Révision de la constitution, charia et libertés fondamentales

Révision de la constitution, charia et libertés fondamentales

Janus l’Algérien, dieu du statu quo, s’apprête à offrir un vil cadeau au peuple pour fêter le cinquantenaire de l’indépendance nationale : une révision constitutionnelle hors du temps, de la citoyenneté et des libertés fondamentales.

Abdelaziz Bouteflika

C’est pour cela que le boycott des législatives de 2012 est légitime et la désobéissance civile un droit qui rétablit le peuple dans sa souveraineté, par l’action libre pour la constitution d’un Etat de droit. Pour renforcer l’illusion du changement, qui lui a été imposé par la conjoncture internationale, et pour tromper l’opinion nationale, le pouvoir central procède actuellement à des manœuvres, pour laisser la voix libre au nouveau plan de ravalement de la façade démocratique. Constituée par la coalition FFS, RAV (rassemblement de l’Algérie verte), Bouteflika et son cercle de proches conseillers assistés par les services qui demeure le centre du pouvoir de décision. D’abord, par la récupération de Karim Tabbou de sa position de boycott des législatives, pour neutraliser toute possibilité d’implosion du FFS, qui représente le dindon de la farce de cette grotesque manipulation. Ensuite, par l’implosion et l’affaiblissement du FLN et du RND par les services, au pire par la fraude électorale si nécessaire, pour leur éventuelle exclusion, afin de satisfaire la demande populaire qui ne veut plus d’eux au gouvernement. Il n’est pas exclu non plus que le parti des travailleurs de Louisa Hanoune ne rejoigne le FFS pour équilibrer la présence au sein de l’assemblée nationale entre le FFS et le RAV, pour exclure toute possibilité d’hégémonie des islamistes. L’association du FFS et du RAV qui semble à priori contradictoire, tenant compte de leurs lignes idéologiques respectives qui sont aux antipodes, dont le RAV, qui se réclame d’un islam politique et qui est favorable à l’application de la charia, même partielle, le FFS et le PT plutôt favorables à un État laïc, a été réglée par une déclaration fracassante de Hocine Aït Ahmed président du FFS, qualifiant les partis laïcs, refusant d’être complices de cette illusion du changement, d’intégristes anti-islamistes.

La démarche du FFS et du PT n’est pas un tournant dans leur principe idéologique. Cette stratégie d’accès au pouvoir au détriment de leur identité politique affichée, à déjà était mise en œuvre à Sant’Egidio en 1995. À cette époque, ils avaient aussi trouvé un compromis pour leur association avec le FIS dissous, pourtant partisan d’une stricte application de la charia. Par ailleurs cette campagne de rapprochement du FFS avec le courant islamiste avait été accéléré durant le second semestre de l’année 2011, par une série d’articles**, notamment, de l’un de ses idéologues, Arezki Derguini, actuellement tête de liste du FFS a Bejaia, justifiant le référence à la charia pour une éventuelle constituante, dans un « bricolage »*** discursif, autiste à la raison universelle et enrobé d’un populisme circonstantiel à qui veut l’entendre.

La démarche de cette hybridation idéologique consiste en une stratégie discursive, qui pour clore le débat, avant même de l’engager, met en avant une société croyante et sa foi en l’islam. C’est un impératif de méthode et de rigueur scientifique, pour tout discours et tout savoir, que de préciser son objet et d’en clarifier le lexique comme la sémantique. Parler de l’islam nécessite de dissocier les principes moraux du système politique, les commandements religieux du droit positif, en un mot, le dogme de l’histoire. La perception de l’islam qui sert de référence à cette idéologie est un corpus intellectuel produit dans un certain contexte historique. Ce corpus donne une certaine lecture du dogme, qui a aussi imposé une certaine conception de la religion, de la société, de ses institutions politiques, de ses mœurs et de sa régulation. Cette perception de l’islam continue d’être déterminante pour la pratique sociale. Cette lecture du dogme, ne prend pas compte de la réalité historique, Elle en fait une représentation dont se nourrit encore l’imaginaire collectif de la société musulmane. Elle se généralise aujourd’hui aussi bien à l’islam politique contestataire, qu’a celui du nationalisme conservateur véhiculé incontestablement par le parti du FFS.

Ce corpus a émergé à l’époque où un discours dominant a fini par s’imposer vers le XIe siècle autour des acharites en tant qu’expression authentique de la doctrine du sunnisme. À cette époque fut établie l’orthodoxie en mode de pensée dont les dogmes et les principes sont élaborés dans le cadre de cette doctrine. Depuis la même pensée unique s’est imposée, inaugurant un millénaire d’occultation et de censure. La diversité des courants fut méconnue, et la pensée libre et rationnelle purement et simplement évincée. Cette pensée unique s’est faite orthodoxie et est encore largement dominante, paralysant l’esprit critique, enfermant la masse dans ses certitudes. Signant la victoire de Ghazali sur Ibn Roshd, de l’antirationalisme sur le rationalisme. Ce discours dominant rempli de normativité, et qui se veut lui-même normatif, sacralisé, il se refuse au changement, immuable et inaltérable. Il est répété tel quel depuis des siècles. C’est au nom de ce discours que parle l’islam politique et le nationalisme conservateur.

C’est aussi à ce discours que se réfèrent le pouvoir algérien et ses idéologues d’occasion, dans une démarche coercitive, et à l’histoire qu’il a produit qui est comprise comme processus de mise en place d’un État, en tant que système institutionnel, un complexe de structures comportant des institutions et des régulations conçues pour fonctionner harmonieusement et efficacement. Ce système, qui présuppose un ordre de droits, un système de valeurs, sert d’une façon assurée, les objectifs pour lesquels il a été conçu et mis en place. Mais ce système, pose problème, quant à son adéquation à sa fonction, qui consiste dans sa capacité à répondre aux aspirations du peuple, universellement partagées, celles d’égalité des droits, de participation politique, de progrès économique et social et d’épanouissement culturel. Car, ce sont ces valeurs et aspirations fondamentales, constituant un socle de droits universels, adoptées à l’échelle de l’humanité entière, qui définissent le rôle de l’État, et non l’accomplissement de quelque conservatisme dérivé de la jurisprudence islamique médiévale et légitimée au nom de l’islam. L’histoire, ici convoquée, pour les fondements de l’État algérien et la révision constitutionnelle qui s’annonce, condamne la société à subir un décalage par rapport à la contemporanéité et prive ses sujets d’accès à la citoyenneté et aux libertés fondamentales.

Devant cette future assemblée nationale, qui s’apprête à se dessiner aux couleurs nationalo-islamiste, et qui laisse présager la reconduction du conservatisme propre à l’islam politique, associé à son corollaire, la brutalité de l’autoritarisme que veille la police politique, la révision constitutionnelle qu’elle annonce, qui sera à l’image de cette assemblée sans substance politique contemporaine, ne peut déboucher autrement qu’à un simulacre de transition vers un leurre de démocratie. Un vil cadeau, que le pouvoir promet d’offrir sournoisement au peuple pour fêter le cinquantenaire de l’indépendance nationale. Confié machiavéliquement à une sorte de Janus algérien, dieu du statut quo, nain de surcroît en toute compétence, dépourvu de la face tournée vers l’avenir, vers la transition et vers le changement, figé sur le passé et sur le discours identitaire et reclus dans une fantasmagorique transition prêtée au 1° novembre 1954.

Le discours identitaire considère que l’universalité de la modernité cache la vocation expansionniste de l’Occident. Le problème est que la modernité n’est pas seulement une grille d’analyse : elle est aussi une réalité concrète qui s’universalise. En se détachant de son origine, ne se situant plus dans la continuité historique de la rationalité occidentale, elle devient indifférente au cadre spatio-temporel dans lequel elle s’insère. La question est comment être moderne sans se renier ? Faut-il, pour rester fidèle à soi, renoncer au monde ?

Pour s’en sortir de ce dilemme, une démarche constructive s’impose, afin de déplacer le questionnement sur le présent, d’identifier les impasses et les causes du statut quo. Déconstruire le système de production du discours, du savoir et de la légitimité imposée par la tradition. Songer ainsi à l’avenir et entrevoir des perspectives.

Depuis l’indépendance nationale, le pouvoir algérien a échoué à réaliser la transition vers la contemporanéité, faire passer la société du modèle traditionnel à une organisation sociale moderne. L’Algérie demeure toujours, scientifiquement arriérée, économiquement sous-développée et faible politiquement, socialement et culturellement. Ce retard est en grande partie amputable à la confusion du religieux et du politique, par l’entremise de la charia dans toute action normative. La charia désigne la voie tracée par dieu ( tariq ou sabil ) et sert à proscrire le droit. La notion de voie prend ainsi le sens de loi. La charia devient un système cohérent qui tend à réaliser la conformité de la cité des hommes à l’ordre du dieu. Elle a été entendue dans le sens de normativité ou de réglementation. Comprise dans ce sens, elle est constitutive d’un système qui tend à embrasser tous les aspects de la vie du croyant, de même qu’elle tend à régenter tous les secteurs de la vie sociale : les relations privées, l’économie, le droit public, l’organisation des pouvoirs politiques, le culte, la foi, y compris même l’enseignement et l’Éducation nationale.

Dans la modernité, c’est le rationalisme qui est la raison théorique, et c’est un nouveau rapport à la politique, à la religion, à la morale et au droit qui en est la raison pratique. La politique est fondée sur la démocratie et le contrat social, le droit sur la volonté de l’État et les droits humains, la morale sur la subjectivité et la religion sur la laïcité. Ne pas situer le discours et la pratique, c’est faire croire que l’islam traverse le temps sans en être affecté. Se référer à des expériences concrètes sans les rattacher à leur contexte historique rend illisibles les ruptures et les évolutions.

Deux modèles de société s’opposent donc, l’une traditionnelle, l’autre moderne. L’une ordonnée autour d’une foi réduite à une loi, l’autre autour d’un droit qui revendique son autonomie. Ce conflit n’est pas seulement relatif au contenu des règles, il met en cause la structure même de la société et de l’État.

C’est, d’un droit autonome, libéré des totalités théologiques, que se revendique la modernité. Il est ce qui cimente la société citoyenne. La démocratie s’appuie sur le droit. C’est bien autour du droit que s’ordonne le corps politique, lui aussi autonome. Ce n’est pas seulement d’un point de vue pratique qu’est reconnue l’autonomie de l’instance juridique. C’est aussi en termes de connaissance que celle-ci se donne à voir. En tant que mode de savoir indépendant.

L’État fondé sur la charia est ambigu, confus dans son être et dans son statut. Il est défaillant sur son principal élément constitutif : la pleine souveraineté juridique : dire la loi et en assurer l’application. Comment partager la force publique avec des sectes religieuses qui imposent leur conception du droit fondée sur le dogme religieux ? Un état qui n’a pas le monopole de la contrainte, de la violence légitime, au sens de Max Weber, il ne peut exercer pleinement sa souveraineté sur la totalité de sa population. L’État ainsi défini, pour qu’il puisse exister, est amené à exercer un pouvoir autoritaire et faible. Ne remplissant pas pleinement ses fonctions, celles qui sont inhérentes à sa qualité d’État. Pour exister un tel État doit procéder à des ruptures fondamentales. À commencer par la rupture avec le passé. Seule condition pour l’émergence d’un véritable état démocratique, au sens moderne. La construction de l’état de droit dépendra en grande partie d’une clarification entre le rapport à la modernité et la redéfinition du statut du passé.

En restant à l’extérieur de l’ordre politique, la foi ne sera pas pour autant menacée par la mise en œuvre réelle de la liberté de conscience et de l’égalité entre les hommes. Au contraire, c’est en même temps lui permettre de se purifier et se tenir à l’écart des contingences du temps. La nouvelle constitution doit instituer la nation citoyenne. Le droit est le principal déterminant pour la construction du nouvel État démocratique. Poser la question de la laïcité, c’est la poser en tant que question des rapports entre religion et Etat, religion et politique et religion et droit.

La démocratie n’est pas seulement affaire de régime politique. Elle n’est pas seulement une affaire de dimension politique et institutionnelle. Sont également en cause le modèle social et la démocratie des mœurs. La constitution politique ne peut en effet suffire à garantir la démocratie si la société ne peut s’appuyer sur une constitution civile qui cimente la nation et qui l’émancipe du pouvoir. La constitution politique démocratique doit consacrer les droits naturels des hommes. Les libertés individuelles, les droits fondamentaux, le principe d’égalité entre les citoyens, entre hommes et femmes. Le droit en est le fondement, qui détermine la citoyenneté. La société ne pourra pas être authentiquement démocratique si la femme n’est pas libre et n’est pas l’égale de l’homme. La démocratie ne peut advenir si la société n’est pas rendue à tous ses membres. Le code de la famille et le code du statut personnel sont le socle sur lequel le vivre ensemble démocratique peut se bâtir. À travers ces codes se pose la question de l’autonomie de la loi et celle de la souveraineté législatrice du peuple.

Le corps social dans sa diversité se reconnaît dans l’État. Il est le lieu où les tensions sociales se résolvent. Il est ce par quoi la nation existe. Il est inséparable du droit et celui-ci est nécessaire aux libertés fondamentales et à la démocratie. Le peuple souverain doit légiférer en toute matière. Établir l’égalité des droits entre l’homme et la femme. Abolition du code de la famille. L’égalisation des conditions entre les citoyens de la nation et la suppression des discriminations en raison des appartenances confessionnelles ou tout simplement de leur non-croyance. Ces inégalités sont incompatibles avec la démocratie.

C’est pour cela que le boycott des législatives de 2012 est légitime et la désobéissance civile un droit qui rétablit le peuple dans sa souveraineté, par l’action libre pour la constitution d’un état de droit. La révolution populaire se bâtit sur l’action collective du peuple, contrairement à la révolution bourgeoise et prolétarienne. Elle marque le point de rupture avec soi plus que la contestation d’un régime politique. Par sa nature même elle vise non pas à un transfert de pouvoir, mais à poser les règles du jeu du pouvoir. C’est le champ du politique que la société investit de façon autonome. Elle constitue de cette manière une rupture puisqu’elle requiert une nouvelle culture politique. Modalité de changement et champ ouvert à l’intervention active de la société dans son ensemble, et non à une classe sociale particulière. Elle engage un processus d’avenir.

Youcef Benzatat