La naïveté politique est, probablement, la pire des infirmités dont puisse être affligé un Etat dans les relations qu’il lui arrive, par la force de la géographie et de l’Histoire, d’entretenir avec ses voisins.
Heureusement que le nôtre a, de temps à autre, des éclairs de lucidité, dans son travail d’évaluation et de prospective des événements et des scénarios attendus ou espérés de son environnement international, pour ne pas se laisser piéger par les leurres destinés à lui faire lâcher la proie pour l’ombre ou, pis, à lui faire prendre les vessies pour des lanternes. Quoique…
Depuis plusieurs mois, certains milieux des deux côtés de la Méditerranée s’échinent à présenter le président François Hollande sous les traits de l’heureux détenteur d’une pierre philosophale dotée du pouvoir de transformer les divergences séparant l’Algérie et la France en autant de ponts d’or, par la grâce desquels une montagne de contentieux vieille de 182 ans s’effondrerait, d’un claquement de doigts, comme par enchantement, un couplet déjà entendu lors des déplacements de Valéry Giscard d’Estaing, de François Mitterrand, de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy qui se sont avérés, par la suite, être, tous, des attrape-nigauds, fabriqués dans les arrière-boutiques des gros intérêts néocoloniaux. Dans ces plans, dressés sur les terres d’une mystérieuse comète, François Hollande camperait même le rôle d’un père Noël qui viendrait déposer dans les cheminés des chaumières algériennes des cadeaux qui émerveilleraient petits et grands. La visite d’Etat, préparée, certes, avec beaucoup de soin, est déclarée réussie, avant même d’être entamée, un peu à la façon des congrès des partis uniques dont les résultats sont connus plusieurs semaines précédant la tenue de leurs assises. Il n’ y a pas à dire, la stratégie du marketing visant à vendre l’image présidentielle a été bien ficelée mais, malheureusement, pour ses spin doctors, la cible est hors de portée, car vaccinée depuis longtemps. Que l’on s’entende bien, ce n’est pas la personne du président français qui est en cause. Bien au contraire. François Hollande est connu pour être un homme d’une grande gentillesse, le plus BCBG de la classe politique française, le défenseur des valeurs humanistes héritées de ce qu’il y avait de plus honorable dans la branche progressiste du socialisme français, ce à quoi s’est ajoutée cette «normalité» promise, pratiquée et assumée depuis qu’il est entré à l’Elysée et, au nom de laquelle, il apparaît dans le costume d’un citoyen qui fait ses courses à pied, voyage, officiellement, en train, prend des bains de foule, sans protection ostensible, rédige ses discours sans l’aide de porte-plumes et va jusqu’à ramasser, par terre, sous l’œil des caméras, des documents qui lui avaient échappé des mains. De là à ce que ses concitoyens le croisent, un jour, circulant, dans les rues de Paris, sur un vélib’, à la mode des souverains scandinaves, il n’y a qu’un pas qu’il n’hésiterait pas à franchir si la situation le nécessitait. Et, ce qui ne gâche rien, il est, avec Michel Rocard et Jean-Pierre Chevènement, un vieil ami de l’Algérie, en tant que personne mais, aussi, dans le passé, en tant que dirigeant de parti et, maintenant, en tant que chef d’Etat, une position à partir de laquelle il a fait des déclarations sur notre pays que les Algériens n’avaient, jamais, entendues chez ses prédécesseurs. Mais encore une fois, ce n’est pas la personne qui fait problème, c’est la politique de l’Etat français vis-à-vis de l’Algérie, passé, présent et avenir, qui est en débat. Est-ce qu’être gentil et bien éduqué prédisposerait- il un homme à changer les choses, du tout au tout ? Est-ce que la «normalité» créditerait- elle son homme de la capacité de lever la chape de plomb qui pèse sur une perspective et de franchir toutes les lignes rouges et les barbelés du maquis de l’Etat français pour régler, de son seul fait, un tel problème. On dit qu’un dirigeant qui accède à une responsabilité de haut rang est contraint de tenir compte de considérations plus larges que celles de son cercle partisan, qu’il est obligé de louvoyer, d’atermoyer et se voir, parfois, forcé de prendre le contre-pied de ce en quoi il croyait, la veille, sous la pression de pesanteurs incontournables et des imprévus de la conjoncture. Entre le candidat à la magistrature suprême et le président en exercice, il y a, a-t-on coutume de justifier, un monde et même deux, celui dont il a émané et qui l’a élu et celui qui a voté contre lui, tous formant une nation aux intérêts et aux préoccupations de laquelle l’Etat lui demande de se vouer, entièrement et sans discrimination, en tant qu’expression de sa volonté générale. Et pas seulement, il doit, en plus, selon la même grille de lecture, compter avec les réalités, les ambitions et les concurrences des politiques transnationales qui prédéterminent celles de son propre pays, dans des domaines où c’est, souvent, la loi du plus fort qui prime. Toutes les opinions publiques, au monde, savent que les politiciens excellent dans le jeu du grand écart et que, rarement, ils tiennent leurs promesses, soit par manque de courage politique, soit par inclination au compromis. Qui n’a pas relevé, de ce point de vue, parmi ceux qui suivent, assidûment, l’actualité de la politique française, que le gouvernement socialiste de Jean-Marc Ayraut qui agit sous la responsabilité de François Hollande, a viré, parfois à 90°, sur de nombreuses questions internes et externes qui avaient, pourtant, fait l’objet de motions majoritaires incontestées. C’est le cas, pêle-mêle, de la révision du traité européen, de la politique fiscale, du logement, du nucléaire, du pacte de compétitivité, du taux de croissance, des relations avec l’Allemagne et de la crise grecque, des questions sur lesquelles se sont opérés, au contact direct avec les problèmes, d’amers recentrages, face aux menaces et aux exigences du patronat français et des multinationales, ce qui a fait aliéner à l’exécutif les soutiens parlementaires communiste et écologiste qui avaient été, pour une part, à l’origine de l’élection du président, et qui ne se reconnaissent, désormais, plus dans ses décisions. Sans vouloir l’excuser, les analystes qui attendaient de lui plus de pugnacité, expliquent qu’il a fléchi afin de ne pas sombrer dans l’œil du cyclone de la crise économique et, naturellement, de tenter de ralentir la chute brutale de sa cote de popularité dans les sondages. Ils avancent que dans la vie des nations et des gouvernements, la politique dépend de nombreux paramètres qui font que les vents soufflent, plus souvent qu’on ne l’imagine, dans des directions contraires à celles souhaitées par les navires, de la même manière que la santé n’est que la résultante d’un équilibre physique et biochimique entre variables en constant mouvement. Soit ! Il peut arriver que la raison d’Etat prédomine sur la volonté des individus, fussent-ils des présidents, mais il est, pour le moins, exigé de ces derniers une certaine fidélité aux engagements pris ; des engagements dont ils ne sauraient se dédouaner avec autant de désinvolture. Pour ne citer que l’exemple des dossiers sur lesquels les responsables algériens et français ont dû, déjà, plancher et continueront, sans doute, de le faire, pendant la visite d’Etat, il y en a deux qui renvoient à des visions qui sont, constamment, remises sur le métier, depuis l’indépendance, sans avoir reçu la moindre réponse, globale ou partielle, satisfaisante. Dans les conditions qui prévalent actuellement, en France, les observateurs avertis jugent plus qu’improbable le déblocage du processus menant à un partenariat exemplaire, tant le jeu est serré et la pollution politique ambiante corrosive. Fournisseur et client de l’Algérie de premier plan (un volume d’affaires de 10 milliards de dollars/ an dans les deux sens), l’Hexagone peine encore à reconnaître le bien-fondé de l’ambition de notre pays d’accéder au statut de puissance industrielle et le mesure, seulement, à l’aune d’un marché fonctionnant sur la base d’une sorte de deal imposé : énergie contre biens de consommation, formation contre culture et langue, immigration contre commerce, un pacte néocolonial qui ne dit pas son nom. Les projets arrachés, à l’issue d’un long travail d’usure, l’usine Renault et l’investissement dans les secteurs de la pétrochimie, des matériaux de construction, de l’agroalimentaire, de la pharmacie et de la PMI ne sont pas suffisants, en nombre et en capacité d’accumulation, pour déclencher une dynamique de développement généralisée et irréversible telle que souhaitée par l’Algérie. Visiblement, ce qui semble attirer, aujourd’hui, la France, c’est l’aisance financière de notre pays auquel elle fait du pied, en lui faisant miroiter la possibilité de prendre des parts dans le capital de secteurs importants de l’industrie française qui ont besoin, du fait de la persistance de la crise, d’argent frais, rapidement injectable, pour préserver un emploi et un pouvoir d’achat vacillants. Notre pays serait considéré, tout juste, comme une sorte de Qatar du Maghreb devant servir à renflouer les caisses d’entreprises à la dérive. En contrepartie de quoi ? Peut-être d’un peu de prestige et de quelques miettes de dividendes, sans impact sur son devenir, l’intérêt de l’économie algérienne étant de développer le pays et non de se porter au secours des pays européens en faillite, ainsi que le préconisent certains «économistes» algériens qui font l’apologie de «l’exception française». L’Algérie, faut-il le souligner, n’a pas vocation à jouer ce rôle. Peuplée, bientôt, de 40 millions d’habitants, elle aspire à utiliser ses ressources naturelles et humaines pour déclencher, le plus rapidement possible, le décollage après lequel elle court depuis la faillite de 1986 et la dislocation de son tissu industriel, tramée quelque part, dans les cercles qui ne pouvaient, alors, supporter que l’Algérie, sous la conduite du président Houari Boumediène, fût sur le point de parachever son indépendance politique par une indépendance économique, tenue pour proche et sûre. Certes, le projet Renault va susciter des industries périphériques génératrices d’emplois et de transfert de technologie, mais on se demande si son dimensionnement et son rayonnement sur la région ont fait l’objet d’études fiables, de sorte que l’entreprise, une fois mise en service, ne fasse pas doublon avec celle implantée au Maroc et ne soit pas contrariée, en termes de rentabilité, par l’étroitesse de son marché. La visite-éclair de Jean-Marc Ayraut, la semaine dernière, à Rabat, n’a-t-elle pas eu pour but de rassurer le Palais, là-dessus, ainsi que sur le Sahara occidental, un conflit sur lequel la position de la France n’a pas varié d’un iota ? Là aussi, c’est le souci de l’équilibre qui prévaut, une constante dans la politique française, sous tous les régimes, de droite comme de gauche. Comme quoi, les présidents et les gouvernements qui se succèdent à l’Elysée et à Matignon agissent, dans une parfaite continuité, dans le sens des orientations inspirées par les grands corps de l’Etat dépositaires de l’Histoire séculaire de la France et de «sa grandeur ». Une réalité sensible et perceptible, depuis toujours, et sur laquelle Benjamin Stora vient de faire des aveux révélateurs dans l’interview qu’il a accordé, le 15 décembre dernier, à El Watan, levant le voile sur les intentions de François Hollande à propos du deuxième dossier que traiteront Algériens et Français, lors de cette visite, à savoir le dossier de la mémoire. Il déclare, en effet, «qu’il y a un groupe (en France) dont on ne parle pas beaucoup et qui est très puissant, c’est l’institution militaire. Il ne faut pas oublier que près de 2 millions de soldats (français) sont allés en Algérie… et qu’à l’intérieur de ce grand groupe, une partie des gens reste attachée au nationalisme français qui s’est bâti au temps de l’Empire colonial et pas sur les principes républicains portés par la Révolution» et il conclut par une confidence qui a tout l’air d’être un effet d’annonce : un chef d’Etat s’attache à reconnaître un passé douloureux, mais, aussi, veille à rassembler une nation et à ne pas entretenir de fractures»… entendez, par là, que François Hollande est prisonnier de ce groupe et qu’il ne peut aller au-delà du minimum consenti, dernièrement, au sujet des massacres commis par Maurice Papon sur les quais de la Seine le 17 Octobre 1961. Se disant «réformiste, partisan de la reconnaissance, par étapes, des faits et des exactions commises par la colonisation» (relevez l’euphémisme), l’historien finit par expliquer que le grand fossé existant entre Algériens et Français réside en ce que «les premiers lisent l’Histoire par le commencement et que les seconds la lisent par la fin». En clair, il nous dit qu’il ne faut pas s’attendre à grand-chose de cette visite d’Etat parce qu’il n’entre pas dans les intentions du président Hollande «d’entretenir des fractures» et qu’il est dans une indisposition qui ne lui permet de se brouiller, ni avec l’armée, ni avec la droite, ni avec les ex-pieds-noirs et qu’il ne saurait faire plus qu’il n’a déjà accompli. On est donc, maintenant, édifié : les Algériens doivent se contenter de la politique des petits pas, applaudissant à un lancer de fleurs sur la Seine, par-ci, s’ébaubissant devant un hommage sélectif et tardif rendu à Maurice Audin, par-là, les enfumés du Dahra, les chaulés de Guelma, les défenestrés de Massu, les pendus d’Aussaresses et les guillotinés de la Casbah de Constantine et de Barberousse d’Alger ainsi que les victimes des massacres collectifs de Kherrata, de Setif et de Skikda devront prendre leur mal en patience et attendre que Paris daigne se rappeler de leur supplice dû à une politique coloniale génocidaire, sciemment conçue, sciemment exécutée et sciemment niée. Et puis, qu’est-ce que ce sempiternel marchandage : «faites votre travail de mémoire, nous ferons le nôtre», ce détestable parallélisme des formes sophistes auquel Stora, malgré ses mea-culpa, revient avec obstination ! Et pourtant, il est bien placé pour savoir que s’il y a une avancée remarquable opérée dans le travail mémoriel, c’est bien du côté algérien qu’elle s’est effectuée, particulièrement, à la faveur de la célébration du cinquantenaire de l’Indépendance qui a enregistré, à ce sujet, une production d’œuvres de l’esprit sans précédent. Les premières assises de la littérature algérienne organisées, dernièrement, à l’initiative de l’Université d’Alger 2 ont été, à cet égard, très probantes. Les nombreux écrivains et chercheurs de plusieurs universités algériennes et étrangères comme Afifa Brerhi, Mohamed Sari, Ratiba Guidoum, Ahmed Menour, Elisabetta Bevilacqua, Kaddour M’Hamsadji, Aboulkacem Saadallah, Maïssa Bey, Mohamed Meflah, Rabia Djalti, Amine Zaoui, Yamilé Guebalou, Mohamed Magani, Djamel Mati, Ahmed Bedjaoui, le signataire de ces lignes et bien d’autres, invités à communiquer sur le thème de «la littérature et de l’Histoire», ont compulsé et mis à jour de précieuses informations sur l’apport du roman, du théâtre et du cinéma à la connaissance approfondie des innombrables séquences qui ont jalonné les combats de la Nation algérienne pour sa libération. Les colloques organisés par la société civile et les contributions qui paraissent, à profusion, depuis une année, dans les colonnes de la presse nationale sont, là, pour confirmer cette fulgurante percée qui est toute faite pour réconcilier le peuple algérien et sa jeunesse avec leur Histoire. Reste que pour reconstituer l’ensemble de ses pans, les auteurs ont besoin que leur soient restituées les archives écrites et audiovisuelles qui s’y rapportent. Toute la société élève la voix pour dire : «Rendez-nous notre mémoire pour faire le deuil de la perte de la moitié de notre nation, durant plus d’un siècle, dans le silence indicible de l’ignominie et de la honte.» A défaut du pardon pathétique qu’un Willy Brant a eu le courage de demander, à genoux, au peuple polonais, il y a 42 ans, François Hollande entendra-t-il ce cri et accordera-t-il son intime conviction avec ses actes en faisant de sa première visite d’Etat, à l’ étranger, un événement qui restera dans les annales ? A première vue et, selon les déclarations de son «porte-parole officieux», Benjamin Stora, la réponse est non ! Alors, le voyage ne sera-t-il, en fin de compte, qu’une péripétie, à la limite, commerciale et sécuritaire, dans une relation, en dents de scie, où le froid prend, à chaque fois, le dessus sur le chaud, accentué par les bruits de bottes que la partie française tient, coûte que coûte, à faire entendre du côté de Bamako, en usant de pressions «amicales» pour que l’Algérie s’aligne, malgré elle, sur l’option militaire arrêtée à Paris ? Raison d’Histoire et raison d’Etat ne faisant pas bon ménage, en politique, il est à craindre qu’à part la signature habituelle de quelques contrats, aussi mirifiques soient-ils, l’on ne donne pas tort, encore une fois, aux pythies qui prédisent un voyage protocolaire… sans plus.
B. M.
P. S.1 : Lire absolument le dernier numéro de Réflexions et perspectives, la revue de l’Université d’Alger 2, sur le cinquantenaire de l’Indépendance, coordonnée par Afifa Brerhi.
P. S. 2 : En ces semaines riches en manifestations cinématographiques et audiovisuelles liées au même événement, je voudrais rappeler, ici, le souvenir et les services que la défunte Malika Touili a rendus à la Télévision algérienne et, en particulier, à l’émission Télé-Ciné- Club dont elle fut la pionnière à la RTA.