Face à la question cruciale de la sécurité alimentaire, l’invité de Liberté a été forcé d’admettre, à son grand désespoir, que la dépendance accrue de notre pays de l’étranger pour sa nourriture vient battre en brèche tout discours triomphaliste. Dans l’agriculture ou même ailleurs.
Ainsi, la question de la sécurité alimentaire est entrée par effraction lors de cette dernière édition de la saison du Forum de Liberté qui a reçu lundi soir pour invité le ministre de l’Agriculture et du Développement rural, Rachid Benaïssa. Dans sa présentation, l’orateur a d’abord longuement insisté sur la politique de “renouveau agricole et rural”, annoncée en 2008 par le président Bouteflika à la suite de la crise alimentaire mondiale qui avait affecté alors de nombreux pays. “Depuis, le secteur a connu 10% de croissance en moyenne annuelle. Au-delà de ce résultat conjoncturel, il nous est permis aujourd’hui de mieux identifier nos problèmes et d’intervenir de manière plus efficace. Cela ne va pas sans mettre une pression supplémentaire sur l’administration agricole qui devra accompagner cette cadence.”
Parmi les points forts dont se félicite Benaïssa, il y a la question du foncier agricole qui, selon lui, est sur le point d’être définitivement réglée. Il révélera toutefois qu’aborder un tel sujet en Algérie n’était pas une chose aisée. “La loi a été un compromis difficile à trouver. Certains nous avaient même averti que si l’ont touchait à ce dossier, il y aurait la guerre civile.” Le ministre rappelle que la question de la terre est éminemment politique et qu’elle renvoie à l’histoire et à ses conséquences.
“Les nombreux débats sociopolitiques qui se sont instaurés à cette occasion ont permis de voir la réalité telle qu’elle se présentait et de se faire une idée neuve de l’agriculture dans notre pays”, estime le ministre qui dit profondément croire à la concertation. “Il fallait sécuriser l’outil de travail. Quand ils savent où ils vont, les agriculteurs investissent. Il fallait les libérer. C’était d’une évidence tellement criante que certains semblent ne pas l’avoir perçu.” Mais de quoi s’agit-il réellement ? Le ministre parle de la loi n°10-03 du 15 août 2010 qui est venue fixer les conditions d’exploitation des terres agricoles du domaine privé de l’État. Cette loi dispose que “le droit de concession est cessible, transmissible et hypothécable”.
Or, depuis sa promulgation, il y a trois ans, aucune procédure n’a été mise en place concernant son application. Un jeune qui veut se lancer aujourd’hui dans l’agriculture et qui se propose d’acquérir les droits acquis par ses voisins à la suite du décès de leur père, un ancien moudjahid, bénéficiaire d’une concession, a saisi le ministre à travers le courrier des lecteurs de Liberté afin de savoir quand il pourra bénéficier de cette cession. Le ministre se montrera aussitôt rassurant en révélant que les “dispositions organisationnelles”
seront prises prochainement et que la plupart des exploitants agricoles ont déjà déposé leurs dossiers.
“Tout est prêt. L’opération connaît un succès énorme”, révèle-t-il enthousiaste. Il reste seulement à espérer que son administration fasse preuve de perspicacité afin de débusquer les pseudos agriculteurs dont les motivations disparates n’ont cessé de parasiter le règlement de cette question de la propriété foncière agricole. Confiant, Rachid Benaïssa tranche de manière péremptoire qu’à cette occasion, il sera politiquement reconnu que la propriété privée existe enfin en Algérie. En témoignant de sa longue expérience dans le secteur de l’agriculture, il affirme avoir très tôt perçu, pour sa part, la nécessité d’une mutation conceptuelle et d’une rupture radicale avec des concepts qui ont longtemps entretenu en Algérie des illusions…
La question qui fâche…
Pourtant lorsqu’il sera interrogé sur les problèmes de sécurité alimentaire, une situation qui, d’ailleurs, ne date pas d’aujourd’hui, le ministre tentera d’éluder la question. Jugeons-en : “Ailleurs, quand on parle de sécurité alimentaire, la perception est toute autre. Il s’agit le plus souvent d’agro-écologie, soit produire autrement et mieux tout en préservant l’environnement. Sur ce plan, les sciences du développement durable laissent entrevoir que les plus grands progrès réalisés viennent de la nature.” Cette définition du reste “exotique” de la sécurité alimentaire dénote singulièrement avec le contexte algérien marqué par une facture alimentaire qui ne cesse d’augmenter.
Comment expliquer qu’en une décennie, la facture alimentaire a presque triplé alors que sur le plan démographique, la population algérienne a plutôt stagné ? Est-ce à dire que les Algériens mangent aujourd’hui trois fois plus qu’il y a dix ans ? Que les prix des produits alimentaires aient triplé durant ce temps ? “Un peu de tout cela !” rétorque Benaïssa. Il faut savoir que les importations de produits alimentaires culminent aujourd’hui autour de huit milliards de dollars par an. Adoptant la posture du technocrate, il estime que la “sécurité alimentaire” se résume surtout à la disponibilité des produits alimentaires sains et en quantité suffisante, “ce qui relève de la responsabilité de l’État”, convient-il. Et sur ce plan, l’Algérie a accompli, d’après lui, de “grands progrès”.
À l’Indépendance, la ration alimentaire journalière était de 1 730 kilocalories/jour (et moins de 1 000 pour les indigènes) alors que la moyenne fixée par l’OMS aujourd’hui est de 2 100 kilocalories/jour pour chaque personne.
“Cinquante ans après, la ration alimentaire en Algérie est de 3 500 kilocalories/jour alors que la population a été multipliée par 4 et donc la disponibilité réelle multipliée par 8.” Le ministre rappelle même que l’Algérie a été récemment félicitée en marge de la 38e conférence de la FAO, et ce, à l’occasion d’une cérémonie de distinction des pays qui ont atteint les objectifs du millénaire, à savoir lutter contre la malnutrition et réduire de moitié la faim. “L’Algérie a obtenu son attestation de réussite 3 années avant l’échéance de 2015”, clame-t-il fièrement.
Pourtant, le problème de la sécurité alimentaire reste entier et continue à se poser avec acuité touchant, de plus en plus, à la souveraineté nationale. C’est pourquoi il a fallu préciser au ministre que dans “sécurité alimentaire”, il y a le mot “sécurité”, suggérant, ainsi, que “l’arme alimentaire” figurait depuis longtemps dans l’arsenal des puissances “agricoles” mondiales et qu’elle constitue de fait un facteur déterminant dans les relations internationales. “Il est vrai que la notion de sécurité alimentaire dépend d’avec qui on est et qui écoute”, reconnaît-il enfin. Le docteur Benaïssa dit préférer voir au-delà des conjonctures. Il sera obligé d’aborder ce sujet récurrent et qui semble être tombé, pour lui, cette fois, comme un cheveu dans la chorba. Il trouvera même la question quelque peu impertinente, réveillant du coup l’homme politique qui sommeille en lui.
“J’ai toujours combattu l’idée d’une Algérie vulnérable, faible, semi-aride, aride…” Visiblement contrarié, le ministre tentera de minimiser la facture alimentaire qui s’alourdit d’année en année : “En valeur, 72% de l’offre vient de la production nationale et seulement 28% de l’importation.” Un rapport qui, soit dit en passant, peut être facilement inversé pour plusieurs produits dits de première nécessité et dont les taux de couverture des besoins sont de plus en plus faibles.
Concernant le déficit de la balance commerciale sur un grand nombre de produits alimentaires, le ministre estimera que c’est un choix délibéré que de ne pas exporter. “Mais pourquoi me pose-t-on cette question ? Est-ce pour faire comme les Américains : établir un diagnostic et trouver ensuite des solutions ? Ou est-ce seulement pour tirer l’Algérie vers le bas, chercher des coupables ou incriminer la sécheresse ?”
M C L