Sur la base de la littérature dominante sur l’histoire du nationalisme algérien et de ses prolongements après l’indépendance, il s’agit, de notre point de vue, d’une crise aiguë dans “la transition de la forme identitaire du nationalisme algérien”.
La crise dite “berbériste” de 1949 est une parfaite illustration historique, qui a comme sens la panne dans les fondements culturels du “nationalisme communautariste” algérien et sa crise (médiation), dans le passage à un “nationalisme statutaire” moderne et réflexif où l’individu, le sujet pensant, est censé être mis au cœur de toute dynamique historique de la société.
Les deux formes idéologiques du nationalisme algérien ont comme substance constante l’impossibilité de l’émergence des “soi-même réflexifs” qui, à leur tour, sont les moteurs de la formation de la citoyenneté et de la société civile. Ces derniers, considérés comme des composants et fondements de la construction et la pérennité des Etats-nations, sont des “médiateurs” assurant la représentation et la légitimité alternative des représentants politiques, censés incarner les “aspirations” des différentes catégories sociales.
Les deux formes du nationalisme algérien ont comme fonctions en Algérie le maintien de l’ordre social par le religieux, pour l’un (nationalisme communautaire), et la fonction politique qui est le maintien de l’ordre idéologique unanimiste, au nom des institutions modernes de l’Etat, pour l’autre (nationalisme statutaire de façade). C’est un nationalisme qui véhicule la même “valeur idéologique de l’hégémonie”, à l’image de deux faces d’une même pièce de monnaie. En effet, entre la forme “communautariste” et celle “statutaire” se pose la problématique de la représentation politique et de la citoyenneté en Algérie. La crise de 1949 au sein du Parti populaire algérien (PPA) est un “processus fondateur” de tous les conflits et les divisions politiques antagonistes, qui vont structurer les différentes luttes idéologiques, pour le monopole du pouvoir, au sein des appareils de l’“Etat-nation”.
Rejet de la conception arabo-islamique de l’Algérie
Le fondement de la crise, dans le champ des croyances politico-religieuses, incarnées par les deux formes du nationalisme algérien, se trouve dans cette crise dite “berbériste”. En effet, “en 1949, des militants de la Fédération de France (Paris, Lyon) du PPA-MTLD, tous originaire de Kabylie, ont interpellé la direction du parti, lui demandant de se prononcer sur la démocratie et sur la relation entre l’islam et la politique. Cette interpellation remettait, à l’évidence, en cause les fondements idéologiques du parti, la nature du charisme et la popularité de Messali Hadj, qui se situaient dans le prolongement d’une ‘’culture politique’’ où la frontière entre le politique et le religieux était floue”.
De ce point de vue, “la nouveauté de l’événement réside dans le fait que la spécificité berbère était revendiquée par les tenants de l’aile radicale et plus particulièrement les partisans d’une insurrection immédiate. Laïcs ou distants à l’égard de la religion, les berbéristes – c’est ainsi que les appelaient leurs adversaires – estimaient que le parti s’enfonçait dans l’électoralisme. Mais derrière ce grief se posait le phénomène de la cooptation, qui bloquait la promotion des jeunes cadres, au profit des éléments plus dociles à l’égard de la direction. La bataille eut pour point de départ la remise en cause du fonctionnement anti-démocratique du parti, s’étendit au rejet de la conception arabo-islamique de l’Algérie et posa enfin (…) la question de l’organisation territoriale du parti, sur la base du critère linguistique”.
Cette analyse a pour but de nuancer les deux types de nationalisme algérien, comme produits de l’histoire et, par la suite, comprendre son caractère structurel, après l’indépendance, malgré les multiples tentatives, d’ordre économique, d’instaurer un nationalisme nouveau, qui s’inscrit dans une dynamique statutaire, en vue d’instaurer une “Algérie moderne”. Oublier ou vouloir faire oublier l’histoire réelle de la société, c’est vouloir “instituer le mensonge”. De ce point de vue, le processus idéologique de “gouvernance” de l’Algérie, depuis l’indépendance, a mis la société dans une posture de “mise en scène” et de “faire semblant”, favorisant le développement des “identités clandestines”. Ces dernières sont l’émanation systématique d’une crise de passage à la modernité réflexive, où le droit assure la construction de la citoyenneté et la société civile. En effet, la société algérienne postindépendance va vivre sous l’hégémonie des deux nationalismes de type communautaire et statutaire, incarnant des formes identitaires holistes “Nous”. Il s’agit dans les deux situations historiques, d’une crise aiguë dans la dynamique du nationalisme algérien, mettant toute la société dans une inertie généralisée.
L’Algérie réelle reste otage de ses antagonismes idéologiques structurels du nationalisme, où la médiation politique reste toujours problématique, vu le caractère violent, avec toutes ses formes (physiques, symboliques) ayant caractérisé et structuré le champ de la pratique politique en Algérie, depuis la naissance du mouvement national, et en particulier depuis la crise “berbériste” en 1949.
“Les élites francophones ne sont pas occidentalisées”
Cette spécificité du nationalisme, comme produit de l’histoire, pose la problématique de la citoyenneté et l’émergence des “soi-même réflexif” comme sources de toute légitimité politique. La démarcation des personnes vis-à-vis des conceptions communautaristes était impensable et impensée. L’individu est lié organiquement au groupe. Ces représentations idéologico-religieuses des Oulémas ont, comme effet, leur engagement tardif dans la lutte armée, déclenchée sous la tutelle du FLN. En réalité, ce tardif engagement ne peut être qu’un prétexte qui cache les divisions idéologiques entres les deux élites, fractionnées en deux paradigmes antagonistes, arabophones et francisants, issus surtout de la crise de 1949 et renforcés par les nouvelles élites issues de l’école française. Dans ces conditions, “les Oulémas se focalisent aussi sur la culture politique des nouvelles élites algériennes, qu’ils qualifiaient volontiers d’occidentalisées, alors qu’elles étaient, certes, francophones, mais pas pour autant occidentalisées car, s’il s’agissait de leurs mœurs ou de leur vision du monde, elles n’étaient pas différentes des autres (…). Néanmoins, les Oulémas considéraient que ces élites étaient porteuses d’un individualisme qui constituait un germe de dissolution de la communauté organique. D’où, chez eux, une volonté de ‘réislamisation’ d’autant plus forte qu’ils ont été non seulement les pionniers d’une conception fermée de la religion, introduisant aussi sur la scène politique algérienne un certain jacobinisme religieux, là où il existait auparavant un pluralisme de la société islamique traditionnelle”.
Les tentatives de démarcation, notamment des élites par rapport au modèle maintenu par les Oulémas, était impossible dans son contexte socio-historique. De ce point de vue, l’émergence de “l’individu réflexif” autonome par rapport à sa communauté de base, structurée autour de la religion musulmane, était impossible, comme le confirme l’historien Mohammed Harbi : “Contrairement à ce qu’on dit aujourd’hui, la religion dans l’islam n’a jamais été affaire de conscience : on naît dans une communauté que l’on n’a pas choisie, et on n’a pas le droit d’en sortir sous peine d’apostasie. Avec la colonisation, on a assisté, dans certaines franges étroites- essentiellement chez les élites-, à un processus d’individualisation des croyances et des pratiques religieuses. Le maintien du modèle ancestral organique a été remis en cause et on a assisté à la naissance d’une conception personnalisée de la religion, une conception qui cherchait à se faire reconnaître, mais sans toujours désavouer, à quelques expressions près, la vision communautaire traditionnelle. La diffusion de cette conception était d’autant plus limitée que, compte tenu de l’absence d’un centre politique et de la destruction de l’État en Algérie, la religion –une religion qui est d’abord une institution familiale et dont la préservation se fait d’abord à l’intérieur de la famille-, est devenue pour la société algérienne le principal élément d’intégration”.
Une société confrontée à un perpétuel conflit transgénérationnel
Face à des situations de domination idéologique totale, les groupes sociaux et les personnes trouvent alors, dans leur “capital religieux”, un moyen de refuge et un “opium”, pour soulager leur “exil intérieur”, imposé dans leur propre espace identitaire de vie commune. Dans d’autres situations de domination aliénique, la religion est objet de manipulation entre les mains des dominants. La nature des rapports entre le politique et la religion est l’expression type de “l’équilibre historique” entre ces deux dimensions diamétralement opposées. Cet équilibre est l’expression des types de transactions idéologiques qui se construisent entre eux (politique/religion), dans des contextes bien déterminés. Le cas de l’Algérie est exemplaire. Il s’agit de deux nationalismes communautaires complémentaires, l’un religieux et l’autre populiste, qui ne sont pas “fondamentalement contradictoires”. Le PPA-MTLD, “bien que se posant comme parti ayant un objectif politique et non religieux, se nourrissait de l’idéologie culturelle que diffusait l’Auma… Messali Hadj et Abdelhamid Ben Badis n’étaient pas des figures concurrentes du nationalisme algérien (…). L’un pensait à restaurer l’État algérien dans sa souveraineté internationale, fût-ce par la violence ; l’autre pensait préserver les fondements religieux du peuple algérien, quelle que soit la durée de la domination de l’ordre coloniale”.
Cette “transaction idéologique historique” va se cristalliser et donner naissance à des processus de domination personnalisés (zaïmisme-leadership), décrits comme “maladie du pouvoir”. Ce sont des processus de pouvoirs autoritaires, d’exclusions et de cooptations qu’a connus le mouvement national de l’intérieur et ses élites intellectuelles. Dans toutes ces situations historiques, il s’agit d’un nationalisme hégémonique qui a structuré les “formes identitaires” du nationalisme algérien, de type communautariste, à la fois religieux et populiste, empêchant par la suite l’émergence d’un autre type de nationalisme, plus représentatif.
A titre indicatif, les récentes-anciennes polémiques aiguës autour de l’histoire du mouvement national (Saïd Sadi, ), de la littérature (Kamel Daoud), de l’anthropologie (Meriem Bouzid) et du cinéma avec le film El Wahrani de Lyes Salem, montrent à quel point l’Algérie est travaillée, depuis des siècles, par un système social très sophistiqué, articulant les deux formes communautaristes de type religieux holiste et idéologique unanimiste, empêchant dans leur essence l’émergence de l’individu autonome, censé être l’élément catalyseur de toute forme de passage à une modernité-réflexive, instituée par le politique et reconnue par la conscience épistémique de la société. Cet idéal politique est conditionné par une imagination d’un projet de société digne de cette société millénaire et multiculturelle. Or, l’imagination est un exercice non aisé puisqu’elle est signe d’intelligence à la fois individuelle et collective. Le syndrome d’autodestruction, sous forme d’une mémoire non élaborée, prend corps pour mettre toute la société algérienne dans un perpétuel conflit transgénerationnel, menaçant sa cohésion nationale.
La libération de l’Histoire est une thérapie collective pour réconcilier l’Algérie avec elle-même, dénigrée et mutilée jusqu’à maintenant dangereusement par les dogmes des deux formes du nationalisme algérien.
Dr Karim Khaled
Sociologue, chercheur au CREAD