchell et seront prioritaires en matière de crédits Angem, pour l’acquisition de matière première ou autre. L’autre exemple intéressant est celui de Khemisti, où il y a une tradition de l’anchois, une activité pratiquée par les femmes à domicile qu’il faut promouvoir. Il existait, dans le temps, à Khemisti une fête où les femmes se retrouvaient pour vendre leurs produits, en particulier, les anchois préparés et mis en boîte ou en pot pour les vendre aux consommateurs très friands de ce produit, surtout pendant le Ramadhan. Ces produits sont vendus sur les bas-côtés des routes dans des conditions d’hygiène déplorables, ce qui nous a poussé réfléchir à les organiser et leur proposer un cadre de travail plus adéquat. Nous avons pris contact avec elles pour leur demander si elles veulent s’organiser et recréer des activités qui tournent autour de la pêche. Nous sommes allés à leur rencontre avec nos partenaires, dont l’Angem.

Ces activités étaient organisées, probablement, du temps où il y avait les unités de transformation des produits de la pêche, comme la sardine, le thon… ?

Oui, effectivement, ces activités méritent d’être réhabilitées et il y a d’autres traditions à Cherchell à reprendre, telles que la broderie, dont le centre a été fermé alors qu’il s’agit d’un savoir-faire ancestral à réhabiliter absolument. Il y avait, dans le temps, une école, un joyau avec khalti Houria, et qui a été transformé en centre d’estampillage de tapis. Il couvre le centre du pays, c’est un centre régional mais comme l’entreprise de tapis est fermée pour des raisons financières liées à un problème de gestion, celui-ci est à l’arrêt. Dans l’unité de tapis fermée depuis quelques mois, il y a un patrimoine à préserver, des dizaines de maquettes de tapis qui risquent de disparaître faute d’activités. Il y a eu aussi l’unité céramique qui devait être réhabilitée et relancée dans le cadre de la coopération espagnole mais, pour l’instant, rien à l’horizon. On peut citer, aussi, le centre d’excellence de céramique, l’étude est achevée mais la réalisation est gelée alors qu’il devait offrir un site de formation pour les métiers de la mosaïque, une spécialité dans la région depuis les Romains.

La CAM est prête à reprendre une partie de cette activité qui est rattachée à la Chambre nationale. Nous avons demandé à la reprendre et l’ex-wali de Tipasa Moussa Ghelai nous l’a promis. Il a voulu garder cette unité au profit du secteur et de la wilaya de Tipasa, mais cela n’a pas encore abouti. L’ex-wali nous avait attribué le marché de proximité de la commune de Tipasa pour relancer une partie de ce projet de céramique et y apprendre aux jeunes le métier et les initier à produire des objets souvenirs de Tipasa, que le touriste pourra emporter avec lui, au lieu de vendre de la pacotille de Chine comme cela est le cas sur la piétonnière près du parc archéologique. On pourra proposer aux touristes des produits de l’artisanat local qui ne sont pas nocifs pour la santé, des objets reproduisant le mausolée royal de Maurétanie, par exemple.

La wilaya a mis à notre disposition le marché de proximité, on va y lancer les travaux incessamment pour une formation, et faire appel aux artisans, car nous avons des fours, des tours pour relancer la production d’objets en céramique et on va voir comment évoluer. On n’a pas les moyens en tant que Chambre mais nous pouvons commencer par le minimum. C’est-à-dire avec les moyens de bord, car la matière première existe dans la wilaya de Tipasa et il y a des gens qui veulent investir dans le traitement de la pâte, car celle qui existe n’est pas de bonne qualité. Si on réussit à lancer l’activité cela évitera d’importer la matière première. Notre objectif est de rassembler tout le monde autour d’un objectif et créer un cluster de la céramique et des potiers de Tipasa. Dans la Maison de l’artisanat de la ville de Tipasa nous avons, actuellement, un bureau sur place qui nous permet de nous rapprocher des artisans et des visiteurs.

Il y a, depuis peu, dans cet espace un stand de produits du terroir et naturels. Nous réfléchissons à d’autres idées comme celles-ci au niveau de Cherchell. Nous avons aussi pensé à créer une galerie de l’artisanat pour faire connaître et rendre visibles ceux qui n’ont pas de lieux d’exposition. Nous considérons qu’un artisan, dans son atelier, doit s’occuper de créer et produire et ne pas s’occuper du volet commercialisation. Cette fonction doit être confiée à d’autres. Quand on ramène des produits d’autres wilayas, c’est intéressant, car cela crée une stimulation et les artisans commencent à s’imiter les uns les autres et s’enrichir de leurs expériences communes. On crée une dynamique concurrentielle, une stimulation.

Nous avons organisé la sélection pour le prix national de l’artisanat et avons reçu 106 produits qui ont été présentés pour le concours national de l’artisanat d’art, qui se déroule chaque année, le 1er novembre et qui a gratifié la wilaya de Tipasa de plusieurs prix les années précédentes. Le céramiste Sahli Redha a eu deux ou trois prix dans ce concours, de même pour l’unité de tapis de Cherchell ainsi que le centre de broderie qui sont, malheureusement, fermés, et la robe traditionnelle et le bois sculpté de Koléa avec l’ébéniste Menouar. Une richesse artisanale à préserver et promouvoir pour le bien-être de ses habitants et pour le tourisme dans la wilaya.

Un dernier mot sur les adhésions à la Chambre de l’artisanat, depuis deux ans que vous êtes à sa tête ?

Je suis venu en 2016 et les acquis sont là, perceptibles. Selon les dernières statistiques, nous avons recensé 8 000 artisans inscrits à la Chambre répartis dans les trois créneaux que sont l’artisanat d’art, de services et de production. Depuis 2017, nous avons enregistré une grande adhésion grâce au travail de sensibilisation. Pour le mois de Ramadhan, nous prévoyons donc d’organiser l’événement sur la production d’anchois en marge de la saison estivale, le salon aussi Rihet Ramadhan, où il y aura de la poterie et autres ustensiles de cuisine. Nous allons aussi aider les femmes de la fabrication d’huile de lentisques. Je crois qu’il y a un projet européen avec la direction de l’environnement pour la production d’huile de lentisque par les femmes rurales et notre participation est de recenser les femmes qui pratiquent cette activité. Le prix de cette huile reste cher pour le moment et en la développant, nous espérons arriver à faire baisser les prix et les mettre à la portée des petites bourses.