Le consul britannique en Algérie, John Carvell, nommé à son poste le 5 décembre 1942, est un visionnaire. Non seulement il avait relaté l’insurrection qui a embrasé Sétif, Guelma et Kherrata les journées qui ont suivi le 8 mai 1945, mais il a prédit que ce soulèvement populaire et sa répression féroce, sanglante par les troupes françaises allaient passer dans la clandestinité pour ressurgir plus tard sous une autre forme. Ce sera donc la guerre d’indépendance de 1954.
En septembre 2010, l’hebdomadaire Le Point publiait les archives inédites du consul britannique en Algérie à l’occasion de la sortie du film de Rachid Bouchareb « Hors-la-loi ». Soixante six ans après ces événements tragiques, on constate que John Carvell a été un visionnaire.
Les prédictions du consul britannique
Le 9 février en 1945, John Carvell expédie un télégramme dans lequel il prédit des troubles en Algérie. Il adresse également au Foreign office une copie d’un rapport rédigé par un officier du renseignement militaire américain en Algérie. Dans le télégramme du 9 février, Carvell évoque une tension en Algérie et prévient que des troubles ne manquerait pas de survenir «dés que les troupes britanniques et américaines quitteront le territoire algérien (…) La tension actuelle est avant tout due aux mauvaises conditions économiques.»
«Il y aura des troubles mineurs résultant de ce mécontentement au cours des prochains mois»
Le rapport de l’officier américain qui fait une description du mouvement nationaliste en Algérie note de son côté que «l’une des causes principales du développement du mouvement nationaliste est que la population arabe souffre d’exploitation et de discrimination (…) Le point de vue français est, dans l’ensemble, que les Arabes sont une race inférieure dont les habitudes ne justifient pas l’application de normes européennes dans les affaires gouvernementales ou économiques».
Le Point écrit que le rapport conclut qu’il existe «un réel mécontentement parmi la population musulmane dans toute l’Algérie (…) Il y aura des troubles mineurs résultant de ce mécontentement au cours des prochains mois».
«Les Français ne savent pas gérer des troubles indigènes.»
Dans une note manuscrite en date du 23 mai 1945, le consul britannique raconte «la cause de la révolte». Son témoignage se base sur des renseignements récoltés par les autorités britanniques ainsi que sur des sources non officielles du gouvernement français. Carvell écrit : «Un policier français à perdu la tête. Je suis certain qu’autant de sang n’aurait pas coulé si les militaires n’avaient pas été aussi impatients de perpétrer un massacre.» Il ajoute : « La capacité administrative française a été fortement mise à l’épreuve et s’en est plutôt mal tirée (…) Les Français ne savent pas gérer des troubles indigènes.»
Sétif, mardi, 8 mai 1945
Que s’est-il passé ce jour-là dans la ville de Sétif ? Le consul raconte : «Quand le cortège, très discipliné et sous le contrôle de la police, arriva en face du bureau de la compagnie A du 44e bataillon de l’armée de l’air sud-africaine, un policier essaya de s’emparer de la banderole où on lisait « Libérez Messali Hadj».
Une bagarre éclata alors, un policier sorti son revolver et tua un indigène. D’autres coups de feu furent tirés, et par la police et par des civils français qui regardaient le défilé depuis leur balcon. Un désordre indescriptible s’ensuivit ; une fusillade entre Français et indigènes, sans distinction; les indigènes qui n’avaient pas d’armes empoignèrent des chaises et tout ce qui leur tombait sous la main, les gens se faisaient attaquer quelles que soient leur race, leur couleur, leur croyance.»
«Des observations aériennes relèvent que des villages entiers furent détruits.»
Très vite, l’insurrection qui touche d’abord la ville de Sétif se propage vers les régions de Guelma, Kherata, Constantine. La riposte des troupes françaises sera impitoyable. Dés le 23 mai, les tirailleurs sénégalais, réputés pour leur incroyable férocité, sont jetés dans le bain de la répression. L
’aviation est mise à contribution et les navires de guerre stationnés sur les côtes de Béjaia et Jijel pilonnent villages et douars sans distinction. John Carvell écrit encore que « les autorités françaises prirent immédiatement de fortes contre mesures, essentiellement sou forme de mitraillages et de bombardements (…) Des observations aériennes relèvent que des villages entiers furent détruits. (…) Le gouvernement général m’a dit que le nombre de tués se situaient entre 900 et 1000, mais les autorités médicales françaises estiment qu’il y a au moins 6000 tués et 14 000 blessés. D’autres estimations sont beaucoup plus élevées.»
Pour les autorités françaises, les événements du 8 mai 1945 ont fait 103 victimes européennes alors que 1500 Algériens y ont été tués. En Algérie, officiellement le nombre de victimes de ces événements a été arrêté à 45 000 morts.
Britanniques et Américains refusent d’aider les troupes françaises
Sollicités pour prêter aide et assistance aux troupes françaises engagées dans la répression des populations algériennes, Britanniques et Américains déclinent la demande du gouvernement français. « La Royal Air Force a aidé au transport de 75 soldats de la Légion étrangère depuis Sidi Bel-Abbès », écrit John Carvell.
Ici s’arrête le coup de main des Britanniques. Pourquoi ? Le Consul note : «Il m’est venu à l’esprit que, si les mesures françaises étaient excessivement dures, il risquerait d’y avoir des répercussions embarrassantes dans le monde arabe si l’on apprenait que nous y avons porté assistance.»
Observations prémonitoires
Le soulèvement maté, le général Duval, commandant en chef des forces françaises en Algérie, lance cette mise en garde prémonitoire : «Je vous ai donné la paix pour 10 ans, si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable.» Duval n’était pas le seul à prédire que la répression allait enfanter une révolution quelques années plus tard.
Dans ces archives britanniques, on a prédit l’avenir de façon presque précise. «Les Français ont géré cette révolte de façon impitoyable, mais elle risque d’éclater de nouveau si les conditions économiques empirent.» Le consul britannique, John Carvell, se fait encore plus précis. Le 12 juin 1945, il adresse une note au Foreign office. Il écrit que «la destruction impitoyable de villages et le massacre sans discernement de femmes et d’enfants ne seront jamais oubliés.
Le mouvement passera forcément dans la clandestinité pendant un certain temps mais resurgira ensuite sous une autre forme.»