Il faut cesser de polémiquer à propos de la Grande Mosquée d’Alger. L’enjeu ne porte pas sur des enjeux politiques ou religieux.
Le débat sur le projet de la Grande Mosquée doit nous interpeller sur le plan technique, c’est-à-dire la sécurité des personnes et le coût prohibitif induit par la nature du sol. Il existe un problème de risque majeur relatif à la stabilité de l’ouvrage par rapport au site choisi. Bref, il y va de vies humaines. Voilà, personnellement, pourquoi je me sens concerné.
Préambule
J’ai publié une contribution dans les quotidiens nationaux Le Soir d’Algérie, El Khabar reprise par El Watanoù j’ai développé certaines observations relatives au site d’implantation de la Grande Mosquée d’Alger. Le Soir d’Algérie en date du 15 septembre 2012 a inséré la réponse de l’autorité de tutelle du projet intitulée «Réponse à la contribution du Pr Abdelkrim Chelghoum parue le jeudi 23 août 2012» signée par deux fonctionnaires de l’Anargema, établissement en charge de la réalisation de l’ouvrage. Le directeur général dudit établissement a lui-même tenu une conférence de presse le 17 septembre 2012 au forum du quotidien El Moudjahid. Je m’abstiens d’entretenir la polémique, et j’inscris résolument mon apport dans une perspective visant à positiver le débat en l’orientant vers une problématique exclusivement technique, celle où, de toute évidence, je me sens le mieux à l’aise.
A propos de l’inconsistance de l’étude des sols…
Concernant le principal point de discorde relatif à la consistance et aux limites des paramètres ressortant des résultats de l’investigation géotechnique conduite sur le site par le groupement LNHC-LCTP, soulignons qu’il s’agit d’une étude classique purement statique avec un complément de géophysique qui ne reflète en aucun cas l’importance et la complexité comportementale de l’ouvrage projeté.
Certes, des sondages carottés jusqu’à une profondeur exceptionnellement importante complétés par des sondages pressiométriques ont été exécutés au cours de cette campagne, mais cette approche demeure valable seulement dans les cas classiques de la géotechnique statique. A l’instar des caractéristiques géotechniques et mécaniques des différentes couches de sol évaluées après analyse des carottes de sondages, les résultats pressiométriques permettent en général d’apprécier la qualification des sols en place en mesurant leur module E d’une part et en évaluant leur pression limite d’autre part. Cela donne une idée générale sur la déformabilité et la portance des couches de sols investiguées sous chargement statique seulement. Cela nous amène à introduire un aspect éminemment important qui concerne la rupture instantanée du massif de sol lorsque celui-ci est harcelé par une vibration intense comme celle induite par un séisme sévère (magnitude 7 et plus sur l’échelle de Richter ou 10 et plus sur l’échelle de Mercalli), il s’agit là du phénomène «liquéfaction».
A propos de la liquéfaction des sols : risque de liquéfaction et effets dévastateurs…
L’appellation «liquéfaction» se trouve galvaudée régulièrement par les experts de l’Anagerma qui affirment que ce phénomène est inexistant sur le site choisi occultant ainsi l’adage populaire «ne jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué».
Aussi, est-il important de donner quelques explications succinctes et pédagogiques sur l’origine, la nature et les conséquences découlant de ce phénomène ainsi que les conditions de son déclenchement. La liquéfaction se produit généralement dans les sols saturés (sableux ou autres) situés près des rives des oueds (oued El-Harrach par exemple) ou en bord de mer (c’est le cas du site de Mohammadia) dans les conditions de sollicitations sismiques élevées. Elle provoque de grands déplacements entraînant inéluctablement la ruine immédiate et sans préavis de tous les ouvrages par rupture de leurs fondations due à de fortes interactions ainsi qu’à une chute drastique de la capacité portante du massif de sol concerné avec l’apparition de tous types de désordres géotechniques (tassements excessifs incontrôlables, basculements, glissements importants, écoulement du sol, épandage latéral, etc.). Plusieurs critères peuvent être utilisés pour apprécier, dans le cadre d’un avant-projet grossier, le phénomène de liquéfaction comme les critères historiques, géologiques et géotechniques. Mais il est important de noter que seuls des essais sur triaxial dynamique (CU) au laboratoire calibrés, corrélés et croisés mutuellement avec les résultats obtenus in-situ (SPT-CPT) sont fiables pour l’évaluation du potentiel de liquéfaction des couches de sol concernées. C’est là l’un des volets fondamentaux de l’étude dynamique des sols dont apparemment inexistante dans l’étude élaborée sur le site. Dans le cas où ces essais auraient été effectués par le maître de l’ouvrage ou le maître d’œuvre, il serait utile d’en informer l’opinion publique, résultats obtenus et détails d’usage, à savoir «nom du labo, identification de l’appareil utilisé et identité des techniciens et spécialistes responsables des essais».
L’autre volet qui marque la différence entre une étude géotechnique statique (c’est le cas de ce projet) et une vraie investigation dynamique réside dans les conditions de charges sismiques élevées (séisme sévère) qui entraînent systématiquement la détérioration des caractéristiques mécaniques et géotechniques du sol harcelé par ces vibrations. Il en résulte un changement global et local de la texture, la granulométrie des sols ainsi que l’enchevêtrement des particules avec l’apparition de beaucoup de vide dans la nouvelle configuration du massif sol. Ainsi, la butée initiale constituée par les sols dans leur état statique courant sera momentanément discordante avec un effet direct sur la capacité portante entraînant une réduction drastique de sa valeur (cas du stade de Baraki). L’exploitation de la carte géologique élaborée au début des années 1930 montre que la région en question qui côtoie le monastère St- Josep est constituée par un comblement alluvionnaire avec un léger recul du rivage initialement mitoyen au monastère comme indiqué sur la carte.
Cet aspect géomorphologique est, par ailleurs, parfaitement illustré et corrélé par les coupes et les profils lithologiques des sondages exécutés sur ce site par les laboratoires choisis par le maître de l’ouvrage. Au vu de ces profils, il ressort que le site en question est constitué d’un mélange de dépôts limoneux, sableux, remblai et alluvionnaire sur une profondeur de plus 43 m, donc un sol lâche et mauvais comme illustré sur la carte géologique (ci-jointe). Dans ce cas particulier, il est aisé de conclure que les sols en place (identiques à ceux de Zemmouri, Corso Dergana, le café Chergui, Si Mustapha, la zone abritant la cité des 1200-Logts à Boumerdès, les régions de Ouled Fayet, Bab Ezzouar, Hamiz, Mahelma,…) sont de parfaits amplificateurs d’ondes sismiques représentant un grand risque pour les ouvrages quelle que soit leur typologie. Faut-il souligner qu’il serait risqué de s’enhardir à classer le sol dans une catégorie simpliste et figée S1, S2 ou autres et à déclarer que c’est un sol parfait, formidable et même rocheux sans cette indispensable réelle investigation dynamique. En liaison avec cette problématique, se pose la question de savoir si une tomographie sismique du site avec un relevé détaillé du relief souterrain illustrant clairement les différents «horizons géomécaniquement définis» a été élaborée.
A propos des failles actives de l’Algérois…
Les responsables et experts de l’établissement en charge du projet font état de «l’absence de faille à proximité du site» en s’appuyant sur une récurrence de 1000 ans. Hélas, la réalité est autre, car il est établi que l’agglomération d’Alger est quadrillée par cinq failles sismiques potentiellement actives (F1, F2, F3, F4 et F5,) en plus de l’oued El Harrach qui, luimême, représente une faiblesse géologique avec une embouchure contaminant latéralement toutes les couches sableuses présentes dans cet environnement. Puisqu’il a été annoncé que le site de Mohammadia a été sélectionné parmi 8 autres sites investigués dans l’agglomération algéroise, il serait tout simple, pour lever toute ambiguïtés, de publier la liste de ces terrains et les PV techniques subséquents.
A propos d’isolateurs
La conception des isolateurs sismiques prévus au niveau de la superstructure de la salle de prière et la technique de leur mise en place relèvent en général d’un savoir-faire avéré en la matière. La rigidité élevée en compression et en rotation de ce type d’isolateurs a-t-elle été résolue sur le plan conceptuel ? Comment la composition des différents composants intervenant dans la fabrication de ces isolateurs a été déterminée et imposée au constructeur ? Qui est le sous-traitant de cette partie de l’ouvrage ? Il a été dit aussi que cette technique est applicable également pour les bons sols malgré son coût prohibitif, pourquoi alors ce procédé n’a-t-il pas été incorporé, à titre d’exemple, dans la conception et la réalisation de la plus grande tour d’Europe The Shard réceptionnée le 5 juillet 2012 en plein centre de Londres avec 11 000 murs rideaux de façade équivalent à 8 terrains de football, 11 hectares de planchers habitables, des hôtels, des galeries, des bureaux, des restaurants et des commerces accessibles à un nombre important de personnes et dont le poids propre est au moins 100 fois celui de l’ensemble de l’ouvrage constituant la Grande Mosquée d’Alger ?
A propos de référentiels de conception de contrôle et de suivi
Rappelons, pour mémoire, que le référentiel national algérien est obsolète dans le cas de ce projet, pourquoi le choix s’est-il porté sur l’utilisation les Euros codes (je présume l’Euro code 8) plutôt qu’un code élaboré dans un pays soumis à une activité sismique comparable à l’Algérie, l’UBC Américain, le code japonais, le code canadien le code new-zélandais. Le choix retenu a-t-il été dicté par le maître d’œuvre allemand pour lui faciliter la tâche ? Quels sont les référentiels et DTU utilisés pour le suivi et le contrôle de toutes les phases du second œuvre (VRD, plomberie, chauffage, électricité, câblage, revêtement horizontaux et verticaux climatisation, les matériaux utilisés autres que le béton) ? L’entreprise ou les entreprises choisies possèdent-elles les qualifications et l’expérience requises ? Toute cette partie de l’ouvrage est passée sous silence alors qu’elle mérite d’être clarifiée pour un projet d’une telle ampleur. Qui est en charge de la mise à jour et de l’adaptation du dossier technique et architectural par rapport aux différents aléas pouvant surgir au cours de la réalisation ? Rien ne sert d’invoquer la confidentialité de données qui sont en possession des partenaires étrangers dans le projet, la transparence, en l’occurrence, est une garantie de sécurité.
A propos de qualifications de l’entreprise retenue pour la réalisation du projet…
Sans se perdre en conjectures sur la notoriété internationale de l’entreprise sélectionnée pour la réalisation du projet présenté par le responsable de l’Anagerma comme «une grande multinationale ayant un énorme chiffre d’affaires et un grand savoir-faire» comment celle-ci a-t-elle été contrainte de sous-traiter l’exécution des fondations profondes (pieux et parois moulés) à l’entreprise italienne Trevi ? Nonobstant l’aspect réglementaire (le taux du projet sous-traité est de l’ordre de de 30% du coût de l’ouvrage), c’est la compétence technique de l’entreprise retenue-obligée à recourir à la sous-traitance pour cette partie sensible de l’ouvrage qui se pose. Sur un registre connexe, le directeur général de l’Anagerma a affirmé que 10 000 travailleurs algériens seront recrutés pour les besoins de ce projet sans préciser, toutefois, les ratios par catégories de postes pourvus. Encore une fois, comme cela est de règle dans les pays de bonne gouvernance, l’opinion publique nationale a le droit d’accéder à l’information relative à la consommation de ressources nationales d’autant que la transparence qui s’ensuit conditionne le contrôle technique de l’ouvrage.
A propos d’étude d’impact sur l’environnement et de quantification des risques encourus…
De manière furtive l’Anagerma laisse entendre que l’étude d’impact a été élaborée. Il est impossible de suffire de cette profession de foi. Il faut être plus précis sur les pré-requis d’une telle démarche, à savoir l’évaluation des risques majeurs, la quantification de la concomitance de deux ou plusieurs risques, l’élaboration d’un mini-scénario catastrophe en considérant l’occurrence des risques, vulnérabilité des sites avoisinants… Aucune donnée concrète n’a été fournie sur cet aspect de la réalisation de l’ouvrage, ce qui ne peut que conforter les inquiétudes soulevées par le projet.
A propos de conventions avec les universités nationales…
L’Anagerma a tenté de justifier la bonne gestion du projet par l’argument de la signature de conventions avec diverses universités et écoles. Comment l’université algérienne, qui ne dispose pas de tradition dans ce domaine, peut apporter son concours dans les conditions évoquées ? Seul un organe composé de véritables professionnels tous corps d’Etat, y compris le concours de BET indépendants élargi à la communauté universitaire spécialisée peut mener à bien, selon les règles de l’art, une mission de supervision technique, matérielle, financière et juridique. La polémique est supposée prescrite dans la présente contribution, mais comment faire pour ne pas s’offusquer lorsque le directeur général de l’Anagerma laisse imaginer que la qualité, la fiabilité et la robustesse de l’étude technique du projet de la Grande Mosquée d’Alger peuvent être jugées, appréciées et notées selon le poids des documents (100 kg) !
Propositions
Plutôt que d’épiloguer sur la dangerosité du site d’implantation du projet de la Grande Mosquée d’Alger, il faut s’interroger sur les choix alternatifs pour préserver des effets d’une gravissime secousse sismique, le maximum de vies humaines et, consécutivement, de biens matériels. Il est évident, dans cet ordre d’idées, qu’il est préférable de différer le projet de quelque temps plutôt que de devoir se livrer demain à une comptabilité macabre des morts. Voici les propositions que je considère être de mon devoir de formuler à l’intention de l’autorité de tutelle :
– surseoir, encore qu’il est temps, à l’exécution des travaux sur ce site et procéder à un autre choix plus judicieux, résistant et cohérent par rapport aux différents risques majeurs identifiés ;
– élaborer en premier chef les études préalables d’impact, de danger et des différents risques potentiels ;
– mettre en place un organe pluridisciplinaire composés d’experts tous corps d’Etat ayant l’expérience et les qualifications requises pour discuter, apprécier et juger les options techniques dégagées ;
– cet organe sera composé de personnalités techniques indépendantes, de représentants de BET et laboratoires privés et publics avec les références établies de leurs qualifications.
A. C.