La lecture de journaux permet de «raccourcir la journée»
La journée s’écoule tranquillement dans un silence religieux. On jeûne. La nuit constitue une opportunité pour les rassemblements dans deux milieux qui se regardent en chiens de faïence.
C’est connu à Béjaïa et un peu partout dans le pays, les plages sont les lieux les plus prisés et les plus fréquentés pendant l’été. Le tourisme balnéaire bat son plein jusqu’au jour où le Ramadhan s’invite en été pour chambouler les habitudes des vacanciers qui désertent les plages, aidés en cela par des fatwas poussant à réduire le temps de fréquentation des plages, voire à remettre à plus tard. Mais cela semble avoir trop duré.
On ose désormais braver les sous-entendus interdits pour aller se baigner. Un geste parmi d’autres qui illustre une volonté de changer l’ordre établi. Les plages de Béjaïa reprennent peu à peu les couleurs de l’été et renouent avec les baigneurs même si la fréquentation n’est, pour l’heure, pas celle des grands jours. La nuit tombante, deux mondes s’affrontent de loin. Il y a ceux qui tentent d’imposer un mode de vie et ceux qui résistent, le feuilleton continue et le Ramadhan en est sa période propice. Béjaïa, une wilaya balnéaire réputée pour ses plages a connu ce coup d’arrêt depuis le début du mois sacré. Dans les premières heures de la matinée, la plage est quasiment déserte, hormis la présence des infatigables et passionnés de la pêche à la ligne qui investissent les rochers dans une activité qui lie loisir et profits. Pas un chat sur le sable, seuls les pêcheurs s’affairent à une occupation qui permet d’échapper à la pesanteur des longues journées de jeûne. Un passe-temps qui épargne les tracasseries du quotidien et les errances inutiles, voire les bagarres qui se déclenchent pour un oui ou pour un non. Reste que cette reposante et distrayante activité n’est pas vécue de la même façon que durant les jours ordinaires.

Terrasses de café et soirées chicha
Une autre ambiance, un autre style de vivre. Les pêcheurs, dans la bonne humeur, ne se lassent pas de faire des lancers rivalisant de prouesses à qui peut le mieux appâter le tant désiré poisson. La journée s’écoule tranquillement dans un silence religieux, que seules les vagues qui s’écrasent sur les rochers, brisent. C’est en début d’après-midi que les plages revivent un tant soit peu. Alors que les pêcheurs s’empressent de plier bagages, les baigneurs arrivent pour achever une journée de jeûne face à la mer, se permettant quelques trempettes dans un ultime effort avant de rompre le jeûne et de reprendre une activité normale. Côté propreté, les plages affichent plutôt une bonne mine à part quelques saletés ici et là, surtout en fin de journée, à cause de l’incivisme de certains baigneurs. Les cafés, les bars et les restaurants sont fermés. Ces lieux se métamorphosent la nuit tombée en terrasses de café et soirées chicha. Si les plages ne font pas le plein dans la journée, elles ne sont toutefois pas désertes. Le tout, dans un contexte où les convictions religieuses sont loin d’être une priorité. Pour les imams, la fréquentation des plages est une attitude qui renseigne sur le peu de foi de certains. Il en est de même pour d’autres pratiques. Quand on jeûne, le plus souvent, c’est pour qu’on le sache. «Sinon, à quoi bon s’abstenir de manger et de boire toute la journée si, sous ce prétexte, on fait payer la facture à ses proches par ses excès de colère et si, le soir, on s’adonne à tous les péchés?», s’interroge l’imam.
Dans ce contexte de contradiction, on se perd un peu. Pour Saïd, l’idéal est de n’assister à aucun bouleversement ou chamboulement des habitudes. Le vrai jeûne est celui qu’on vit dans des conditions réelles de tous les jours. Saïd voudrait en quelque sorte un Ramadhan dans un milieu naturel où le jeûneur est confronté à une réalité qui impose résistance à la tentation. «Bien sûr qu’il est facile de jeûner lorsqu’on ne trouve pas de restaurant ouvert ni de café ou encore à passer sa journée au lit à rempiler jusqu’au moment du ftour», explique-t-il. Les premiers signes de la fin de l’unanimité sociale autour du Ramadhan commencent à se manifester.
On revendique le droit de ne pas respecter publiquement le mois du jeûne. La réaction musclée des autorités et le lynchage médiatique subi par les non-jeûneurs durant les années précédentes renseignent cependant sur la résistance tant de la société que de l’Etat qui punit de peines de prison toute vélléité anticonformiste sur ce registre.
Au grand bonheur des fondamentalistes
«Ma crainte est qu’on en arrive à se jeter des anathèmes et que les courants les plus radicaux n’investissent le terrain pour faire valoir leur loi», regrette Ali, redoutant les descentes des salafistes dans les plages pour interdire aux femmes de se baigner. Des scénarios à ne pas écarter lorsqu’on écoute certains prêches dans les mosquées. Certains y voient une ruse du temps. «Nous marchons un peu à reculons. Autant les dix dernières années ont été celles de l’ouverture, de la découverte et de l’échange, autant les six années à venir vont être celles du retour de l’enfermement dans les traditions.», redoute Hakim, un habitué de la plage de Boulimat, de quoi freiner le plus ardent des élans, au grand bonheur des fondamentalistes. En face, pas d’alternative.
Alors que la saison estivale est le «week-end» de l’année et le moment propice pour s’approprier l’espace public, force est de constater chaque été, une tendance au repli sur soi et à l’enfermement dans la sphère privée. A part la télé et les terrasses de café, l’offre en animation est ciblée.
Le courant salafiste ne rate pas l’occasion de descendre en flèches ces soirées musicales, qui sortent du cadre religieux. Et les festivals risquent d’être derrière nous. C’est la troisième année consécutive, il y en a encore d’autres à passer avant que le mois sacré n’arrive en dehors des mois de vacances. Il va falloir que chacun s’adapte à la situation, il n’y a pas de raison pour que cela se passe plus mal que les autres fois depuis des siècles.