La justice avait pratiqué pour son compte, depuis longtemps, le travail de répression qui l’intégrait au système colonial qu’elle défendait.
Elle était prédisposée à continuer d’apporter à l’ordre public, ou ce qui en tenait lieu, la part attendue d’elle : «Actuellement, chacun utilise la loi suivant son tempérament. Et le règlement de la situation des suspects s’effectue avant tout à la tête du client.» (Extrait de la note sur les pouvoirs spéciaux du 29 juillet 1957- V. B.A. p. 374).
Les pouvoirs spéciaux confiés à Massu par le ministre résident Robert Lacoste et les autres qui lui furent subdélégués par l’IGAME d’Alger ont suffisamment reflété ce qui peut découler de ce genre d’axiome. C’était manifestement livrer sans recours la population musulmane à la horde militaire.
Dès janvier 1955, une cour de cassation militaire fut créée à Alger ; Bourgès Maunoury avait prit soin, auparavant, de rassurer l’Assemblée nationale qui délibérait sur la reconduction de l’état d’urgence en lui faisant observer que «pour la première fois peut-être depuis le 1er novembre, on remarque une certaine accalmie et la population musulmane apporte de plus en plus son concours».

Un député, André Gautier, indique les dangers d’une justice exercée dans ce contexte perturbé où les inculpations étaient basées sur les aveux faits devant la police.
Dans ces conditions, elles ne pouvaient normalement entraîner un jugement équitable. «Comment, dit-il, voulez-vous que nous ne fassions pas de rapprochement quand, par exemple, dans un autres procès connu sous le nom d’”affaire de Rebeval”, six hommes ont été condamnés à mort, trois autres aux travaux forcés à perpétuité, deux à vingt ans de travaux forcés pour un coup de fusil qui n’a fait aucun mort, ni blessé ?” «Puisque à la place d’une justice sévère simple immédiate, exemplaire que réclament les circonstances, nous avons, hélas, une justice d’une faiblesse coupable, d’une lenteur désespérante, d’une complexité byzantine, justice rendue presque en cachette», dit le colonel Antoine Argoud, à l’occasion d’une déposition faite au procès des barricades qui eut lieu le 21 décembre 1960 ( Théolleyre, p.134). Théoricien de la guerre subversive, ancien d’Indochine, cet officier parachutiste, qui a commandé en 1957 le secteur de l’Arba, ne fit jamais mystère des méthodes expéditives de liquidation qu’il pratiquait sous sa propre initiative sans qu’aucun de se ses chefs hiérarchiques, complices de ses méfaits, réagît jamais.
Il reconnut lui-même : «Ne voulant pas appliquer la justice mise à ma disposition, alors j’ai décidé bien entendu, après avoir mûrement réfléchi, et ne me dissimulant pas du tout les inconvénients du système, j’ai décidé d’appliquer cette justice, personnellement, sous ma propre responsabilité. C’est-à-dire que je fusillais après un interrogatoire serré, aidé par des inspecteurs de la police judiciaire. J’avertissais chaque fois mes chefs : rien ne se passait.»
Le tribunal, qui accepta ce témoignage et enregistra ces criminels aveux, eut bien soin de verser cette pièce essentielle à son dossier, sans lui donner aucune suite.
Ainsi donc, aucune limite n’était assignée à «l’œuvre de pacification» qui pouvait s’étendre jusqu’au silence de la mort sur une place publique. Dans la justice classique, la peine est essentiellement personnelle. Au contraire, la justice militaire est d’ordre réglementaire : elle fait abstraction des raisons personnelles, réduisant l’individu à rien. En dépit de la fiction par laquelle on voulut que l’Algérie fut la France, ce fut cette justice en forme de représailles indistinctes qui fut appliquée à l’Algérie.
L’effacement de l’individu était si réel et, en conséquence, la distribution de la justice si étroitement administrative que beaucoup de militants FLN furent condamnés à mort plusieurs fois au cours de procès successifs, dans lesquels ils réapparaissaient curieusement pour répondre d’une même et seule action révolutionnaire, dont on eût pu penser qu’elle était réglée. A-t-on seulement tenté de juger des hommes ? On s’est borné à condamner des actes, supprimant ainsi leur personne deux fois, moralement et physiquement.
Les militants du FLN, jugés par ces tribunaux militaires d’exception, ont d’ailleurs refusé de reconnaître leur compétence et ont rejeté leurs sentences.
Victime de cette conjoncture de guerre, le Président de la République française René Coty, exerçant son droit régalien, pouvait le faire qu’en tenant compte des pressions dont il faisait l’objet depuis Alger ou Paris. L’armée – poussée par ses activistes toujours plus virulents – devait, par sa conception de la guerre, créer un climat et déclencher, là aussi, un mécanisme qui n’allait pas tarder à fausser l’ensemble de ses rapports réglementaires avec l’Etat et l’entraîner vers l’indiscipline. La «V. B. A.» ne cache pas que la justice ne fut pas à la mesure de la tension meurtrière qui régnait à Alger, mais elle souligne avec satisfaction ses complaisances. Tel ce procureur de la République qui acceptait que l’on fasse entorse à la loi, pourvu qu’on ne le tienne pas informé de l’arrestation des suspects. «La police judiciaire, rapporte la “Vraie Bataille d’Alger”, p. 103», citant ce magistrat, dépend du procureur. Dès que j’apprends une arrestation, je dois demander que l’homme arrêté me soit présenté. Si donc, pour des raisons opérationnelles, vous pouvez conserver un individu arrêté par la police judiciaire, ne me mettez pas dans une situation fausse, gardez l’arrestation secrète.»
De tout temps, la police a été l’auxiliaire indispensable de l’appareil judiciaire, mais en l’occurrence, c’est le magistrat qui devenait, lui, investi de pouvoirs souverains, l’auxiliaire de la police. Le Comité Audin, continuant courageusement depuis des années sa mission de dénonciation de la guerre et qu’ailleurs poursuit certains coupables, proclamait que “l’Etat a fait faillite dans son rôle de garant de la justice et droit de l’homme. Il demandait sans cesse que les tortionnaires, les assassins et leurs alliés doivent être voués à l’indignation publique, dénoncés sans trêve à l’opinion française internationale.» (Théolleyre, p. 136).
La roue de l’histoire a tourné trop vite pour bien des hommes qui soutinrent jusqu’à la dissidence et l’insurrection ce genre d’opinions forcenées.
Jacques Soustelle, plaidant par la plume pour le colonel Argoud et bien d’autres, dénonce dans son livre «Vingt-Huit ans de gaullisme» «le déchaînement d’une répression sans frein, marquée par une brutalité inhumaine. La fusillade de civils désarmés, les brimades et les sévices infligés à toute une population par manière de représailles collectives, les arrestations et perquisitions arbitraires, les humiliations et les tortures auxquelles ont été soumis les “suspects” (p. 221)”. Lui qui a installé la guerre en Algérie ne manque pas de prendre des allures terribles de justicier offensé par la terreur organisée qu’en d’autres circonstances, il installa lui-même, dans un pays soi-disant «souffrant et aimé».
Il se montre vivement courroucé par tout l’arsenal de l’Etat policier : «Arrestations arbitraires, perquisitions sans mandat, gardes à vue prolongées, internements administratifs, camps de concentration, suspension et emprisonnement de journalistes, création des tribunaux d’exception en rupture de loi républicaine, légiférer en toutes les manières par ordonnances par-dessus la tête du Parlement.» (P. 210).
Le manque de sincérité et parfois le mensonge sont flagrants chez Jacques Soustelle qu’il n’hésite même pas à dire, à propos d’Antoine Argoud, «qu’il est un des officiers les plus brillants de l’armée française et qui, j’en suis témoin, non seulement n’ordonna pas d’actes de violence, ni d’attentats, mais s’efforça de les empêcher.”
Ce qui est contraire aux propos cités plus haut et tenus par l’intéressé lui-même, qui reconnaît avoir fusillé des «suspects».
Selon «Le Monde» du 11 janvier 1958, le bilan de l’œuvre des juridictions répressives établit qu’il y avait en Algérie jusqu’à 633 condamnations à mort, 104 exécutions capitales et 265 peines commuées. Le pays, aux écoutes, voyait dans le déroulement de ces procès une manifestation du dispositif répressif dont la mission était l’élimination, à terme ou définitive, de ceux qui ont accepté de se sacrifier. Il décela à travers leur attitude et leur dialogue un réel sentiment de dignité qui n’a pas manqué de rejaillir sur lui pour soutenir son espoir et sa détermination.
«Les militaires n’ont pas confiance dans la justice des civils», dira Jacques Massu (V. B. A. p. 374). L’armée, revendiquant une marge d’initiative suffisante pour lui permettre d’atteindre son objectif, avait tendance à rejeter toute tutelle et toute contrainte de quelque nature qu’elle soit, pour se sentir en droit d’assumer sa mission.
Les violences engendrées par la guerre ne devaient en aucun cas compromettre les chances de notre avenir. Ce qui nous donna beaucoup d’amis de toutes origines, notamment française. Ils furent tous sensibles à la justesse de notre cause et à la légitimité de nos aspirations.
Certains parmi eux combattirent et tombèrent à nos côtés. Il y a donc, pour tout Algérien digne de ce nom, un devoir à leur rendre en clamant contre Massu combien ceux-là, au-delà de leurs opinions ou de leur origine, font partie de nous-mêmes. On ne peut facilement les atteindre pour les calomnier, même du haut de trois étoiles.
D’autres, avertis des conséquences graves que ne manquerait pas d’entraîner pour leur pays le déchaînement de la guerre, optèrent, eux-aussi, avec foi et loyauté, et luttèrent, dans leur cadre et selon leurs moyens, pour juguler les menaces qui pesaient sur lui. Les organisations de secours, les mouvements de jeunesse, les réseaux Jeanson, les collectifs d’avocats, les intellectuels, les journalistes, les enseignants, les anciens résistants de la Seconde Guerre mondiale (exemple Germaine Tillion) et le Clergé de France manifestèrent dès le début leur réprobation de cette guerre injuste et usèrent de leur influence pour en contrecarrer son évolution.
Beaucoup souffrirent des humiliations et des brimades et vécurent des situations parfois tragiques, sans jamais se renier.
«S’il doit rester un lien entre l’Algérie et la France, ce sera à ces hommes et à ces femmes que nous le devons.»
Y. S.