Le décollage de l’Algérie ne peut se faire que si les services publics cessent d’être un frein bureaucratique qui bloque les initiatives et bride les volontés.
La scène se passe dans l’une des mairies de la wilaya d’Alger. Un homme dans la quarantaine, bien habillé, propre sur lui-même, attaché-case à la main, lunettes de vue et affichant l’attitude d’une personne bien élevée, se présente à un guichet de l’état civil pour retirer un papier. Il échange quelques propos polis avec la préposée puis, graduellement, le ton monte et se transforme en querelle de chiffonniers.
Au bout d’un moment, la voix soprano de la guichetière prend le dessus et inonde le citoyen, qui battait en retraite, de divers quolibets. Juste après, deux agents de la sécurité aux cheveux rasés et aux visages hérissés de barbes de trois jours, surgissent avec des éclairs fusant des yeux, le cernent et le conduisent à l’intérieur d’un cagibi près de l’entrée.
Quelque minutes plus tard, l’homme ressort rouge de colère, les épaules voûtées par l’humiliation qu’il a dû ressentir et quitte les lieux sans avoir réglé son problème.
Ailleurs, dans un autre quartier, un groupe d’administrés patiente au pied du mur d’un bâtiment gouvernemental en prévision de l’ouverture d’une porte étroite gardée par un vigile aux bras musclés et croisés sur sa poitrine.
Les dossiers chevillés au corps, le visage fermé, ils paraissaient anxieux comme si leur vie dépendait de la formalité qu’ils attendaient de remplir sous le soleil impitoyable de l’après-midi. Soudain, sortant de sa léthargie estivale, l’auguste assemblée s’est mise à s’animer, à bruire et, enfin, à râler après que le gardien a fait rentrer une de ces relations à peine arrivée. En guise de réponse, et s’exprimant d’une inflexion impériale, le portier a sommé les critiques de se taire sinon, avait-il laissé entendre, il allait faire place nette en chassant les récalcitrants.
De telles avanies sont loin d’être rares. Les Algériens subissent depuis toujours la toute-puissance despotique de leur administration, «cet organe de contrôle opaque et dépourvu de volonté», selon l’expression d’un habitué de ses arcanes.
Un Léviathan sourd, muet, hermétique qui ne s’ouvre facilement qu’aux habiles négociateurs possédant l’entregent et la connaissance nécessaires pour décoder son fonctionnement mystérieux. Des truchements qu’il faut en retour récompenser en valeur ou en service. Au Canada, pour prendre un exemple, les services publics attribuent le qualificatif de «client» à leur usager car celui-ci a acheté la prestation en s’acquittant de ses impôts. Chez nous, du simple factotum au responsable de telle ou telle département, les ronds-de-cuir disposent d’un indiscutable pouvoir régalien.
Pourtant, l’administration est une vieille invention humaine dont l’utilité se résume à la facilitation de la vie dans la cité. Sa fondation remonte à la Chine ancienne et même, d’après des avis, à Babylone du roi Hammourabi qui avait établi, plus de deux mille ans avant J.-C., son fameux Code pour gérer son royaume.
Cette organisation civile, dont le nom vient du verbe latin administrare qui signifie aider, fournir ou diriger, doit être neutre et servir l’intérêt général sinon elle devient un monstre qui se nourrit des meilleurs volontés. Mais sous notre ciel «les commis confondent leur personne et leur fonction, estime le chef d’une petite entreprise qui cherche à se délocaliser «dans un pays où l’intelligence n’a pas besoin d’une légalisation par un gratte-papier de daïra.» Selon lui, certains fonctionnaires ont «privatisé les démembrements de l’Etat et agissent en contravention avec ses intérêts».
Or, l’Etat a aujourd’hui le souci de créer les conditions d’un décollage économique irréversible, d’encourager l’activité, de susciter les initiatives productives.
Le pays passe par une crise sévère et ne peut plus compter sur la rente pétrolière. C’est d’audace, d’innovation, de savoir-faire, de compétence et d’imagination fertile dont il a besoin pour former sa richesse.
Toutefois, «l’administration algérienne demeure vorace en temps et en papier, frustrante pour les porteurs de projets et les créateurs, extrêmement procédurière, lente, apathique, égocentrique, en un mot inefficace et contre-productive, comme le regrette sous le sceau de l’anonymat un ancien haut fonctionnaire aujourd’hui à la retraite. Elle agit comme un grand facteur bloquant et fonctionne avec des rouages édentés qui tournent au ralenti et, parfois, à l’envers» et cette culture, mine de rien, est en train de sceller le sort du pays.