Russie : Séries et films testent les limites de la liberté d’expression

Russie : Séries et films testent les limites de la liberté d’expression

Une série qui se moque des élites corrompues, un film plaidoyer contre une justice aveuglément cruelle… Plusieurs œuvres récentes testent les frontières de la liberté d’expression dans une Russie où la critique du pouvoir a disparu de médias grand public sous strict contrôle.

Lancée mi-août sur la populaire chaîne TNT, «Résidence surveillée» suit sur le ton de l’humour les pérégrinations d’un maire corrompu, rappelant les affaires qui éclatent régulièrement au niveau local. Quelques semaines plus tard, un biopic relatait sur les écrans le combat de l’écrivain Léon Tolstoï pour sauver de la peine de mort un jeune soldat à l’époque tsariste, résonant avec la dureté de la justice russe face à ceux qui remettent en cause le système.

Ces dernières années, plusieurs films se sont intéressés à la politique, à l’image des «Vacances du président», comédie dans laquelle un acteur ressemblant à Vladimir Poutine joue le rôle d’un président tentant de passer des vacances incognito en Crimée.

Mais pas question d’aller trop loin. Les médias ont été repris en main dès les premières années de pouvoir de Vladimir Poutine dans les années 2000, cantonnant à internet toute critique frontale du Kremlin. Au cinéma, des films abordant des sujets de société jugés trop sensibles sont privés d’aide publique, comme le très noir dernier long-métrage d’Andreï Zviaguintsev, voire interdits comme la comédie franco-britannique «La mort de Staline», dont le traitement burlesque des luttes de pouvoir suivant la mort de Staline en 1953 a été jugé offensant.

Serebrennikov, Vassilieva et les autres

La série hebdomadaire «Résidence surveillée» suit les aventures d’un maire d’une ville de province, assigné à résidence après avoir été pris en flagrant délit de corruption. Drôle, elle se veut aussi réaliste. Son créateur Semion Slepakov assure qu’un ami en résidence surveillée – qu’il refuse de nommer, lui a donné des conseils tandis que le service pénitentiaire a montré aux scénaristes comment, par exemple, attacher un bracelet électronique. «Les assignations à résidence sont sur toutes les lèvres en ce moment», explique à l’AFP Semion Slepakov, installé dans son bureau décoré d’affiches de séries américaines comme Seinfeld ou Californication.

Parmi les exemples récents figure le metteur en scène de théâtre et de cinéma Kirill Serebrennikov, assigné à résidence dans son appartement de Moscou depuis plus d’un an pour une controversée affaire de détournement de fonds. Semion Slepakov cite, lui, le cas d’une ancienne haute fonctionnaire du ministère de la Défense, Evguénia Vassilieva, dont les deux ans et demi d’assignation à résidence dans son très luxueux appartement moscovite, dans l’attente de son procès pour détournement de fonds, avaient suscité les moqueries. «Ce qui comptait pour moi, c’était l’ironie de ces assignations à résidence, que des gens détenus pour des crimes économiques soient maintenus dans de bonnes conditions», explique Semion Slepakov.

«Loin de la Corée du Nord»

Dans sa série, toutefois, le maire assigné à résidence doit quitter son grand appartement pour un logement communautaire, loin du confort qu’il connaissait. Si le site d’information indépendant Meduza a salué la série, «une charmante satire de la corruption des autorités», d’autres l’ont critiquée, estimant qu’elle donne une image positive des services de sécurité.

«Diffuser ‘Résidence surveillée’ est un signal évident de ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, ce qu’on peut toucher et ce qu’on n’a pas le droit de toucher», dénonce par exemple le journal Novaïa Gazeta. La série se concentre sur la corruption des élites au niveau local, souvent au cœur de scandales mis en avant par des autorités soucieuses de montrer qu’elles luttent contre ce fléau. Ces affaires sont largement traitées par les médias publics, silencieux en revanche sur les enquêtes anti-corruption de l’opposant Alexeï Navalny qui s’intéressent aux plus hauts niveaux de l’Etat russe.

Semion Slepakov réfute avoir retenu ses coups pour éviter une censure. «Je pense que ces mises en garde venues d’Occident, selon lesquelles tu ne peux pas sortir du lot sans risquer une raclée, sont exagérées. Nous sommes loin d’être la Corée du Nord», explique-t-il.

«Pas ravie» Quelques semaines après sa série télé, c’est un film basé sur la vie de Léon Tolstoï qui a attiré l’attention. Dans «L’histoire d’une nomination», le jeune romancier tente de sauver “en vain” un jeune aide de camp d’une exécution, pour avoir frappé un officier supérieur, plaidant la clémence face au système judiciaire tsariste démesurément sévère. «Vous faites automatiquement le lien avec le procès d’Oleg Sentsov», a écrit le critique de cinéma Andreï Plakhov, faisant référence au cinéaste ukrainien condamné à 20 ans de prison pour «terrorisme».

Dans le film, le procureur affirme que la sécurité nationale exige des mesures sévères, assurant que la Russie est «entourée d’ennemis extérieurs» et déchirée par ses ennemis de l’intérieur, une rhétorique courante dans la Russie d’aujourd’hui.

La réalisatrice Avdotia Smirnova, dont le mari Anatoli Tchoubaïs est considéré comme le père des privatisations russes après la chute de l’Union soviétique, a exhorté les autorités à gracier Kirill Serebrennikov et d’autres personnalités de la culture en attente de procès. Mais elle précise aussi que son film n’a aucun rapport avec Oleg Sentsov, dont l’arrestation est intervenue après l’écriture du scénario. «Pour être honnête, je ne suis pas ravie que la situation actuelle fasse autant parler du film», a-t-elle déclaré. «J’espérais que nous avions passé un cap, mais c’était en vain».