Quel État pour une fiscalité qui ne reposerait plus majoritairement sur le secteur des hydrocarbures, mais sur l’ensemble de l’économie ? Quel État pour une économie diversifiée dont le financement reposerait davantage sur une fiscalité ordinaire ? Car peut-on imaginer un État se construisant et évoluant indépendamment de ses financements ? Pour l’État algérien qui a hérité ses caractéristiques de l’État colonial, c’est d’une mutation qu’il peut s’agir. À l’heure d’une nouvelle révision de la Constitution, il n’est pas inutile de tenter de répondre à ces questions.
La chute des recettes pétrolières et les besoins croissants de la société et de l’État, comme nous l’avons soutenu dans un texte antérieur [1], décentrent le pouvoir de la société militaire vers la société civile. Dans ce texte nous soutenions l’idée qu’un tel décentrement était une condition nécessaire, mais non suffisante pour remettre en cause l’asymétrie de pouvoir entre l’État et la société à la base du système autoritaire.
Dans le texte d’aujourd’hui, avec en arrière-plan les débats qui ont été soulevés par la loi de finances 2016, nous allons réfléchir dans la direction du type de réforme économique en mesure d’accompagner avec succès un tel décentrement du pouvoir de la société militaire à la société civile [2]. Car, tout d’abord, il n’est pas certain qu’un tel mouvement de décentrement aboutisse. Son échec signifierait toutefois une catastrophe sociale et politique, on le comprend aisément, tant les charges sociales pouvaient reposer sur la fiscalité pétrolière. Un pouvoir autoritaire qui ne serait plus en mesure d’acheter la paix sociale, mais qui devrait l’imposer ne bénéficierait donc plus des conditions qui pourraient le faire socialement accepter.
Un tel décentrement signifie tout d’abord un nouveau rôle pour la société civile. La société militaire ne pouvant plus compter sur des ressources indépendantes pour produire de la sécurité nationale, autrement dit financer son entretien et celui de la solidarité nationale, devrait désormais compter sur la fiscalité ordinaire obtenue sur la production générale de richesses. Un nouveau rapport est donc nécessaire entre les hommes d’argent et les hommes d’armes et la réponse à la question, qui finance qui, recevra une autre réponse, selon que le contrôle du marché national dépendra des uns ou des autres, selon que celui-ci sera en mesure de produire des rentes ou pas. Pour que la prééminence des hommes d’argent puisse être complète, il faudrait que leur soit accordé le contrôle du marché national. Pour l’heure, il apparaît difficile que les hommes d’argent puissent être en mesure d’accepter une ouverture complète du marché quoique les pressions extérieures puissent aller dans ce sens. Ils se sont exprimés dans ce sens.
Si l’on prend on compte les processus de conversion des capitaux politico-militaires en capitaux politico-financiers, on pourrait dire que selon l’importance de ce processus, le décentrement paraîtra moins difficile. En effet plus le nombre de militaires d’importance qui aura pu se transformer en financiers sera grand, moins l’inversion de la prééminence sociale et politique demandée par le décentrement de pouvoir sera difficile. Car le processus de conversion du capital aura précédé le nécessaire mouvement de décentrement du pouvoir : les militaires devenus financiers ne perdraient pas leur pouvoir, au contraire des militaires attachés à l’ancien pouvoir de commander. Dans le mouvement de décentrement du pouvoir qu’ont dicté les processus d’accroissement démographique et de raréfaction des ressources, les perdants – qu’il faut considérer en termes de pouvoir de commander, sont ceux qui n’ont pas transformé leur pouvoir de commander en pouvoir d’acheter.
Mais l’on voit bien ici qu’il s’agit d’une partie des luttes sociales et pas forcément des plus importantes. On pourrait les classer dans celle que l’on a coutume de désigner par celle de luttes des clans au pouvoir, si l’on ajoute aux affinités historiques celles des intérêts. On peut alors supposer qu’au sein du pouvoir apparaisse un mouvement de scission séparant les perdants et les gagnants éventuels du mouvement de décentrement du pouvoir.
Du point de vue international, il va sans dire que les choix sont relativement clairs : le soutien international ira plutôt vers ce que l’on a coutume de considérer d’un point de vue moral comme étant des corrompus [3], que sociologiquement on nommera les convertis du processus d’accumulation du capital, ou dans le langage diplomatique, la société civile. Disons donc qu’au sein du pouvoir, d’un point de vue international, les jeux sont à peu près faits.
Reste à savoir, au plan national, si cette nouvelle alliance société civile-société militaire, conduite par sa fraction civile, va être en mesure de produire la sécurité nationale que produisait la société militaire avec l’aide de la manne pétrolière. C’est ici probablement que les » non convertis » au sein du pouvoir se diviseront en deux camps : les hommes du passé, attachés à la prééminence du militaire, mais qui n’en ont plus les moyens, et ceux de l’avenir attachés à une production réelle de sécurité. Ceux-là ne peuvent être indifférents au succès ou à l’échec du processus de décentrement du pouvoir. Ils en seront partie prenante en tant que producteurs de sécurité.
Au sein du pouvoir militaire, nous distinguerons donc trois fractions aux types de ressources différentes, dont les propensions et les horizons politiques seront par conséquent différents. Deux d’entre elles seront tournées vers le futur, mais de manière différente : l’une vers l’intérieur et l’autre vers l’extérieur. Celle qui a réussi à convertir son capital politico-militaire en capital politico-financier a dans son processus de conversion déjà engagé son intégration internationale. Son souci principal sera de consolider une telle intégration pour construire la paix sociale dont elle se fera le second objectif. À la construction par le haut de l’autorité par le pouvoir militaire qui avait hérité de l’État colonial les appareils, grâce à une forte légitimité interne et externe, succédera la construction, une nouvelle fois par le haut, de la paix sociale avec une plus ou moins forte légitimité extérieure. Il n’en sera pas de même pour la fraction en charge de la production de sécurité proprement dite, qui sera confrontée à la légitimité interne de son action.
Il faut dire tout de suite qu’il est impossible d’échapper à la règle suivante : la construction de la paix sociale doit partir de l’intégration internationale, soit d’une construction par le haut. Ce qu’il importe par contre de ne pas oublier, c’est que la qualité d’une telle construction va dépendre de la participation de la société, du processus inverse de construction de la paix sociale, sa construction par le bas. Car la construction sera le fait des deux processus, par le bas et par le haut, et plus l’adhésion sociale aura été grande plus elle sera sereine. On peut soutenir qu’une telle construction sera douloureuse et pourra être loin de recueillir l’unanimité, de nombreux » acquis » pouvant être perdus. Et c’est dans cet entre-deux que se trouve prise la fraction qui a la charge de la production de sécurité proprement dite : elle ne peut être indifférente au type d’ajustement entre les deux processus. Plus l’ajustement devra être violent, plus elle sera impliquée et sa responsabilité négative engagée. Elle ne peut donc se désintéresser des conditions d’exercice de la violence, de l’ordre militaire qui doit prévaloir, de son coût et de son efficacité.
Tout compte fait, il ne s’agit pas d’opposer les différentes fractions du pouvoir, mais de faire prévaloir leur consensus, de manière à permettre à chacune de valoriser les attachements en faveur de la paix sociale, d’une juste insertion internationale d’un ordre national.
La mutation du pouvoir qui devra s’effectuer sans le concours de la manne pétrolière aura un coût important qu’il ne sera pas possible de supporter socialement dans une logique du sauve-qui-peut. Pour que des charges puissent être transférées de l’État à la société, il faut une nouvelle distribution des ressources primaires qui rendent possibles et acceptables la production de nouvelles ressources pour y faire face. Un transfert de charges sans de nouvelles capacités pour les prendre en charge ne peut conduire qu’à un accroissement insupportable des inégalités, un écrasement des plus démunis. L’État algérien perdra sa légitimité d’exercice s’il se décharge de ses fonctions antérieures en conservant les différents monopoles qu’il a hérités de l’histoire coloniale. Ces monopoles, fruit de la spoliation des propriétés sociales, ne lui ont été concédés qu’en contrepartie de la prise en charge des besoins sociaux qu’il avait assumés et en opposition à une privatisation qui menaçait de s’effectuer à partir du legs de l’État colonial. L’oublier aujourd’hui, en concédant aux appropriations privatives ce qu’elles ne peuvent mériter ou que pourrait justifier une pseudo politique de développement, aurait de graves conséquences.
On ne peut fabriquer n’importe comment de la propriété privée. La société précoloniale était une société de propriétaires, sa division en propriétaires et non-propriétaires doit être légitime. Une privatisation par le haut aura du mal à acquérir une telle légitimité, même revêtue du label technocratique. Je ne peux mieux faire ici que de citer longuement Joseph Comby un expert foncier français dont les travaux viennent d’attirer mon attention :
» La fabrication de la propriété privée est à l’ordre du jour dans beaucoup de pays de l’Est et du Sud. Mais en voulant la créer » par le haut « , à travers des procédures administratives, plutôt que de la laisser s’établir » par le bas » en transformant les situations de fait en situations de droit, les pouvoirs politiques confortent leurs prérogatives et maintiennent dans l’insécurité juridique la majeure partie de la population. » Et un peu plus loin : » Toutes les expériences montrent que ces dispositifs théoriquement destinés à contrôler la transformation de la propriété publique en propriétés privées ne font que renforcer les pouvoirs bureaucratiques sur le sol, à alimenter les clientélismes, à multiplier les passe-droits et, finalement, à entretenir dans l’insécurité juridique la grande masse des utilisateurs du sol. « [4]
Afin que les difficultés de la mutation en cours puissent être surmontées, que les débats et les pouvoirs de négociation puissent être équilibrés et que par conséquent un consensus fiable entre parties prenantes réelles puisse être établi, il faut une redistribution de la propriété entre l’État et les collectivités locales, les villes et les régions. Sans quoi, le décentrement du pouvoir ne pourra s’effectuer correctement. Étant donné l’état actuel de l’économie de marché et le rapport de la société vis-à-vis de la fiscalité ordinaire, son délitement et sa fragmentation ne sont pas exclus. Car une construction par le haut de la paix sociale et de l’intégration internationale n’est pas en mesure de prendre en compte les intérêts des démunis. Et ne pas les prendre en compte, c’est s’exposer à de grandes déconvenues.
Un leadership économique est certes nécessaire au processus de réforme sociale et économique, mais ce leadership, s’il est établi à partir du haut et non par une compétition sociale consentie, ne sera pas en mesure de faire produire à la compétition des résultats socialement acceptables. Car lui fera défaut la base sociale. Aussi, un leadership certainement, mais pour quelles compétitions et quelle intégration internationale ?
* Enseignant chercheur, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif – Député du Front des Forces Socialistes, Béjaia.
[1] » Décentrement du pouvoir et démocratie « , publié dans le Quotidien d’Oran du 16 – 11 – 2015.
[2] Je rappelle que par société civile j’entends principalement la société marchande, les gens d’argent et de savoir, plus proche de la définition
de Hegel et de la révolution bourgeoise que des organisations internationales actuelles. Notre société n’a pas la société civile des sociétés industrielles avec leurs organisations non gouvernementales développées. Les enjeux de leur autonomie diffèrent.
[3] On rappellera que dans l’économie politique, la corruption a aussi la vertu de contourner la bureaucratie étatique.
[4] Joseph Comby » Comment fabriquer la propriété ? » Juin 1995. www.comby-foncier.com/fabrication.pdf. Voir aussi du même auteur, sur son site, » Sortir du système foncier colonial « . Avril 2013.