Quel rôle pour l’armée en Algérie ?

Quel rôle pour l’armée en Algérie ?

Le sujet qui revient avec acuité, ces derniers temps en Algérie, est celui de l’armée. Colonne vertébrale du régime, elle a été et est toujours aux commandes. Et ce fait est un secret de polichinelle.

Toutefois, il faut distinguer ses responsabilités actuelles ou du moins depuis l’indépendance de celles assumées, avec brio, lors de la guerre de libération. En effet, bien qu’elle ait joué un rôle primordial entre 1954 et 1962, la façon dont a été pris le pouvoir en 1962 fut illégale et répréhensible. Car, dans les démocraties qui se respectent, l’armée doit être sous l’autorité du gouvernement, dirigé par les civils. Les chefs militaires sont nommés par le pouvoir civil. Et ils ne doivent s’occuper que des missions préalablement fixées par le gouvernement légitime. Ce dernier tirant évidemment sa légitimité du peuple. Or, en Algérie, un homme a mis en place une machine de guerre dès 1961 en vue de prendre le pouvoir une fois l’indépendance acquise. Ainsi, sans l’appétit vorace de Boumediene pour le pouvoir, l’Algérie aurait pu avoir un destin à part. Au jour d’aujourd’hui, on ne parlerait peut être pas de son rôle dans la société. Hélas, comme le souligne Abdelkader Yafsah, « l’armée algérienne est intiment liée au pouvoir.»

(1) Cette immixtion de l’armée dans les affaires politiques impliqua un exercice du pouvoir par la force. Dans le conflit de l’été 1962, Ben Khedda, dernier président du GPRA, tenta vaille que vaille de raisonner le chef tout puissant de l’armée, Houari Boumediene, de ne pas prendre le pouvoir par la force. En dernier recours, il lança un cri d’alarme à la population dans un discours mémorable : « Certains officiers qui ont vécu à l’extérieur n’ont pas connu la guerre révolutionnaire comme leurs frères du maquis, guerre basée essentiellement sur le peuple et dont l’ALN n’a été que le fer de lance… Ces officiers, qui sont restés pendant la durée de la guerre aux frontières tunisienne et marocaine ont souvent tendance à ne compter que sur la force des armes. Cette conception dangereuse conduit à sous-estimer le rôle du peuple, voire à le mépriser et créer le danger de voir naitre une féodalité ou une caste militariste.» (2) Résultat de cette course effrénée : l’armée s’est installée au pouvoir. Pour ce faire, elle trouva une caution civile en la personne de Ben Bella. Assoiffé de pouvoir, il pensa un moment trouver un modus vivendi avec le chef de l’armée en vue de partager le pouvoir. Mais dans la logique de la loi du plus fort, le pouvoir revient naturellement au plus puissant, en l’occurrence Boumediene. Ce dernier assuma, ce qui n’est pas reproduit plus tard, les pouvoirs civil et militaire pendant plus de treize ans.

Toutefois, la critique des personnes ne doit pas être extrapolée à toute l’institution. Car, cette situation est surtout due à la propension des hommes à gouverner. La valeureuse ALN a contenu indubitablement en son sein des hommes de valeur, tels que Ben Mhidi, Ben Boulaid, Didouche, Slimane Dehiles ou Ramdane Ben Abdelmalek, etc. D’ailleurs, la conception que se faisait Ben Mhidi de l’armée ne fut pas la même chez Boumediene. Militants du principal parti nationaliste, le PPA-MTLD, les chefs de wilayas historiques recouraient à l’action armée afin de soustraire le peuple du joug colonial. Avant d’en arriver là, ils ont cru un moment à la solution politique du conflit algérien. Mais les agissements de l’administration coloniale les acculèrent à opter pour l’action violente. Frantz Fanon, l’appela la violence des non violents poussés à la violence. Tous les recours étant épuisés, ils ne conçurent leur liberté qu’à la condition de mettre à mort le système colonial. Dans cette logique, la violence fut aussi présente entre les militants de la même cause. En effet, dans un mouvement révolutionnaire, la fonction politique se mêle à la fonction militaire. Selon l’auteur de l’armée et le pouvoir en Algérie : « Seuls les chefs de wilayas qui assumaient des responsabilités politico-militaires avaient un réel pouvoir… dans leur régions d’influence respective. Il n’était pas facile pour la direction FLN/ALN de mener simultanément la guerre de libération nationale et la construction de l’Etat-nation. »(3) Néanmoins, sous l’égide d’Abane Ramdane, le congrès de la Soummam a clarifié les rôles du politique et du militaire. Appuyé par Ben Mhidi, il réussit à avaliser aux colonels réticents, Ben Tobbal notamment, la nouvelle orientation de la guerre. Bien qu’il n’ait pas été respecté, notamment après le départ de la direction du CCE à l’extérieur suite à la bataille d’Alger, les colonels réussirent à supprimer les deux principes soummamiens à la réunion du CNRA du Caire en août 1957. Quelques mois plus tard, le partisan de ces deux principes fut étranglé à Tétouan par les services du colonel Boussouf avec l’accord des autres colonels, Krim, Ben Tobbal et Ouamrane. Pour Yafsah « L’assassinat de R. Abane, ce qui était perceptible à l’observateur averti devenait de plus en plus une réalité tangible : ce n’était plus le FLN qui menait le jeu, donc qui détenait la réalité du pouvoir, mais l’ALN. On assiste peu à peu à une inversion des rôles, tout en s’efforçant de chaque côté de sauver les apparences. » (4) Toutefois, bien que le pouvoir ait été partagé entre les militaires (Les fameux 3B), leur mésentente ne permettait pas l’émergence d’une tête d’affiche. Il fallut attendre la réunion du CNRA de janvier 1960 pour que le commandement militaire soit unifié et confié à Houari Boumediene. Seul chef de l’armée (le CIG étant une coquille vide), Boumediene mit en marche la machine pour s’emparer du pouvoir. Selon toujours Yafsah : « Le 9 septembre 1962, après des péripéties parfois cocasses, et malheureusement dramatiques, l’armée des frontières devenait le même jour l’Armée Nationale Populaire(ANP)… Porté au pouvoir par les blindés de l’armée des frontières, Ben Bella déclara : « L’ANP est aujourd’hui à Alger et je puis vous dire que le BP (Bureau Politique) a triomphé grâce au peuple.» L’ère du populisme et de la perversion du sens des mots commençait ainsi à triompher… » (5)

Cependant, cette emprise sur l’Algérie a duré longtemps. Les contestations, bien qu’elles se multiplient à foison, furent toutes contenues. Jusqu’en octobre 1988, les mêmes hommes se partageaient le pouvoir sans qu’il y ait la moindre considération pour le peuple algérien. Et puis vint la révolte d’octobre 1988. Cette dernière, et c’est le moins que l’on puisse dire, vacilla les bases du régime. Manœuvrier, ce régime accorda des réformes minimales. La naissance, au forceps, d’une nouvelle constitution ne toléra que des associations, et non des partis, à caractères politiques. En revanche, bien que le régime n’ait pas été prêt à lâcher le pouvoir, les Algériens purent enfin voter pour le candidat de leur choix. Dans toutes les consultations électorales, les Algériens infligèrent des défaites nettes et cuisantes à un système abhorré, et ce malgré les diverses méthodes de truchement de l’administration. Pour les élections locales de juin 1990, le régime adopta un nouveau code communal à deux mois du scrutin. Sur ces dernières, Yafsah décrit l’entêtement des caciques du régime à comprendre leur défaite en dépit du coup de pousse de l’administration : « Usés par le pouvoir dont ils abusaient depuis trente ans, ils ne comprenaient pas ou ne voulaient pas comprendre que les Algériens puissent leur préférer d’autres représentants, et que, une cure dans l’opposition leur ferait le plus grand bien. » (6) Cette leçon ne fut pas retenue ultérieurement. Dix-huit mois plus tard, il y eut la victoire écrasante du FIS aux élections législatives du 26 décembre 1991. L’importance de cette élection ne laissa pas, bien entendu, l’institution militaire indifférente. En dépit de la gigantesque marche du 2 janvier 1992, à laquelle appela le leader de l’opposition, Hocine Ait Ahmed, les militaires préférèrent mettre fin au processus démocratique. Selon Yafsah : « Dès le lendemain du scrutin, certains matadors de la démocratie avouaient publiquement dans des déclarations à la radio qu’ils s’étaient trompés de peuple. Affolés par le succès du FIS et sans s’interroger, ni rougir de leurs piètres résultats, ils s’étaient mis à dicter, comme de bien entendu, à l’armée ce qu’elle devait faire, c’est-à-dire, en somme, appliquer la stratégie du « qui perd, gagne », en mettant fin à l’expérience démocratique, ou tout au moins, de rester neutre et fidèle à la constitution. » (7) Ainsi, l’arrêt du processus électoral ferma la parenthèse du simulacre d’ouverture démocratique allant de 1988 à 1991. Aujourd’hui encore, les tensions au sommet de l’Etat opposent principalement le général Mediene à Bouteflika. Contrairement à ce qu’affirme Mohamed Chafik Mesbah, l’armée n’est pas hors circuit. Qui peut le croire, lorsqu’il le note dans les colonnes du Soir d’Algérie que : «L’ANP, depuis l’indépendance, n’a jamais été, en fait, que l’instrument d’exécution d’une volonté politique incarnée par des chefs qui avaient revêtu l’habit civil. » Toutefois, selon l’ancien militaire, la période Bouteflika est caractérisée par une méfiance réciproque entre le chef de l’Etat et la hiérarchie militaire. Cet aveu prouve que le président n’est pas librement choisi par le peuple. Car, si un président est élu, la réorganisation qu’il prône ne devra pas susciter de méfiance. D’ailleurs, tout le mal de l’Algérie se situe à ce niveau. De peur que le peuple ne choisisse pas le meilleur, -en plus le meilleur par rapport à quoi et à qui-, on décide pour lui. Dans la même contribution, Mahamed Chafik Mesbah évoque le prix de la stabilité politique et institutionnel du pays. Là aussi, la stabilité ne peut être pérenne que lorsque le peuple choisit souverainement ses représentants. Car l’Algérie appartient au peuple algérien et non à un groupe quelconque. Quant au seul rôle de l’armée, la constitution le mentionne nettement. L’armée doit être au service de l’intérêt général. Sa mission est de sauvegarder les acquis de la République et de veiller à ce que la constitution soit respectée.