Retour sur le jeu morbide de la Baleine bleue et sur le suicide des jeunes avec la professeure Benelmouloud Ouafia : « Le jeu n’explique pas entièrement le suicide chez les jeunes »

Retour sur le jeu morbide de la Baleine bleue et sur le suicide des jeunes avec la professeure Benelmouloud Ouafia : « Le jeu n’explique pas entièrement le suicide chez les jeunes »
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Devant le phénomène de suicides d’enfants, « préadolescents et adolescents », rectifiera notre interlocutrice, nous nous sommes adressés à une sommité dans le domaine de la psychiatrie, la professeure Ouafia Benelmouloud.

Rencontrée entre deux consultations de malades, la professeure nous explique ce phénomène qui fait la une des journaux depuis des mois en Algérie. « Ce qui est une faute grossière de la part des médias ». Explications.

Reporters : Professeure, on assiste depuis des mois à des suicides d’enfants à cause, en principe, d’un jeu de défis sur Internet. Est-ce des suicides vraiment, ou des accidents ? Et puis, c’est quoi un suicide ?

Pr Ouafia Benelmouloud : Le suicide c’est se tuer soi-même, c’est clair. Mais en ce qui concerne les enfants, cela reste exceptionnel, dans le monde, mais surtout en Algérie. Le fait est très rare.

L’enfant, c’est moins de douze ans, après, c’est la préadolescence, puis l’adolescence. Ce phénomène de suicide des « enfants » nous a tous surpris. Avec l’avènement d’Internet, ses jeux, ce sont de nouvelles pathologies qui sont apparues, étrangères et étranges aux enfants d’il y a plus de vingt ans. En plus de ça, l’intervention des médias, l’amplification d’un phénomène de société, rajoutent une couche sur le fait d’impressionner des enfants encore à la recherche d’un modèle.

Le suicide chez l’adulte résulte généralement de pathologies psychiques, conduisant généralement à des dépressions. Pour l’enfant ou préadolescent, l’âge le plus délicat se situe entre 12 – 14 ans, mais, encore une fois, le suicide est très rare, et s’il se manifeste, c’est suite à une séparation des parents, une maltraitance, un harcèlement. Et le plus souvent, on ne dépiste pas ces symptômes, parce qu’on pense toujours que l’enfant a une imagination débordante ou qu’il est un peu trop gâté.

Avec les modifications hormonales, une maturation cérébrale incomplète, la recherche d’identité, les signes de genre qui apparaissent, le 12-14 ans se prend pour un adulte. Un corps d’adulte avec un cerveau d’enfant. Toutes ces transformations peuvent aboutir à des troubles psychiques, sexuels. Mais le danger principal reste l’impulsivité, la relève de défis, d’où une obligation de prise en charge de ce préadolescent qui doit être pluridisciplinaire, à l’école, au sein de la famille, dans des structures hospitalières, car l’adolescent, et même s’il ne le demande pas, a besoin d’aide.

On a assisté à ces suicides ou tentatives de suicide chez les jeunes depuis quelques mois. Existe-t-il des chiffres pour en tirer des bilans ou des conclusions ?

En Algérie, c’est une chose inexistante. Il n’y a pas de chiffres. J’ai déjà fait une thèse sur le suicide, j’ai essayé de récolter des chiffres. Impossible, pour plusieurs raisons.

D’un côté, celui de la famille, le sujet reste tabou, surtout s’il s’agit de jeunes filles. Là, tout le monde pense que c’est un problème sexuel, une perte de virginité, ou une grossesse illégitime. La maman, en général, certifiera que sa fille ne s’est pas suicidée, « elle a seulement confondu la bouteille de soda avec celle de l’acide » ou qu’« elle a glissé en étendant le linge ». Déjà, les données sont faussées et le suicide ou la tentative sont classés en accident. Mais le pire dans tout ça, c’est que la tentative de suicide va se répéter jusqu’à la tentative fatale, puisque le malade n’est pris en charge que physiquement. Psychiquement, rien n’est fait, d’où la répétition de l’acte jusqu’au suicide. Ce tabou est présent même chez les médecins, qui, sans doute par compassion avec les proches, ne déclarent pas les tentatives de suicide ou les suicides, se rendant indirectement complices d’une mort qui aurait pu être évitée.

De ce fait, au niveau national, il n’y a pas des statistiques concernant le phénomène du suicide. On ne sait rien.

Au niveau international, occidental, le suicide est classé en seconde position en ce qui concerne la mortalité, après le cancer et avant le sida. Chez nous, il y a des semblants de chiffres pour le cancer et pour le sida, mais pour le suicide c’est le black-out total.

Il doit y avoir quand même un cabinet de réflexion, un programme national, pour le phénomène ?

Il y a le programme national de lutte contre le cancer, un autre pour le sida, mais pour le suicide, c’est encore et toujours le tabou qui prime. Alors pour la prévention, il vaut mieux ne pas en parler. Et s’il y avait cette fameuse prévention, le problème du fameux jeu de la Baleine bleue ne se serait pas autant propagé. Il a touché plus des préadolescents et adolescents que des enfants, il faut le souligner.

On aurait pu, à l’école ou à la maison, détecter les enfants à risques suite à l’apparition de symptômes comme la dépression ou l’isolement. Un adolescent qui affirme avoir pensé au suicide, il faut le prendre au sérieux. Malheureusement, nous ne disposons pas de personnels compétents dans le domaine.

Mais pensez-vous que le jeu de la Baleine bleue soit suffisant pour expliquer cette série de suicides chez les jeunes de moins de 20 ans ?

Il y a l’Internet qui devient un vrai problème de société. La Toile a envahi notre vie, nos maisons, nos enfants, sans qu’on y prenne garde, avec des conséquences à court, moyen et long termes. Le jeu de la Baleine bleue est une conséquence directe de connexions des enfants sans contrôle, sans filtre parental, avec comme conséquence malheureuse ces suicides qui nous laissent pantois. Pour ces jeunes, ce n’est qu’un jeu, un défi à relever, une recherche identificatoire, avec un sentiment d’invincibilité qui caractérise l’esprit des adolescents.

Et puis le jeu à lui seul n’explique pas tout. Les jeunes qui sont passés à l’acte doivent généralement ne pas bien se sentir dans leur peau à cause de problèmes familiaux. Ces jeunes sont aussi généralement issus d’un milieu défavorisé et/ou d’un quartier pauvre ou d’une commune perdue en pleine campagne.

De plus, et comme je l’ai souligné plus haut, les médias ont surmédiatisé le phénomène, notamment les télés privées, qui ont créé un évènement à chaque suicide ou tentative. Ceci a poussé bon nombre d’enfants ou adolescents à essayer, « juste pour voir », juste pour essayer d’être célèbre puisque tout le monde en parle. Et certains sont tombés dans le piège fatal.

Disposons-nous, malgré tout ce que vous avez dit, d’outils de prévention ?

D’autres raisons, comme celui de faire souffrir ses parents, les «punir», leur faire du chantage, sont à relever. La Baleine bleue peut être un moyen de pression. Des faits m’ont été rapportés par des parents qui, en voulant obliger leurs enfants à réviser leurs cours ou de ne pas sortir, ont reçu comme réponse, « si tu ne me laisses pas tranquille, je vais jouer à la Baleine bleue ».

Donc, je le dis et le répète, il faut parler des dangers d’Internet, plutôt que de converser de quelqu’un qui a pratiqué la Baleine bleue ou tout autre jeu morbide. Même si on en parle, il ne faut pas détailler le jeu, l’acte. Si on doit en parler, il faut rester évasif et ne pas grossir le malheureux événement. Il faut en parler en termes de danger et non en termes de défis.