Rumeurs et luttes de clans en Algérie

Rumeurs et luttes de clans en Algérie

Elles avaient éclaté en place publique lors de la campagne présidentielle de 2014. Elles ne cessent depuis de prendre de l’ampleur. Un an et demi après la réélection d’Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’Algérie pour un quatrième mandat, les luttes de clans autour de la succession du président malade se font plus dures. Arrestations et condamnations de généraux, remaniements au sein des services de renseignements, attaques politiques, loi de finances chahutée : les rivalités internes au système s’étalent à la une des journaux sous le regard désabusé des Algériens.

Très affaibli, Abdelaziz Bouteflika n’apparaît que très rarement. Ses voyages supposés et réels en Europe pour se faire soigner – le dernier a eu lieu à Grenoble les 3 et 4 décembre – alimentent régulièrement les rumeurs. Et les déclarations rassurantes des autorités peinent à convaincre que le président assure normalement ses fonctions. « Nous vivons une non-présidence. La conséquence, c’est que des acteurs nouveaux émergent dans le système et perturbent le jeu traditionnel »,analyse le sociologue Nacer Djabi.



Secousse politique

Les faits les plus spectaculaires ont touché l’armée, l’institution au cœur de la vie politique du pays depuis 1962 et théâtre de profonds remaniements. Au cours des derniers mois, plusieurs dizaines d’officiers du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), le puissant service de renseignements, ont été mis à la retraite ou écartés. En septembre, c’est le légendaire chef du DRS, à la tête de l’institution depuis vingt-cinq ans, le général Mohamed Mediène dit « Toufik », qui était officiellement mis à la retraite par la présidence.

Son départ était déjà un événement, il ne s’est pas arrêté là. Le 4 décembre, le général Toufik, l’un des hommes les plus énigmatiques du pays (en vingt-cinq années d’activité, seules quelques photos de lui avaient filtré), sortait de son silence, adressant une lettre à plusieurs journaux.

Le général y expliquait vouloir défendre l’un de ses subalternes, le général Hassan, ex-responsable de la lutte antiterroriste au sein du DRS, tout juste condamné à cinq ans de prison pour insubordination et destruction de documents, au terme d’un procès à huis clos. Cette prise de parole d’un chef du DRS était sans précédent dans l’histoire du pays.

A Alger, cette sortie a été interprétée comme un nouvel épisode, mais aussi un durcissement, dans la lutte opposant le clan présidentiel composé du chef de l’Etat et de ses proches, en particulier son frère Saïd, du chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd Salah, allié à certains hommes d’affaires, à celui des dirigeants du DRS, qui seraient aujourd’hui en délicatesse dans le cadre de la succession du président Bouteflika.

Autre secousse politique récente : début novembre, dix-neuf personnalités algériennes, réputées proches du chef de l’Etat, signaient une lettre dans laquelle ils dénonçaient la « dégradation du climat général », sous-entendant que le président n’avait plus la maîtrise de la décision, et demandaient à le rencontrer. L’initiative a fortement déplu au pouvoir. « Ce n’est pas un événement », commentait sèchement le premier ministre, Abdelmalek Sellal, interrogé par Le Monde sur le sujet, visiblement peu désireux de s’étendre sur le sujet.

Symboliquement, le coup porte. Parmi les principales signataires figurent Khalida Toumi, qui a été ministre de la culture du président Bouteflika de 2002 à 2014, ou encore Zohra Drif Bitat, figure de la lutte pour l’indépendance, toutes deux fidèles soutiens du chef de l’Etat mais aussi de sa candidature à un quatrième mandat en 2014 malgré son état de santé. Sollicitées par Le Monde, ni l’une ni l’autre n’a accepté de s’exprimer sur leur initiative, expliquant que le sujet est une affaire strictement « algérienne ».

Incertitude et confusion

« Ils ne veulent pas être en rupture totale avec le président ou apparaître dans l’opposition », estime pour sa part le sociologue Nacer Djabi, pour qui « l’épisode a surtout mis en lumière le changement en cours au niveau des élites avec la percée de personnalités du secteur privé ». Le groupe des « 19-4 », comme l’a baptisé la presse (quatre signataires s’étant par la suite retirés de l’initiative), pointait en effet l’influence croissante dans les sphères du pouvoir d’acteurs économiques. « C’est l’émergence d’une nouvelle élite, ces hommes d’affaires qui ont l’oreille de l’entourage présidentiel, surtout celle du frère Saïd, et qui bousculent les élites traditionnelles », confirme M. Djabi.

« On braque les projecteurs sur un malade pour cacher le vrai malade : le régime, incapable d’imaginer autre chose que ce qu’il a fait jusqu’ici »

Ces recompositions, opérées dans l’opacité, nourrissent incertitude et confusion. « Dans le cadre de la succession, chacun essaie d’être en meilleure position possible avec des alliances solides, vis-à-vis des groupes au sein du système mais aussi dans l’opinion », analyse le journaliste d’El Watan Hacen Ouali, pour qui « ça piège tout le monde : personne n’émerge, personne n’avance, et c’est du temps perdu pour le pays ». L’opposition a le plus grand mal à se faire entendre.

« On braque les projecteurs sur un malade pour cacher le vrai malade : le régime, incapable d’imaginer autre chose que ce qu’il a fait jusqu’ici », estime pour sa part Sid Ahmed Ghozali, ancien premier ministre passé dans l’opposition, qui dénonce une fuite en avant devant les questions de fond, au premier rang desquelles la situation économique plombée par la dégringolade du prix du pétrole.

Des députés de l'opposition envahissent la tribune de l'Assemblée nationale pour manifester leur opposition à la loi de finances 2016 à Alger, le 30 novembre 2015.

La principale ressource du pays est passée sous la barre des 40 dollars le baril quand celui-ci devrait atteindre 120 dollars pour assurer au pays un budget à l’équilibre. Le projet de loi de finances 2016 a été adopté par les députés, le 30 novembre, dans un climat de fronde.

Le texte prévoit des augmentations de taxes sur le gasoil ou la consommation d’électricité. Même minimes, celles-ci sont politiquement très sensibles alors que le pouvoir s’assure une paix sociale par la redistribution d’une partie de la manne pétrolière à travers les transferts sociaux (estimés à un quart du PIB).

Beaucoup s’interrogent : que se passera-t-il lorsque, les réserves épuisées, les effets de ce choc pétrolier se feront réellement sentir sur la vie quotidienne des Algériens ? « Cela signifierait que l’on coupe le seul lien existant entre le pouvoir et les citoyens », rappelle M. Djabi.