Après avoir évité les bourrasques du Printemps arabe au début de l’année 2011, reçu les promesses de réformes politiques faites par le président de la République en avril de la même année, et s’être rendus aux élections législatives et locales de 2012, les citoyens ont l’impression de vivre une situation de stand-by les pénalisant depuis plusieurs mois. Laquelle situation ne cesse d’être ponctuée, à échéances irrégulières, par des «haut faits» d’une actualité pesante et fuyante à la fois et qui, par moments, leur fait même perdre complètement haleine.
Après la cascade de démissions – naturelles ou provoquées – des secrétaires généraux de plusieurs partis politiques, la scène nationale a été marquée, en janvier dernier, par un drame sans précédent dans les «annales» de l’aventure terroriste dans notre pays. En effet, le choc de la prise d’otages de la base gazière de Tiguentourine, à In Amenas, ne cesse d’émettre et de répandre des répliques aussi bien politiques, économiques que sécuritaires. La reprise du fonctionnement de l’usine, prévue pour le début de cette semaine, est marquée par la réticence du personnel étranger exerçant dans cette unité à rejoindre leurs postes de travail après le traumatisme vécu sur les lieux, il y a un peu plus d’un mois.
Le ministre de l’Energie et des Mines, Youcef Yousfi, a déclaré mercredi denier : «Nous sommes prêts et nous avons entrepris des discussions sur les conditions de reprise, concernant notamment les vérifications techniques et sécuritaires, celles des équipements et les travaux sont actuellement en cours de réhabilitation.»
En cette journée, 24 février, marquant le 42e anniversaire de la nationalisation des hydrocarbures, l’Algérie a, plus que jamais, besoin de réaffirmer sa détermination dans la voie de la protection de ses ressources et de sa base économique, particulièrement contre les sabotages terroristes qui sont en train de prendre une ampleur régionale, voire transnationale. C’est à ce moment précis que de grosses affaires de corruption, frappant justement le secteur stratégique des hydrocarbures, sont portées à la connaissance de l’opinion, suite à un travail d’investigation mené en… Italie.

En effet, des parties algériennes – hauts responsables du secteur de l’énergie- souvent bien identifiées par le nom et la fonction – seraient profondément impliquées dans ces affaires. Des responsables de l’entreprise italienne Eni-Saipem leur auraient versé, via des comptes bancaires dispersés dans plusieurs pays du monde, de fortes commissions. Les affaires de Sonatrach ne semblent pas s’arrêter à sa relation avec le partenaire italien, puisque, cette semaine, une autre tête de cette pieuvre, qui a pour nom corruption, vient d’être découverte au Canada, au sein de la société SNC-Lavalin qui travaille depuis le début des années 2000 en Algérie.
Portées à la «une» de certains journaux et répercutées par certaines chaînes de télévision algériennes privées (chaînes offshore, comme a eu à les qualifier l’ancien ministre de la Communication, Nacer Mehal), ces informations quittent le «statut» de rumeur pour prendre l’habit d’une triste réalité qui, en fin de compte, ne surprend que très peu les Algériens, si ce n’est pas par l’ampleur des montants avancés, montants susceptibles de faire reculer considérablement la pauvreté et l’habitat précaire dans certains régions d’Algérie. Depuis que l’information, par bribes, commence à sortir du parquet romain et de la presse italienne, les caricaturistes algériens, à la gouaille bien connue, s’en sont donné à cœur joie de railler et de brocarder, par le trait de leur plume, la triste réalité algérienne et de la rendre, sans doute, plus «supportable».
Quelles chances de rompre avec l’ordre ancien ?
En considérant que l’Algérie a eu la «chance» d’échapper aux révoltes infertiles et dévoyées du Printemps arabe, les citoyens savent pourtant que l’un des puissants facteurs, qui ont alimenté cette rébellion, dont les résultats ont été malheureusement récupérés par des forces rétrogrades tapies dans l’ombre, c’est bien le phénomène de la corruption à grande échelle, instituée quasiment en système de gestion dans certains pays arabes.
Donc, l’espoir immédiat des populations face à cette avalanche de révélations est que, pour une fois, la justice puisse faire son travail, comme l’a demandé la semaine passée, par le truchement d’une lettre ouverte dans la presse, l’ancien vice-président de Sonatrach, et comme le promet également le ministre de l’Energie et des Mines, Youcef Yousfi. Ce dernier, lors d’un forum animé mercredi dernier au niveau de la rédaction du journal gouvernemental Echaâb, a déclaré que la justice «est en train d’enquêter et des mesures seront prises lorsque la justice aura terminé son travail et que ces affaires auront été confirmées». Yousfi s’engage, avec un ton qui se veut solennel : «Nous serons inflexibles.»
«Que cherche l’aveugle», interroge l’adage algérien; pour répondre aussitôt : «La lumière !» Dans ce cas de figure, si la lumière arrive à être faite sur les malversations, la rapine et les actes de corruption ayant niché dans la plus grande entreprise nationale, mère nourricière du budget de l’Etat et de tous les Algériens, ce serait sans aucun doute une révolution morale, politique, institutionnelle et citoyenne qui n’aura besoin d’aucun ersatz ou fumisterie de Printemps arabe. Ce serait assurément là une rupture dans l’ordre politique national qui est capable de conférer un crédit inattendu aux promesses de réformes. L’opportunité historique est là, d’autant plus que l’affaire ne se limite pas à des spéculations internes qu’il serait difficile de prouver matériellement.
Il s’agit d’investigations initiées par des parties étrangères afin de débusquer et de sanctionner ceux de leurs agents et fonctionnaires qui ont trempé dans des actes de corruption. L’appareil judiciaire algérien peut aisément exploiter ce «bienfait collatéral» à son profit, puisque la filière remonte jusqu’aux responsables algériens impliqués dans ces actes de corruption.En célébrant chaque année la nationalisation des hydrocarbures – opération intervenue dans un climat politique et économique marqué par le bouillonnement «tiers-mondiste» et la montée en puissance du cartel de l’OPEP – notre pays fait face, néanmoins, chaque jour un peu plus davantage, à des défis liés à la fragilité de la structuration de son économie. Basée essentiellement sur l’exportation des hydrocarbures, cette dernière trouve toutes les difficultés du monde à sortir de cette dangereuse dépendance, une sorte de «mélasseé» dans laquelle se rejoignent les enjeux économiques et les défis politiques. En effet, la santé et le graphe d’évolution de l’économie algérienne, de même que ses horizons politiques, sont, jusqu’à présent, suspendus aux lèvres et clics des courtiers de la Bourse mondiale du pétrole et du gaz.La relative stabilité que les cours ont connue ces deux dernières années ne peut guère être prise pour une référence durable. La preuve la plus récente est bien cette dépression enclenchée en septembre 2008, au cours de laquelle le prix du baril se divisa par quatre.
S’inscrire dans le XXIe siècle
Cette matière première, que certains experts n’hésitent pas à qualifier de «malédiction» pour certains pays qui en sont bien dotés par la nature, est devenue la source hégémonique de l’Algérie et de certains autres pays à économie rentière. Cette situation pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses aux économies et au mode de développement des pays en question.
En 2011, lors d’un des traditionnels débats que le journal El Watan organise sur des questions politiques, économiques et culturelles, le modérateur, Mohamed Hachmaoui, expliquait : «Pour certains pays pétroliers, l’échec du développement est nettement plus accusé [que la régression du PIB par habitant enregistré par l’Arabie Saoudite entre 1981 et 2001], faisant retomber les revenus réels par habitant sous leurs niveaux d’avant les années 1960, quant il n’a pas précipité la plongée des communautés dans l’abîme sans fond de la guerre civile.» Il conclut sur les conséquences de la dépendance par rapport à cette matière première non renouvelable : «Les Etats, qui dépendent financièrement des exportations des hydrocarbures (et autres sources minières), comptent parmi les pays les plus fragiles économiquement, les plus autoritaires, les plus corrompus et (…) les plus exposés à la violence politique.»
La relation entre l’ordre économique et l’ordre politique étant toujours intime et dialectique pour l’ensemble des sociétés qui se sont constituées en communautés solidaires, dans des espaces géographiques bien précis, elle prend un relief particulier dans les pays où le premier (l’ordre économique) est basé sur la rente distributive et la sustentation d’une clientèle, et le second (l’ordre politique) profite de cette liaison «mercantile» et lucrative pour asseoir des allégeances, des soumissions et des soutiens réticulés. C’est, de ce fait, l’esprit de citoyenneté libre et affranchie et l’ambition d’autonomisation de la société civile qui en prennent un coup terrible. L’émancipation politique de la société et l’inscription de l’économie nationale dans une perspective d’émergence et de développement irréversible dépendront de la relation que le pays entretiendra avec la rente en hydrocarbures. Est-on capable d’en faire un moyen pour inscrire l’Algérie résolument dans le XXIe siècle ou continuera-t-on à vivre de cette manne de la terre comme une véritable malédiction ?
Par Saâd Taferka