Le docteur Saïd Sadi revient dans cet entretien sur la symbolique et la portée politique du 20 Avril qu’il qualifie de “matrice de tous les dossiers sur lesquels le pays a été amené à se pencher avec plus ou moins de lucidité”.
Acteur de ces événements historiques, Sadi considère néanmoins qu’“un combat ne donne pas le droit de se substituer aux autres générations à qui il revient de développer leur intelligence et mobiliser leur énergie”.
Liberté : Vous êtes l’auteur des appels à la marche du 7 avril à Alger et à la grève générale du 16 avril 1980, deux évènements qui ont considérablement amplifié la dynamique du Printemps amazigh. Trente-deux ans après, quel bilan faites-vous du combat initié par votre génération ?
Saïd Sadi : Il faut constater, aujourd’hui, que si le 20 Avril est assumé, voire revendiqué par tant de monde, c’est qu’il n’est pas orphelin de l’Histoire.
Quand un acte politique résonne positivement dans la mémoire collective malgré les fardages et les censures officielles, cela veut dire que cet épisode est entré dans la mémoire collective. Je suis persuadé que quand l’Algérie sera rendue à son peuple, le 20 Avril sera consacré journée fériée.
Regardez dans notre passé. À part le 1er Novembre et le Congrès de la Soummam, et encore pour ce dernier cas les attaques et les polémiques n’ont pas manqué, il n’y a pas d’autre moment historique qui ait survécu et qui soit célébré spontanément par les citoyens, y compris les jeunes qui n’ont pas vécu les faits. Ceci pour l’aspect symbolique. D’un point de vue politique, et malgré les réticences des intellectuels à assumer un moment d’évolution qualitative majeur qu’ils n’ont pas vu venir, Avril 80 a été la matrice de tous les dossiers sur lesquels le pays a été amené à se pencher avec plus ou moins de lucidité : droits de l’Homme, pluralisme politique et syndical, statut de la femme, réformes institutionnelles, devenir nord-africain… Le Printemps amazigh n’est pas seulement une irruption de la mémoire identitaire, c’est le jaillissement d’une conscience citoyenne niée.
Cela dit, tout n’est pas rose non plus. Des dérapages ont bien évidemment eu lieu et des tentatives de manipulation se font jour ici et là, mais elles sont restées sans grand dommage parce que, justement, Avril 80 est rentré dans le patrimoine mémorial communautaire qui protège des instrumentalisations.
La réflexion sur cet événement a besoin de plus d’espace politique et d’autonomie intellectuelle pour connaître de façon précise la vérité des faits et les prolongements, impacts et déclinaisons de l’évènement dans toutes ses dimensions.
Oui, je crois qu’Avril 80 est une date charnière dans l’histoire de l’Algérie contemporaine. Il n’était pas acquis de faire plier un pouvoir, né et fonctionnant dans la violence, par des luttes pacifiques, inconnues dans le glossaire politique algérien
Aujourd’hui, l’essentiel des thématiques (démocratie, libertés, pluralité identitaire…) qui structurent le débat public algérien sont le fait de votre génération.
Les victoires seront acquises le jour où tous les dossiers déclinés par Avril 80 seront des réalités institutionnelles. On en est loin. Mais je pense que dans une phase historique qui avait condamné le pays aux slogans et aux sectarismes tiers-mondistes, le fait d’avoir eu la capacité d’identifier les vrais problèmes du pays, de leur avoir donné du sens politique, de les intégrer dans une vision démocratique pour en faire un projet reconnu actuellement comme le plus pertinent, alors que les moyens de communication de l’État étaient mobilisés pour distiller le contraire de cette alternative, est une vraie avancée. À chaque étape, l’esprit d’Avril avec sa ferveur, ses valeurs et ses règles pèse sur le débat national.
La revendication intangible de l’officialisation de la langue amazighe n’a pas occulté les autres aspirations : on a parlé plus haut de la renaissance de la conscience citoyenne qui s’engage pour les droits de l’Homme, pour les réformes politico-administratives, les libertés syndicales et, aujourd’hui, pour défaire un hold-up électoral qui livre la représentation nationale à la délinquance et à la prédation. Cette plasticité et cette pérennité confèrent à Avril 80 un label et un potentiel qui le distinguent des révoltes, souvent légitimes par ailleurs, qui restent sans lendemain. Alors, est-ce que notre mission est accomplie ? Aucune mission politique n’est achevée puisque, quand on a le bonheur de voir une espérance se concrétiser, il faut veiller à en protéger les acquis. Mais, il ne faut pas que notre génération commette l’erreur de celles qui l’ont précédée. Avoir mené un combat ne donne pas le droit de se substituer aux autres générations à qui il revient de développer leur intelligence et de mobiliser leur énergie pour profiter et non subir l’expérience des aînés.
Contrairement au Maroc qui vient de doter tamazight d’un statut de langue officielle, l’Algérie, qui est pourtant le berceau de la revendication identitaire, rechigne à le faire alors qu’une bonne partie de la population le revendique. Un commentaire ?
Vous pouvez ajouter que c’est le Maroc qui demande de remplacer l’Union du Maghreb arabe par l’Union du Grand-Maghreb pour évacuer la mutilation qu’induit un qualificatif exclusiviste. L’explication à l’incohérence que vous soulevez est relativement simple. Dans notre région, nous sommes un anachronisme institutionnel. Le Maroc est une monarchie, la Tunisie est une nation républicaine, l’Algérie est un service de renseignement. Si Avril 80, né et assumé en Algérie, a mieux résonné au Maroc, c’est qu’il y a plus de capacité d’écoute, d’évolution et de vision à Rabat qu’à Alger.
Selon vous, les idéaux et les valeurs dont est porteur le combat pour l’amazighité sont-ils assimilés par la nouvelle génération ?
Je pense que oui car nous avons d’instinct couplé la revendication identitaire à l’émancipation démocratique. Cela a élargi le champ des interprétations et des interventions, rendant du coup plus difficiles les manipulations politiciennes. La preuve est que malgré les moyens colossaux mis en œuvre pour détourner ou polluer Avril 80, la dynamique reste toujours inscrite dans les mêmes perspectives politiques et éthiques, en dépit de ressacs conjoncturels.
Rappelez-vous les mises en scène de 2001 par lesquelles le pouvoir, croyant retourner à son profit les conséquences de ses crimes, a pensé capter et domestiquer les revendications historiques du Printemps amazigh. Voyez ce qu’il en est aujourd’hui. Pour autant, les nouvelles générations n’ont pas à nous imiter. Le monde a changé et la révolution informatique a transformé les rapports de force dans le champ informationnel, les dictatures tombent les unes après les autres, l’islamisme est contraint de s’étalonner à des normes dont il se croyait exonéré et l’Afrique du Nord est en train de s’inviter en tant que perspective régionale incontournable. Les nouvelles générations doivent se protéger des appâts que leur tend le système pour réduire leur vie au gain facile et au contournement des règles sociales qui nous rappellent que notre destin individuel ne vaut que s’il s’accomplit dans le respect et l’harmonie générale.
Si l’Amazigh a traversé 3.000 ans d’épreuves, c’est aussi parce que nos ancêtres ont su comprendre que l’homme, avant d’être un ventre, est un cœur et une âme.
Que fait et comment vit Saïd Sadi aujourd’hui ?
C’est une autre vie. Je m’occupe autrement. J’ai plus le temps pour écrire, réfléchir, observer et rencontrer des personnes que mes charges précédentes ne me laissaient pas le temps de voir. J’interviens quand on me sollicite pour donner un avis sur notre pays et je suis, je l’avoue avec une certaine fierté, l’évolution du RCD qui vient de tenir son premier conseil national sans ma présence. La gestion de la session par le nouveau président, la mobilisation et la qualité des débats semblent avoir été dignes des engagements pris au congrès.
C’est un peu paradoxal, mais je suis plus heureux des travaux auxquels je n’ai pas assisté. Vous qui parliez de la capacité des nouvelles générations à assimiler la philosophie d’Avril 80, vous en avez là un bon exemple. Notre génération a une ultime obligation. Nous avons le devoir de témoigner pour éviter qu’Avril 80 ne subisse le sort du combat libérateur. C’est une belle et passionnante mission.
Par : Arab Chih, Liberté Algérie