Chaque année à pareille époque, la solidarité avec les plus démunis parmi nos concitoyens fait l’objet d’une attention toute particulière. Tant d’ailleurs de la part des pouvoirs publics, qui multiplient les initiatives en ce sens, que de la part des particuliers qui mettent la main à la poche. Pendant que les jeunes volontaires, eux,, n’hésitent pas, eux non plus à mettre la main à la pâte. Bref, on reconnaît les gens de cœur à leur mobilisation générale pour garantir une bonne table. A la rue Tanger comme ailleurs…
Amel, Salim, Fouzia et Hichem. Deux coiffeuses et autant de SDF. Quatre histoires jalousement gardées. Quatre destins croisés que le hasard, la faim à vrai dire, a réunis en un même lieu, un resto Rahma sis à la rue Tanger, qu´ils n´ont jamais imaginé, encore moins choisi. «On ne manque de rien», nous confie Amel, souriante. La Bônoise est coiffeuse dans un salon à Alger. Comme l’année dernière, elle a trouvé refuge dans cet espace de solidarité et de citoyenneté durant ce mois béni.
Elle ne semble pas gênée de devenir une «habituée des lieux». Après un bref silence, elle reprend mais les mots ont du mal à sortir. S’exprimant tantôt en arabe, tantôt en français, elle observe : «Je ne vole pas, je mange à ma faim sans jamais me ficher du regard d’autrui.» Le ton est résolu. Et la belle d’Annaba laisse échapper des larmes qui ruissellent sur sa joue. Les minutes s’égrènent. L’heure indique 18H30.
Le quatuor s’attable comme pour jouer aux échecs, histoire de «tuer le temps». L’appel du muezzin pour la prière du crépuscule ne résonnera pas de sitôt. On prend place tout en gardant un œil sur le reste des jeûneurs. La discussion gagne en intensité. Des sourires «errent» sur les lèvres, des regards furtifs et provocants, d’autres émerveillés, des voix, un brouhaha, des gesticulations…On ne pense qu’à la rupture du jeûne. Le gérant du restaurant vient nous rejoindre. Rendez-vous avait déjà été pris la veille. Du haut de ses 76 ans, le natif de Meghiar, à El Oued, a encore de l’énergie à en revendre «pour servir les nécessiteux, sans distinction aucune.» Communicatif, Kehiha Abderrachid, d’une main accueillante, nous montre la voie pour une visite guidée. Tout est fin prêt, ou presque. Il ne reste que quelques «retouches».
Les assiettes sont soigneusement rangées. Les fruits et légumes sont savamment disposés. Aux jeûneurs, venus de tous les horizons, on sert une salade bien garnie, une chorba appétissante, du riz à la sauce, de la limonade et de la pastèque comme dessert. Le plat est bien riche. «Dieu merci, dans notre pays, les âmes charitables ne manquent pas…», remarque une jeune demoiselle, Souad, de son vrai nom, ou Soussou, surnom que lui a donné la rue où elle déambule matin et soir.
350 plats par jour… et de la gentillesse
Le temps passe et la discussion avec le natif d’El Oued reprend son cours. Du coin de l’œil, le gérant du restaurant tente de déchiffrer les notes contenues dans notre calepin. En vain. C’est du charabia. Frottant sa barbe qui commence à pousser, il reprend : «Chaque jour a son menu, on diversifie autant qu’on le peut.» Durant la matinée, un service d’hygiène du ministère de la Solidarité est déjà là pour s’enquérir de la situation. Aâmi Rachid et son équipe ne sont pas inquiets. Ils veillent à servir les 350 plats quotidiens. Avec minutie et finesse. En plus du service à l´intérieur de la salle, pas moins de 70 autres plats sont offerts à des personnes venues les chercher.
Il s´agit de nécessiteux, de quelques familles et de jeunes aux salaires dérisoires. Notre interlocuteur est jovial et prolixe. Même nos questions trouvent difficilement place. Enfin, on peut en poser une.
Combien ça coûte cette assistance aux démunis? Visage ridé, ventre ballonné, Abderrachid affirme ne pouvoir faire aucune estimation. Concis, cette fois, il nous informe que «c’est un entrepreneur qui paie la totalité, mais d’autres volontaires participent à cette opération». L´ambiance est conviviale.
Les serveurs sillonnent la salle comme dans une ruche… Ils vont d´une table à l´autre. Parmi eux, Khadache Ali, trentenaire, papil-lonne entre les tables. Son regard décline une âme tendre et sensible. En témoignent ces mots : «On ne fait que notre devoir. Notre satisfaction est de voir ces gens trouver où se nourrir, se sentir comme chez eux». L’«ami de tous» refuse de voir la faim consumer le corps des centaines de citoyens accourant au quotidien: «On essaie d’ouvrir tôt le resto pour éviter que ça ne dégénère.»
Des Syriens émus et reconnaissants
Le resto que gère aâmi Abderrachid est un exemple «lumineux» de charité et d’humilité. Encore un tour d´horizon dans la salle. L´intérieur est agréablement décoré. Une dizaine de tables de 4 à 6 places sont disposées. Sur les murs est accroché un écran plat qui diffuse les programmes télévisuels. Une voix douce surgit parmi tant d’autres. Un bambin, d’une beauté à couper le souffle, attire notre attention. «Ce genre d’opération n’existe qu’en Algérie…», avoue Yasser, qui a fui, avec sa famille, l’insécurité qui règne en son pays : la Syrie.
Ventre affamé a, bel et bien, des oreilles, attentives celles-là. Sa maman demeure admirative devant la sagesse de son fiston. Elle tremble, c’est une séquelle de la guerre, ajuste son hijab aux couleurs chamarrées et nous supplie: «Des photos, j’en veux pas…». Son époux, Imad Al Mohamed, 45 ans, d’un calme olympien, a visiblement beaucoup de mal à cacher son émotion : «Que dire à un peuple qui nous réserve un accueil si émouvant et si affectueux ?».
Dans la bouche d’un «rescapé» de guerre, ces éloges, formulés sous forme d’interrogation, prennent tout leur sens. Quant à Dda Idir, un vieux retraité de la Santé publique, il lisse machinalemernt sa moustache blanche, jaunie par la cigarette. Il ne tarit pas d’éloges sur ce groupuscule plein d’abnégation et de bonne volonté. L’histoire de ce resto est à retenir. Il y a deux ans, c’ était une librairie. De la science à la bouffe, cette enceinte continue à servir les gens. Devant la porte principale, une file d’attente impressionnante. «Un verre d’eau», lance un jeune. «Des dattes…», enchaînent les autres.
Attardés mentaux, une vie à part
Deuxième étape de notre reportage, le resto Rahma de la Rue Larbi- Ben-M’hidi (ex-rue d’Isly). A quelques encâblures du premier. Juste le temps de reprendre notre souffle. On s’y rend à pied. Chaque pas devrait compter. Un peu comme le tic-tac d´une horloge qui remonterait le temps. Un écriteau rédigé en arabe nous souhaite la bienvenue. Nous essayons vainement de jouer des coudes avant de réussir enfin à nous frayer un chemin parmi une foule en stand-by. La partie externe de l’espace est pleine à craquer. Assis des dizaines de citoyens de tout âge, viennent goûter à la chorba. Chacun se noie dans son histoire. Boualem, diplômé en commerce, ne quitte pas son psy de poche.
L’illustre Pierre Daco est son «meilleur acolyte.» Son cousin, Ahmed, père de famille, mène une vie faite d’échecs et de souffrances. Mais l’hospitalité trouvée au sein du resto d’Alger-Centre lui rend espoir. Comme à la rue Tanger, ce restaurant financé par l’APC d’Alger, offre, en moyenne, 350 plats par jour. Et fait vivre, ne serait-ce que périodiquement, autant de bouches. Idir, l’un des responsables, nous conduit à l’intérieur. Les serveurs sont vaillants. Les tâches sont bien réparties. Organisation exemplaire. Qui rend jaloux. L’hygiène est le maître mot. On n’est qu’à une demi-heure de l’appel du muezzin. Le tintement des ustensiles résonne. On multiplie les va-et-vient.
Un Mauritanien, Joit Mamadou, titulaire d’un TS en sciences vétérinaires, de passage à Alger, témoigne du bon déroulement de cette opération. «J’ai trouvé des gens pleins d’hospitalité, disponibles pour faire du bien à toute personne dans le besoin…». Une phrase inachevée et le jeune homme affirme qu’aucun qualificatif n’est en mesure de décrire son émotion. Parmi ceux qui attendent «la récréation», figure un attardé mental, un habitué. Une table lui est réservée. A lui tout seul. Cheveux en bataille, une barbe de plusieurs semaines, le pauvre « mâchouille » une bouillie de sons et se perd entre mots et idées. Comme lui, il doit y en avoir plein. Leurs histoires doivent se ressembler presque toutes. Des témoignages pour tenter de reconstituer le puzzle d´une vie.
Si le bonhomme est silencieux, son visage en dit long. Des moments de peine et de joie à se remémorer et à égrener. La vie. Des larmes. Des rires. Des douleurs et des souffrances à cicatriser. Il prend son assiette, la contemple, puis la repose. On essaie de lui arracher un mot. Peine perdue. C’est le moment d’El Adhan. Pour s’en servir, ce malade a sa façon. Pas besoin de cuillère. En deux gorgées, il «achève» son bol de chorba. Puis, en désordre parfait, il déguste un Qalb Ellouz, boit une limonade citron et avale son plat de chtitha l’ham. Tout cela en l’espace de moins de trois minutes. S’il s’agissait d’une émission télévisée, elle aurait pu s’intituler tout simplement : «Record à battre». Allumant sa cigarettee, le pauvre se fend d’un rire froid comme un claquement de cymbales, bouscule les siens encore attablés, se faufile, trempé de sueur, et commence à chanter, on ne sait quoi au juste. Difficile de penser à la chorba devant des scènes pareilles. Notre dîner est reporté à plus tard. Restos Rahma ? Que du bonheur…
Reportage réalisé par FOUAD IRNATENE