Le pouvoir civil était alors accusé de mollesse. Les colons exigeaient une armée qui vogue de victoire en victoire comme celle de leurs ancêtres. Ils voulaient en finir, quitte à commettre le plus grand génocide du siècle. L’occasion pour eux et pour l’armée se présenta alors sous la forme d’une grossière manœuvre policière. En effet, un maire appartenant au gotha réactionnaire de «l’Algérie Française». Amédée Froger est assassiné avec la complicité de l’armée le 28 décembre 1956. L’élimination du maire de Boufarik était intimement liée au complot Faure.
Dans l’ordre des priorités des scénarios mis en œuvre pour disqualifier le pouvoir civil jugé trop mou et ouvrir la voie à un pronunciamiento, ce forfait devait s’intercaler entre les bombes déposées par les terroristes européens dans les temples et les églises et l’assaut qui devait être donné le lendemain contre les centres névralgiques de la capitale par les Unités Territoriales Blindées. Or les ( U.T.B.) qui attendaient des ordres pour entrer dans la danse n’en reçurent pas, dans la mesure où leur chef, le général Faure était déjà sous les verrous. Dès lors, les grands officiants du complot durent, sur le champ, recourir à une solution de rechange, ou plutôt à deux. La première en plaçant des bombes dans le caveau de famille des Froger le jour même de l’enterrement, la seconde, mieux préméditée, se traduit par l’attaque profanatrice des églises et des temples la veille des fêtes de la Saint-Sylvestre pour achever d’attiser la haine des Européens à notre égard et provoquer notre soulèvement que l’armée devrait réprimer dans le sang.
Dans notre camp, ce fut plutôt la sérénité couplée à une vigilance permanente. La ville entière était plongée dans la pesanteur d’un répit imprévu et précaire comme dans une halte endeuillée due aux tourments endurés, aux larmes et blessures subies durant la dernière semaine de décembre.
La guerre se poursuivit donc, sans trêve en perspective. Mais pour ne pas attiser la folie exterminatrice des Européens, nous dûmes décrocher pendant trois jours. Et le 31 décembre, par des attaques à la grenade, nous lancions nos commandos à l’assaut des quartiers résidentiels. Cette fois, je résolus de réduire le nombre des lanceurs. Deux hommes – un lanceur et un guetteur.
L’offensive fut fixée à 18 heures. L’heure de sortie des bureaux. Les gens emplissent les rues; les cafés, les bars regorgent d’une foule bigarrée au milieu de laquelle des militaires en grand nombre. Le lendemain, la presse donnait une somme de précisions : «Aux alentours de 18 heures, des témoins auraient vu deux Algériens, apparemment de simples promeneurs, se séparer en arrivant à hauteur du café des Boulomanes, rue Hoche, et y lancer une grenade. L’explosion a provoqué beaucoup de dégâts. Au même moment, au pont Polignac, la devanture de la Brasserie de l’Etoile volait en éclats. Près de l’hippodrome du Caroubier, c’est le Santa-Lucia qui a été visé. Le Santa-Lucia est un bar habituellement très fréquenté par des militaires en goguette. Puis c’est le café «Chez tonton», avenue Poincaré à Kouba qui écope. Dans le même élan, deux grenades sont lancées rue St-Anne au «Clos-Salembier».
A la nuit tombée, le bilan est de 8 morts 16 blessés, la plupart des Européens. La journée prit fin vers 21 heures avec une bombe qui explosa à l’intérieur du tri postal à la gare maritime, située à quelques mètres du commissariat de police du port.
Le lendemain 1er janvier, deux bombes marquent le début de la nouvelle année. Signe que la guerre sera encore plus éprouvante. La première charge visa l’Hôtel St-Georges, explosant vers 22 heures, et la seconde fut entendue à 1 heure du matin, la cible étant le même hôtel.
Pourquoi le St-Georges ? Tout simplement parce que cet établissement était devenu une ruche malodorante où se tramaient mille et un complots chaque jour. C’est dans cet hôtel que les derniers «baroudeurs» de l’Empire colonial français ourdissaient leurs intrigues en toute impunité. Ceux du général Faure entre autres.
De son côté, Robert Lacoste inaugurait l’année nouvelle par un discours triomphaliste sur les «progrès» de la «pacification». Il saisit l’opportunité d’un discours à la radio pour révéler qu’il était en possession d’une arme redoutable pour arrêter la guerre. De quoi s’agit -il ? D’un décret visant à alléger la taxe (U.G.P) à la production du couscous ? L’Echo d’Alger du 3 janvier 1957 publie ainsi cette déclaration : «Le ministre résident a décidé de suspendre, à compter du 1er janvier 1957 à 0 heure, la perception de la taxe à la production applicable au couscous.»
Cet excédent de «générosité fiscale» irait-il jusqu’à changer le cours de la guerre ? Lacoste n’avait pas changé après un an de règne sans partage, il n’était pas parvenu à se libérer de l’idée saugrenue selon laquelle les Algériens avaient plus faim dans le sens propre du terme que soif de liberté et d’indépendance.
Aussi, pour le ramener à l’implacable réalité du moment, nous poursuivions nos attaques suivant la même courbe ascendante qui avait marqué l’offensive de nos groupes armés lors du dernier trimestre de l’année 1956.
Le 2 janvier 1957, je déclenchai une série d’attentats à la grenade à Bab El-Oued, Belcourt et Hussein-Dey. Toujours avec le même dispositif léger d’un guetteur et d’un lanceur. Le lendemain jeudi, une bombe placée dans un trolley-bus desservant le quartier d’Hydra explosa, blessant gravement un parachutiste du nom de Jacques Pastre qu’on dût amputer d’une jambe. Comme c’était un parachutiste, l’idée irrépressible de le venger germa chez les siens. Sensible depuis l’après-midi, la tension se mua carrément en intention criminelle à la tombée du jour. Le soir, en effet, une centaine de parachutistes dévala les escarpements de «Mustapha-Supérieur» jusqu’à Belcourt pour prélever l’impôt du sang.
Y. S.