Rachid Oulebsir,auteur , »La société kabyle est une école de résistance culturelle »

Rachid Oulebsir,auteur , »La société kabyle est une école de résistance culturelle »

Un regard lucide sur la société

Rachid Oulebsir est un écrivain-paysan! Un universitaire diplômé de Paris-Sorbonne qui vit avec les paysans du Djurdjura détenteurs des derniers pans de la culture ancestrale! Cet ancien journaliste est titulaire d’un doctorat de troisième cycle en économie politique des Universités Paris-Nord et Paris I Panthéon- Sorbonne. Il est l’auteur de plusieurs livres dont deux romans, Les derniers Kabyles et Le rêve des momies. Il a également publié des essais dont L’olivier en Kabylie entre mythes et réalités. A l’occasion de la parution de son dernier essai L’Algérie au rendez-vous de l’histoire, nous l’avons rencontré dans sa ferme d’Allaghane dans la haute vallée de la Soummam.

L’Expression: Universitaire, diplômé de Paris-Sorbonne, essayiste et écrivain, vous vivez partagé entre l’urbanité que vous n’aimez pas et la ruralité qui vous fuit entre les doigts! Parlons d’emblée de vos ouvrages, c’est sans doute la meilleure des introductions:

Rachid Oulebsir: A ce jour, j’ai produit deux romans, deux essais et un recueil de contes! Mon premier ouvrage est un essai d’ethnologie kabyle, paru chez l’Harmattan à Paris en 2008 sous le titre L’olivier en Kabylie entre mythes et réalités, le second est un roman Les derniers Kabyles édité en 2009 par la maison Tira de Béjaïa. Le rêve des momies, un roman paru en 2011 chez L’Harmattan (Paris) est mon troisième produit, le tout dernier paru en 2012 toujours chez L’Harmattan est un recueil de contes sous le titre Le Pèlerinage du chacal. Les derniers Kabyles a été réédité en 2012.Je participe à la revue poétique Convergences animée par des poètes des cinq continents. Editée à Paris, par Le Baz’Art poétique, elle est à son numéro 3. La jeune maison d’édition algéroise El Ibriz vient de publier un ouvrage sur la paysannerie algérienne sous le titre L’Algérie au rendez-vous de l’histoire. Cet essai, qui compile des conférences données en 2012 au Centre européen de promotion de l’histoire (Ceph) est écrit «à trois mains» par le journaliste français de l’Humanité Dimanche, Francis Pornon, l’écrivain mémorialiste algérien Djilali Bencheikh et moi-même. Il sera disponible en librairie dans les prochains jours.

Les écrivains sont poursuivis par leur enfance, dit-on, ils commencent toujours leur parcours par des autobiographies! Votre enfance a été marquée par le règne de la mort, de la peur, la haine, est-ce ce climat de l’horreur qui a forgé en vous cette dimension poétique nostalgique qui ressort de vos ouvrages?

Je suis né en 1953, un peu plus d’un an avant le déclenchement de la guerre de Libération. J’ai grandi à la campagne sous le bruit des bottes et du tonnerre terrifiant des canons. Mes plus lointains souvenirs sont des images d’enfants qui pleurent, de sang répandu, de maisons qui croulent sous les bombardements, d’enterrements et de déménagements incessants. Mes désirs les plus refoulés sont des envies de satiété. Manger à ma faim et étancher des soifs lointaines. J’ai grandi captif, reclus et protégé parmi les femmes battues et violées par les soldats français et les harkis kabyles. Je savais à peine marcher quand ma campagne fut déclarée zone interdite. Le précaire village de regroupement avala ma famille et l’école coloniale, forte ogresse en rut, ramassa les petits d’un coup d’aile et les aligna comme de tendres eunuques à sacrifier pour le dieu du savoir.

Vous avez l’habitude de dire:«Je n’ai pas fait la guerre, mais la guerre m’a fait!». Peut-on vous qualifier d’écrivain nostalgique?

Nous sommes tous à la recherche d’un temps perdu! Qui n’est pas nostalgique de son enfance? Je suis écrivain nostalgique des valeurs des ancêtres et non d’une carte postale, une image d’Epinal! Je n’idéalise pas une société de misère et de précarité dont l’injuste et violent fonctionnement est par ailleurs, largement décrit dans le détail par de nombreux écrivains de l’époque coloniale tels Camus et Mammeri, Feraoun, et bien analysé et disséqué par des sociologues tels Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad. Je ne regrette pas les années de mon enfance. J’ai plutôt un compte à régler avec cette époque! J’ai connu une enfance douloureuse dans un village de regroupement entre des fils barbelés en l’absence du père, des oncles et des cousins partis au maquis pour se battre et libérer le pays. J’ai grandi dans l’injustice, l’humiliation, la privation et la peur! J’ai un besoin latent de me libérer de cette durée indicible, infernale! J’écris en ce moment un roman sur l’enfance durant la guerre, largement inspiré de ma petite vie misérable dans ce village d’une zone interdite.

Avant de venir à la littérature, vous étiez dans le journalisme, cette autre littérature de l’urgence!

Avant de venir à la littérature, le roman, le récit, la nouvelle, le conte, la prose! J’étais dans le journalisme, cette autre littérature de l’urgence! La montagne m’appelait de toutes ses forces! les oliviers, les cèdres, les aigles, les perdrix, les chacals et le vent, et la neige, et les bergers des hautes collines verdoyantes, tous me murmuraient des complaintes irrésistibles, des cris d’amitié, des mots d’amour et de fraternité, ils me lançaient des regards auxquels mon âme ne pouvait résister! Je faisais de longs reportages pour de nombreux quotidiens! J’ai appris à traquer l’insolite, le singulier, le bizarre, l’anormal! Ce qui, aux yeux du profane, n’était que curiosité devenait pour moi objet littéraire, la vie des paysans en elle-même dans un pays où la prise en charge sociale est un style de gouvernance, est un espace littéraire par excellence. Mes amis, les artisans, les sourciers, les puisatiers, les oléiculteurs les maraîchers, les éleveurs, les apiculteurs, les bouviers des hautes montagnes, les dresseurs de chevaux, les maîtres des transhumances printanières, les tisserandes de burnous, les tailleurs de pierres, les constructeurs des maisons de terre, les tambourinaires, les troubadours, les aèdes des marchés hebdomadaires, les coryphées aux épithalames ataviques, les femmes solitaires, anachorètes des agoras et des mausolées, tous ces hommes et femmes que la modernité a relégués à la marge, ces êtres qui n’ont plus pignon sur rue, sont souvent des magiciens du verbe, des poètes émérites, des conteurs fabuleux, des porteurs de pans de notre mémoire collective, un patrimoine vivant, leur immatérialité constitue la matière de mon oeuvre!

La résistance culturelle est également un thème central dans vos ouvrages!

Si la violence était le climat naturel de la colonisation, la société kabyle est une école de résistance culturelle! C’est en cela que je l’idéalise au regard de notre présent marqué par le déclin des valeurs, la régression culturelle, l’intolérance, la prévarication, la corruption des âmes et des esprits. Une époque où l’homme est facilement corrompu, où les valeurs des ancêtres ont été perdues et où celles de la modernité n’ont pas été acquises! «Nous avons tenté de voler comme la perdrix et nous avons perdu la démarche de la poule», dit un proverbe du Djurdjura. Durant la guerre de Libération nationale, sous l’oppression coloniale, nos mères puisaient leur ration quotidienne de courage dans la mémoire collective! Les chants, les récits, les contes, les légendes et tous les savoir-faire de la culture locale étaient mobilisés comme armes intellectuelles pour résister moralement à l’occupant beaucoup plus fort matériellement! J’ai intériorisé ces facultés, et toute cette culture dans l’impuissance et l’innocence de l’enfance! Je grandissais dans l’adversité permanente armé d’un esprit de vengeance contre l’envahisseur! Comment prendre ma revanche contre toute cette humiliation? Ma mère avait la recette: «Il faut que tu apprennes leur langue pour chasser les colonisateurs de chez nous!» disait-elle. Je n’ai compris que beaucoup plus tard le sens profond de ce credo maternel.

Votre parcours est pour le moins atypique! Vous avez effectué des études supérieures en France, puis vous êtes revenu pour vivre avec les paysans! vous menez actuellement une vie partagée entre la ville et la campagne. Parlez-nous un peu de tout ça…

Si j’aimais la ville, je n’aurai jamais quitté Paris, sans doute la plus belle ville du monde! Revenir de Paris pour s’installer dans une ville algérienne est absurde! Je suis revenu pour vivre à la campagne! En 1982, je suis revenu de France avec une maîtrise en sciences économiques et un doctorat de troisième cycle des Universités Paris-Nord et Paris 1 Panthéon- Sorbonne. Je suis rentré pour des vacances. Conquis par la magie de la Kabylie je me suis inséré dans cette oasis culturelle pour le reste de mes jours. J’ai travaillé quelques mois à l’Université d’Alger, à Constantine puis au Sud! J’ai fini par ranger mes stylos, tout plaquer, rompre avec la fausse modernité, pour reprendre la ferme familiale à Tazmalt dans la haute vallée de la Soummam (Béjaïa). J’étais tombé amoureux d’une paysanne aux yeux couleur olive noire et de la montagne du Djurdjura. J’avais décidé de m’insérer parmi les paysans, les montagnards, à la culture ancestrale dans le but d’écrire des romans, des essais et surtout des reportages. Depuis, j’ai fait tous les métiers du fellah accompli. J’ai creusé mon puits à la force de mes bras, avec l’aide et la solidarité des paysans du coin, j’ai construit ma maison dans le style kabyle originel de mes propres mains, je partage depuis trois décennies de merveilleux moments dans les rituels culturels des montagnards, la cueillette des olives avec ses rites ensorcelants, les transhumances animales de printemps, la fête de Yennayer, la porte de l’année amazighe, l’accueil du printemps, les labours de démarrage de l’année agraire, les différentes «twiza», espaces de solidarité active dans la construction, l’ouverture de routes, la plantation d’arbres et le reboisement…

Depuis une décennie j’ai repris pied dans l’Education nationale, je dirige un établissement scolaire. Je mène avec bonheur mes fonctions de directeur et celle de paysan arboriculteur. Dans ma ferme il y a plus de mille arbres de toutes les essences. Mes reportages sur la paysannerie des montagnes sont tous parus dans la presse nationale, notamment dans le défunt Le Matin. Leur compilation a donné naissance à mon premier essai intitulé L’olivier en Kabylie entre mythes et réalités dont deux chapitres seront repris par la nouvelle encyclopédie berbère.

Le titre de votre roman Les derniers Kabyles est un peu provocateur et pessimiste…

C’est une oeuvre très optimiste malgré le titre qui renvoie à «la mort absurde des Aztèques». C’est provocateur à dessein. Quand on a lu le roman Les derniers Kabyles, on aura compris qu’il s’agit d’un SOS, l’appel des racines, le cri des entrailles, d’une civilisation en péril, d’une langue en décrépitude, d’un imaginaire brouillé par l’école moyenâgeuse, la télévision et l’Internet, d’une culture envahie par le brouillard de la fausse modernité. Il y a un concept kabyle qui désigne précisément ce cri, «Anza», l’appel des morts, pas n’importe quels morts, mais ceux qui ont été assassinés avec le poignard, dans le dos, par ceux en qui ils avaient confiance! Ce murmure de douleur, cette plainte qui vient du fond des tombes ne sont entendus que par l’oreille de l’homme averti, l’artiste, le poète, l’être à l’âme sensible.

Avez-vous de nouveaux projets?

Des projets! Il y a un proverbe kabyle qui dit «Le rêve est trop long pour qu’une nuit suffise!». J’ai tellement de travaux au brouillon qu’il me faudrait une seconde vie pour tout mettre au propre, les jours ne suffiront jamais pour tous mes chantiers. Pour être plus prosaïque, j’ai deux romans au stade de la mise en page, de la fiction sur fond de grand espace, une histoire de bandit d’honneur dans la Kabylie profonde sortie d’une guerre sanglante, un récit qui sent la poudre, le poids de la parole donnée et le respect des valeurs de vendetta et d’honneur tribal et une seconde histoire plus actuelle, celle d’un amour impossible dans un village où règne un émir intégriste qui a pour seul souci de traquer les jeunes amoureux et de les assassiner. J’ai également deux recueils de poèmes qui paraîtront bientôt chez Achab Editions, à Tizi Ouzou. Mais mon urgence, ma grosse préoccupation est de finir ce roman sur l’enfance durant la Guerre d’Algérie, quelque peu autobiographique, une fresque sociale sur la résistance humaine face à la colonisation en échéance.