Quelle retombée, en termes de lutte antiterroriste internationale, peut avoir l’annonce solennelle par Barack Obama du décès de la figure charismatique d’Al Qaïda, Oussama Ben Laden ? Au-delà de sa portée symbolique et de ses conséquences politiques, cette «victoire» pourrait provoquer une mutation du terrorisme islamiste, selon plusieurs spécialistes du monde arabe.
En effet, les nombreuses «filiales» de l’organisation, dont sa branche maghrébine (Aqmi), se sentant libres de leurs mouvements, pourraient entreprendre une vaste opération de déstabilisation des régions dans lesquelles elles activent. Leur volonté de faire perdurer l’héritage idéologique de leur chef spirituel pourrait potentiellement les inciter à prendre de nouvelles initiatives, en particulier contre les intérêts occidentaux ; scénario pris au sérieux par les gouvernements concernés, qui s’apprêtent à anticiper une montée en puissance des attentats terroristes ces prochaines semaines.Comme l’a déclaré Roland Jacquard à nos confrères d’El Watan, «Ben Laden est mort, reste son organisation».
Le président de l’Observatoire international du terrorisme met l’accent sur la spécificité de la branche maghrébine, très proche des numéros deux et trois d’Al Qaïda, Aymen el Zawahiri et Abou Yahia Al Lybi, qui ne tarderont certainement pas à demander des représailles contre les Etats-Unis et l’Occident plus généralement. «Il est certain que ces deux chefs demanderont à Aqmi de monter des actions, notamment contre les intérêts français et américains dans la région. Cela étant dit, l’élimination d’Oussama Ben Laden va sans doute fragiliser la position des katibas algériennes qui détiennent les otages français.
C’est la raison pour laquelle il faut maintenir la vigilance à un niveau très élevé.» «Ils ne vont pas laisser l’élimination de leur chef historique impunie. Les pays occidentaux, en Europe et aux Etats-Unis d’Amérique, ont d’ailleurs revu à la hausse le niveau de vigilance, car ils risquent d’être confrontés à des réactions violentes des groupes terroristes intégristes, que ce soit sur le sol européen ou bien par des attaques contre des intérêts occidentaux où qu’ils se trouvent (Afghanistan, Pakistan, Maghreb, etc.)», a-t-il ajouté. La coopération anti terroriste internationale doit donc s’intensifier, selon Roland Jacquard, pour lutter fermement contre les potentielles actions terroristes qui vont probablement être menées prochainement, et qui pourraient toucher, tant les intérêts occidentaux que la sécurité des habitants des régions où se déploie ce type d’organisation.
La synergie des compétences intergouvernementales, sans ingérence politique, – condition sine qua non pour leur réussite -, entre l’Algérie, la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis notamment, serait un moyen efficace afin d’éradiquer le terrorisme au Sahel, les gouvernements subsahariens ayant affiché une incapacité à empêcher la multiplication des camps d’entraînement djihadistes en leur sein. Néanmoins, beaucoup de blocages de nature politique pourraient empêcher le renforcement de la coopération inter-Etats, qui pourrait pourtant s’avérer être un moyen efficace pour endiguer un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur, et qui pourrait s’intensifier suite à l’annonce du décès d’Oussama Ben Laden.
La complémentarité des moyens ou le compromis conjoncturel ?
Les capacités, en termes logistiques, des services de sécurité occidentaux, alliées au savoir-faire sur le terrain des forces militaires algériennes, pourraient constituer une force de frappe assez conséquente pour faire face à un défi sécuritaire qu’il va falloir affronter. La nature «no man’s landienne» des pays du Sahel ayant favorisé l’implantation, ces dernières années, de camps d’entraînement satellites d’Al Qaïda, qui se sont distingués par une multitude de prises d’otages d’étrangers, plus particulièrement des ressortissants français, l’Algérie a, de son côté, dû faire face à de nombreuses tentatives d’attentats et des menaces répétées et réitérées par les dirigeants de l’Aqmi.
L’échec de l’opération menée récemment par les forces armées françaises afin de libérer des otages détenus au Niger, qui s’est malheureusement soldée par un bain de sang, a démontré une insuffisance réelle de la France en termes de capacité d’appréhension des procédés employés par les terroristes de cette région.L’Algérie, quant à elle, aurait potentiellement besoin d’avoir recours aux moyens technologiques à disposition des services de certains Etats étrangers, qui ne sont pas encore en possession de nos forces de sécurité, ou qui ne sont pas parfaitement maîtrisés, notamment pour cibler ces attaques ou pour anticiper de futures actions terroristes menaçant la sécurité nationale.
Les gouvernements occidentaux feraient donc une grave erreur, si par malheur ils décidaient d’intervenir directement en Afrique pour protéger leurs intérêts économiques et financiers. Cela provoquerait in extenso une coalition des populations autochtones avec les terroristes d’Al Qaïda ; ces derniers se sentiraient en effet agressés dans leur identité et pourraient finir par épouser, en réaction à l’agression étrangère, les revendications des groupes terroristes activant dans leurs régions. D’où la volonté des Etats-Unis de privilégier une solution intrarégionale, l’Algérie paraissant être la mieux armée pour éradiquer le terrorisme au Sahel ; ce qu’elle s’attelle d’ailleurs à accomplir depuis quelques années maintenant, avec succès.Un autre élément pourrait plaider en faveur d’un renforcement de la coopération antiterroriste internationale : la volonté de certaines puissances occidentales à opérer un dépassement des «vieux contentieux historiques», liés plus précisément aux atrocités commises lors des périodes coloniales. En effet, laisser les gouvernements africains directement concernés gérer leur propre situation sécuritaire, sans ingérence étrangère, démontrerait une volonté des puissances occidentales de rompre avec une pratique néocoloniale bien trop usitée jusqu’à présent.Cette nouvelle appréhension de la coopération antiterroriste pourrait, sur le plan de la symbolique, constituer une avancée majeure au niveau des relations diplomatiques africano-occidentales ; les vieilles rancœurs étant mises de côté, une nouvelle ère dans les relations entre les différentes «civilisations» pourrait voir le jour.Les calculs géostratégiques ne sont également pas à écarter. La France veut, par exemple, «court-circuiter» les Etats-Unis et la Chine, qui ont de plus en plus d’influence sur les Etats africains, Paris ayant perdu énormément de terrain sur le plan économique et diplomatique ces dernières années en Afrique.
Pour neutraliser cette propension prédatrice de l’Occident, le refus de toute ingérence dans les affaires internes des autorités subsahariennes devrait empêcher certains «oiseaux de proie» de déployer leurs ailes…L’Algérie, de son côté, pourrait asseoir son statut de grande puissance continentale, si celle-ci arrivait à éradiquer le terrorisme au Sahel, démontrant à cette occasion sa force de frappe militaire et sa capacité à coopérer d’égal à égal avec les grandes puissances occidentales.Elle empêcherait également par voie de conséquence la France d’étendre son influence et sa domination sur les gouvernants africains. Pour inverser cette tendance, une participation à l’élaboration des stratégies militaires en amont et avec les gouvernements concernés, pourrait s’avérer efficace. «Tout ce qui se passe dans le Sahel répond à l’objectif de certaines puissances occidentales d’isoler l’Algérie et d’éviter qu’elle ne puisse jouer son rôle de leader régional en matière de lutte antiterroriste», avait estimé à ce propos le directeur général du Centre africain d’études et de recherche sur le terrorisme (Caert), Lies Boukraa.
L’incompatibilité des stratégies ou les réflexes liés au poids de l’histoire
La propension de la France à s’ingérer dans les affaires politiques des gouvernements africains pourrait néanmoins constituer un véritable obstacle à l’avènement d’une quelconque coopération sécuritaire intergouvernementale régionale.Les réflexes coloniaux sont effectivement toujours présents chez les autorités françaises quel que soit le type de situations auquel elles sont confrontées : économiques, diplomatiques ou sécuritaires.Une illustration parfaite de cet atavisme est l’intervention récente de leurs forces armées en Côte d’Ivoire et en Libye, au motif de faire triompher la démocratie et d’empêcher que des massacres de civils ne soient perpétrés par les «méchants» dictateurs au pouvoir. Dictateurs qui étaient considérés comme des amis de la France quelques mois auparavant, étrange retournement …Le directeur du CAERT, M. Lies Boukraa, avait également déclaré à ce propos, lors de son récent passage à Alger que «l’assistance des puissances occidentales aux pays du Sahel dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ne doit pas dégénérer en une ingérence étrangère dans les affaires de ces gouvernements».
Autre option diplomatique pouvant démontrer la volonté de la France d’empêcher l’affirmation de l’Algérie en tant que puissance militaire continentale : la position partiale du gouvernement français, concernant le sujet délicat du Sahara occidental. Parti pris qui consiste à défendre «mordicus» les positions marocaines, alors que les autorités algériennes appellent purement et simplement au respect des résolutions onusiennes, qui prônent la mise en place des conditions de l’autodétermination du peuple sahraoui, cette stratégie consiste à employer le vieux procédé du «diviser pour mieux régner».La «posture» de Paris par rapport aux otages français détenus par les terroristes de l’Aqmi pourrait aussi freiner un éventuel approfondissement des coopérations antiterroristes inter-Etats. En effet, les autorités françaises se sont permis récemment d’octroyer des rançons aux activistes islamistes, afin d’obtenir la libération de leur ressortissant Pierre Camatte, détenu au mali. Cette initiative, prise sans prévenir leurs homologues algériens, ne peut qu’encourager le «business» du kidnapping au Sahel, et
«braquer» les autorités africaines théoriquement indépendantes, qui se sentent ainsi dépossédées de leur souveraineté. M. Abdelkader Messahel, ministre délégué chargé des Affaires maghrébines et africaines, avait d’ailleurs déclaré à ce sujet qu’il «était évident que la question de la sécurité dans le Sahel relevait de la compétence des Etats de la région», idée qui n’arrive a priori toujours pas à germer dans la tête des dirigeants français, contrairement aux Américains qui manifestent de plus en plus de confiance aux puissances régionales pour régler une question qui les concerne en premier lieu.
Autre membre du gouvernement à s’être offusqué de la méthode employée pour libérer Pierre Camatte, Daho Ould Kablia, ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales, qui a vertement protesté suite à la conclusion d’un petit arrangement entre la France et le Mali consistant à échanger des prisonniers contre la libération de l’otage français, qui plus est «dans le dos» des autorités algériennes, attitude pas très constructive pour employer un euphémisme.
Mais ce qui pourrait plaider contre l’avènement de toute coalition militaire «extracontinentale» au Sahel est le risque sécuritaire que prendraient les dirigeants des pays nord-africains en s’alliant aux puissances occidentales, même ponctuellement.
Les terroristes de l’Aqmi concluraient, de fait, que ceux-ci sont acquis aux «croisés ennemis de l’islam» ; ce qui ferait grimper en flèche les risques d’attentats terroristes éventuellement commis par l’Aqmi au Maghreb et, par ricochet, en Algérie.En définitive, quelles que soient les divergences de vues, d’appréciation et de contradiction d’intérêts objectifs, Alger demeure un acteur incontournable de la lutte antiterroriste dans la région du Sahel, acteur avec lequel il va falloir compter, d’autant plus que les événements en Libye laissent entrevoir une détérioration de la situation sécuritaire en Afrique du Nord ces prochaines semaines.