Par la bataille qui s’y est déroulée, Alger dans la guerre avait pris, pour les deux antagonistes, le relief exemplaire de la victoire possible ou de l’échec cuisant. Elle a eu le privilège d’être à l’intersection des opinions en Algérie, en France et dans le monde. C’est à travers son visage crispé ou détendu, son atmosphère affolante ou paisible, que l’on sondait les profondeurs du drame et la détermination des deux adversaires.
L’ordre qui régnerait serait celui non pas du plus fort, mais aussi du plus subtil et du plus «sage», celui qui n’aura jamais perdu de vue les impératifs de la stratégie fixée par les commandements respectifs du F.L.N et de l’armée. Pour toutes les parties en cause, dès février 1956, avec la fameuse reculade de Guy Mollet devant l’agitation ultra, Alger acquiert sur la scène politique et militaire un rôle prépondérant. L’intérêt politique et stratégique accordé par le F.L.N à la grande cité mit à la charge de cette dernière des obligations très lourdes et créa au sein de la Zone Autonome d’Alger un esprit de sacrifice à la hauteur de la confiance qui lui fut accordée. La mission de la ZAA, dès l’automne 1956, était d’entretenir le plus longtemps possible le climat de guerre formidable d’alors et permettre ainsi davantage à notre organisation intérieure et extérieure de mieux s’étoffer et de poser les jalons qui assureront, par la diplomatie, l’information et la propagande, tous les soutiens dont elle a besoin. Notre activité avait pour but d’affronter les unités de nos adversaires, de s’armer à leur détriment et de tenter de les rendre inopérantes. La reconnaissance du terrain et de nos protagonistes, le choix des moyens, les alliances idéologiques et historiques furent aussi pour notre organisation des avantages de premier ordre. En face de nous, se trouvaient pour nous combattre d’excellents soldats, certains animés peut-être de sentiments élevés, mais malheureusement tous recyclés dans les guerres coloniales; ils n’ont pu voir ainsi les réalités d’un nouveau monde, soumis à d’autres impératifs stratégiques que ceux pour lesquels ils avaient été formés. Mais en aucun cas nous n’avons méprisé notre ennemi d’alors. Nous lui accordions même une intelligence d’action si précise que nous nous sentions contraints, à chaque occasion, de lui démontrer par nos méthodes de travail notre capacité militaire et militante, ainsi que le souci qui nous animait de rester sur le terrain.
Le fidaî (volontaire de la mort), à la bombe et au couteau n’a pas modifié les règles du combat subversif. En Indochine ou ailleurs, la terreur de l’oppresseur équivaut à la terreur de l’opprimé. Il n’y a aucune dimension morale à extraire de cet enchaînement logique où la loi du plus fort oblige la partie la plus atteinte dans ses forces vives et dans son être réel à l’attitude qui réponde à la prétention de son adversaire.
La guérilla de style vietnamien, chinois, latino-américain, sud-africain ou irakien n’est pas forcément celle qui convient le mieux aux données géographiques et humaines de notre pays. Mais il reste indiscutable que lors des grandes fusions, les guerres ont cela d’implacable qu’elles ne cèdent pas sur le plan des armes sans que ces dernières éclatent dans les mains de leurs adversaires. La torche vivante que devient le pays volontairement incendié ne brûlera finalement que ceux qui auront le dessein de l’étouffer.
Comme bien d’autres capitales, Alger assuma dans la guerre le rôle historique qu’est le sien. Devenue le siège apparent du Comité de coordination et d’exécution (C.C.E.) depuis août 1956, elle est la position frontière ouverte sur la mer et l’arrière-pays. L’Atlas blidéen et le massif du Djurdjura l’enserrent comme une muraille gigantesque et se prolongent à l’Est et à l’Ouest dans un enchevêtrement d’une morphologie complexe pour tresser autour d’elle un tissu de réseaux serrés et variables, permettant des contacts aisés, la réception et l’acheminement des hommes et du matériel avec un maximum de sûreté et d’efficacité. Ces dispositions naturelles peuvent être rendues impraticables dans le cas d’un quadrillage très serré qui bloque pratiquement l’ensemble des accès extérieurs, ainsi que ce fut le cas progressivement au cours de l’année 1957.
La Casbah pelotonnée dans un angle de la ville, dominant la mer et la partie active de la cité européenne — avec son dédale inextricable de ruelles — est un vaste labyrinthe sur lequel se superposent mille accès et débouchés imprévus, ouverts sur le ciel par les terrasses et commodément accessibles par des cloisonnements pratiqués à l’intérieur même de ses maisonnettes typiques. Elle est par sa configuration circulaire et ascensionnelle, ses impasses en rictus, ses portes furtives et anonymes, ses murs entrelacés et penchés, bref, par toutes allures architecturales hors la loi organisée et comme prédestinée à la lutte et à la «rébellion». Disséminés autour d’elle, les quartiers de Belcourt, Clos-Salembier, Maison-Carrée, Saint-Eugène, El-Biar, etc., ces quartiers à dense population, musulmane, sont comme des relais permettant une action généralisée toute orientée vers le centre de la ville.
Vraiment, Alger fut le point le plus névralgique de la guerre. L’arrière-pays ressentait ses périls et ses angoisses, respirait son odeur de poudre et vivait des pulsations de son cœur.
Le nombre des hommes en uniforme était relativement faible comparé au reste des autres mêlés à l’œuvre de guerre : groupement politique, activistes ultras, particuliers investis de la qualité d’officiers de police judiciaire, fonctionnaires, commerçants, industriels, étudiants étaient, eux aussi, engagés et objectivement inclus dans le potentiel armé.
En marge de l’action des militaires qui n’avaient pas seuls le privilège de la violence, bien au contraire, il y avait donc les civils européens. Leurs actes complices avec l’armée, depuis les plus violents jusqu’aux plus dégradants, ont contribué à fausser les rapports de force dans Alger. La distinction entre le paisible citoyen et le militaire en combat était considérablement obscurcie par la participation active d’éléments civils de la population. L’appareil administratif et judiciaire, les rouages économiques publics ou privés étaient mobilisés, eux aussi, pour nous combattre et détruire nos structures organiques.
La concentration des forces adverses dans Alger permit de donner de la guerre et de ce qui se déroulait à l’intérieur du pays une image exacte. L’acharnement des combats avec nos unités et nos groupes armés, les représailles collectives contre la population civile, l’agitation et les débordements de la population européenne concentrée dans l’agglomération, le style de travail et les déclarations de certains hommes politiques publics, la presse locale et ses attaches centralisées à Alger et à Paris, le climat des exécutions capitales, tout cela a trouvé dans ce terrain de choix une résonance profonde et a contribué à faire monter la fièvre.
L’oppression ressentie dans les rues et les couloirs des bâtiments officiels, tous circonscrits dans un même périmètre, était celle-là même qui pesait sur l’ensemble du pays.
«Des moyens énormes, légaux et autres, furent mis en œuvre et rien ne fut négligé jusqu’au chantage et à la discorde familiale» (V. B. A. pages 103 et 141).
La disproportion des forces en présence pendant la Bataille — disproportion nettement en faveur de notre adversaire, ce qui était normal — empêche d’apprécier de façon classique le dénouement de cette bataille.
Pour l’estimer à sa juste mesure, il faut considérer l’utilité tactique et stratégique de cette bataille, son impact sur l’évolution générale du conflit et les solutions permises par elle, et qu’à bon escient, le pouvoir politique ou le commandement militaire exploitèrent à leurs fins. La reconstitution de la zone, selon un schéma simplifié, plutôt axé sur la violence, a été mise au point dès mars 1957. L’ encadrement de la Casbah n’a pas posé de problèmes insolubles, comme ceux posés par la nouvelle pénétration dans les quartiers européens.
L’arbitraire et les sévices ont pratiquement touché toutes les catégories professionnelles : dockers, commerçants, industriels, intellectuels, enseignants, médecins, pharmaciens, avocats, journalistes, syndicalistes… presque tous d’origine algérienne.
Les camps d’hébergement regorgeaient de notables musulmans. La notion de “suspect” était commode pour l’élimination de toute personne susceptible d’apporter à la Révolution une aide quelconque ou de refuser de se traiter aux différentes formes de collaboration que l’armée ou la police essayaient d’obtenir d’elle. Pour clamer victoire, on aurait pu tout aussi bien parquer l’ensemble de la population musulmane d’Alger dans une quelconque région proche ou lointaine, sans s’adonner aux graves dommages humains que l’on croit flatter avec honneur. L’atout essentiel qui nous restait alors était de pouvoir recruter des militants jeunes, disponibles, pour les préparer à la guérilla urbaine.
Après être passé par divers stades de formation — comme la collecte de fonds, la surveillance de personnes, le guet ou la liaison qui le familiarise progressivement avec l’action clandestine— qui affinent ses réflexes, accroissent sa vigilance et dissipent ses hésitations naturelles ressenties devant le danger, le fidaî est alors intégré dans le groupe armé. La reconnaissance des lieux choisis, le repérage des issues, les itinéraires et les horaires qui rendent le repli sans grands inconvénients, sont indispensables.
Les points de chute, après l’accomplissement des missions confiées, sont assignés d’avance. Le fidaî est parfois pris en charge par une structure désignée, dès la fin de l’opération. En certaines circonstances, l’arme elle-même est confiée à une personne désignée qui se tient à proximité du lieu choisi. Contrairement à ce que laissent penser nos adversaires, l’attaque contre des individus armés, militaires ou policiers, compte parmi les missions faciles à accomplir. Leurs rondes régulières, les munitions qui peuvent être récupérées à cette occasion rendent l’attaque aisée et rentable.
Lorsque l’objectif est précis, l’organisation de l’action se prépare plusieurs jours à l’avance. Il est parfois nécessaire d’envisager un moyen de transport rapide. On sait qu’une automobile est coûteuse et surtout facilement localisable dans une ville comme Alger, où les axes de circulation convergent tous vers quatre ou cinq points précis, gardés et contrôlés. S’emparer d’un véhicule à l’avance rend plus aléatoire l’action dangereuse et importante projetée. La cellule armée, conçue selon le système pyramidal, ne dépasse pas le nombre de cinq personnes. Le fidaî entraîné à l’utilisation des armes de poing, sa panoplie de départ, se réduit parfois au seul poignard ou au pistolet à eau que l’on trouve parmi un tas de gadgets dans les monoprix et les grands magasins de la ville.
Souvent le F.L.N a exigé de ses groupes armés une action «terroriste» avant la confirmation du militant dans son rôle de fidaî.
Le terroriste «drogué» au kif (haschish) est un mythe entretenu par les services de la police et de l’armée. Il est inconcevable de doper des volontaires, éprouvés déjà, qui sentent en eux-mêmes des ressources physiques et morales suffisantes à déployer pour mener à bonne fin leur action.
Selon la nature de ses missions, le fidaî sera normalement jeune, homme ou femme, présentant bien ou loqueteux. Ses qualités dominantes sont la conviction profonde, le courage et la promptitude. Généralement assisté d’un guetteur qui apprend lui-même la technique de l’attentat, il est doté de tous les papiers officiels et réglementaires qui lui permettront, le cas échéant, de passer les différents barrages mis en place ou promptement organisés dans la périphérie immédiate ou lointaine du lieu de l’action.
Le F.L.N. dans Alger n’utilisera les moyens de transport que lors des sorties-suicides ou d’attaques de postes de police disséminés à travers la ville. Ce genre d’action n’a été fructueux que dans certaines circonstances précises telles que les exécutions capitales, le lynchage d’Algériens, etc,.
Nous n’avons jamais senti une quelconque invulnérabilité, puisque dans une proportion notable, nos fidaîs armés, partaient sans revenir et leur corps, bien des fois, traînera longtemps sur les pavés de la ville. D’ailleurs, à des degrés divers, nous étions tous des condamnés à mort. Si, par chance, le fidaî d’un groupe armé était arrêté et parvenait jusqu’à l’écrou et à l’emprisonnement pour être jugé, il fallait supposer dans son cas un vrai concours de circonstances favorable. Si peu en réchappèrent. Nous avons toujours craint des représailles contre nos militants détenus. L’envahissement des prisons par les activistes, à la faveur des complicités dont ils bénéficiaient à l’intérieur de la détention, était possible. L’armée elle-même qui a toujours réclamé à leur encontre un châtiment exemplaire pouvait se montrer indifférente à une menée de ce genre.
Plusieurs manifestations «pieds-noirs» se sont déroulées aux environs immédiats de la prison de Barberousse. Le carreau des condamnés à mort de la prison civile d’Oran a été incendié et nombre de ses occupants brûlés vifs.
Les centaines de condamnés à mort et exécutés, les milliers de disparus, ne sont autres, pour une grande partie, que ces militants que l’on tente de calomnier.
Dès avant juin 1957, l’action politique de la Zone Autonome d’Alger était devenue strictement interne. La direction Nationale du F.L.N. Le (C. C. E.) avait quitté la ville depuis un trimestre. Les massives arrestations de l’hiver et du printemps ont laissé à découvert de larges pans de notre structure organique, un grand nombre de militants recherchés ont été évacués vers les maquis , d’autres se sont terrés. Le secteur militaire avait un grand besoin d’être rénové. Autant dire qu’il avait subi un démantèlement presque complet. Sans uniforme et parfois sans armes, engagé dans une structure dont l’esprit dominant est d’agir par la violence contre l’ennemi désigné par ses chefs, tel est «le fidaî» «ou terroriste». Tâche particulièrement délicate, s’il en fut, elle exige de la célérité, de la qualité en matière de recrutement des hommes engagés, froids et intrépides si possible.
Dans la guerre urbaine, ce ne sont pas les ressources qui manquent. Ruses, subterfuges malignité etc., constituent toute une panoplie pour ceux qui ont à cœur d’envenimer l’atmosphère d’une ville. Mais la bombe, c’est avant tout le choc inattendu qui ébranle. Le recours à l’usage de la bombe nous était donc vital.
Face à l’armée, notre rôle consistait soit à l’enfermer dans le statisme du maintien de l’ordre, soit à la provoquer dans ses complexes et contradictions connus, jusqu’à la voir se dresser contre le pouvoir qui l’animait.
Une organisation révolutionnaire doit s’astreindre avec constance à cette règle. Dans une grande ville comme Alger, elle est fondamentale. C’est elle qui oblige l’ennemi à se découvrir tel qu’il est, sans fioritures.
Conscients de nos faiblesses et des impératifs d’une lutte de longue durée (l’expérience de l’Indochine était pour nous édifiante), sans grandes ressources logistiques et matérielles, la Zone Autonome d’Alger s’est attachée à éviter tout gaspillage. Au cours de cette Bataille, les manifestations de rue furent bannies.
Nos militants imbriqués dans les masses populaires favorables, concentrées toutes dans des cités et quartiers périphériques, n’ont pu faire respecter un cloisonnement strict et un anonymat absolu. Evacuer un blessé représentait, par exemple, une opération des plus délicates et des plus risquées.
Il fallait pour un seul cas mettre en péril plusieurs filières, caches, agents de liaison, moyens de transport; déployer un effort et une somme d’énergie et d’abnégation tels qu’il devenait presque impossible de sauver un militant sans compromettre un secteur de l’organisation. Aucune complaisance et aucune erreur ne furent sans conséquences sur l’efficacité des missions confiées ici et là dans le cadre de l’action de nos «fidaîyines», de nos militants.
Devant le poids toujours plus accablant de la répression, l’économie de nos ressources, l’opportunité et la violence de nos activités incitaient à un allégement considérable des effectifs. Il nous fallait donner le moins de prise possible.
Dans un milieu aussi dense et en alerte permanente, nous n’avions pu éviter de commettre des erreurs dont les répercussions furent parfois paralysantes.
Nos variétés des méthodes utilisées, les diversités constantes des actions envisagées, les changements rapides des filières, des dépôts, des liaisons, des itinéraires, des boîtes postales dont la «vie» moyenne ne pouvait excéder les trente jours, sont les risques constants encourus par nos groupes armés et nos responsables politiques.
Les risques furent si réels qu’il n’y eut presque pas d’action sans que l’organisation perde soit un homme soit une arme, ou même une fraction de la structure qui accomplit une mission requise.