PROJECTION DE LES BIENHEUREUX À L’IFA : Des illusions algéroises

PROJECTION DE LES BIENHEUREUX À L’IFA : Des illusions algéroises

Eminemment politique, ce film dresse le portrait pluriel de la société algérienne à travers deux générations différentes et pose les questions des perspectives d’avenir en Algérie…

Faut-il fuir nos malheurs ou au contraire y faire face? Partir pour ne pas mourir ou affronter la dure réalité du quotidien, continuer à résister malgré tout? Espérer ou désespérer d’un temps qui ne changera peut-être jamais? Mieux encore qui s’enfonce jour après jour sous le poids des tabous, et des nouvelles lois conservato-religieuses qui briment parfois les femmes sous le paradoxe des «qu’en dira-t-on?» son pendant hypocrite social ambiant? Aussi, peut-on se reconstruire après la tragédie nationale ou plutôt «guerre civile» comme mentionné en préambule de ce film projeté en avant-première algérienne à l’Institut français d’Alger mardi soir? Se reconstruit-on et au bout de combien de temps? Tout dépend de chacun bien évidemment, car ceci bien qu’imbibé de faits véridiques, rappelons-le, n’est qu’une fiction. Toutefois, quelles séquelles garde-t-on après cette guerre? le pays a-t-il repris ses marques? Les blessures se sont-elles vraiment cicatrisées? au sens propre et figuré et si au contraire 20 ans après, le trauma demeure intact? Pourquoi? A-t-on suffisamment parlé entre nous de ce qui s’est passé et surtout a-t-on fait le maximum pour soigner nos maux? Que faire alors pour s’en sortir? Et le pays dans tout ça? Ce sont là, pèle-mêle les questions qui nous sautent aux yeux lorsqu’on regarde le nouveau film et premier long métrage de Sofia Djama, Les Bienheureux. Loin de donner de réponse, ce film lève le voile sur un sujet épineux, politique non entièrement résolu. Un film qui se situe en 2008, soit 20 ans après 1988 et le fameux 5 Octobre. Que reste-t-il aujourd’hui de tous ces idéaux démocratiques de ces années de revendications libertaires? D’emblée, la réalisatrice plante le décor. Une femme, moderne, mère de famille refuse d’abdiquer devant la fatalité et préfère que son fils aille finir ses études en France, car dit- elle «ce pays est trop délabré pour que je lui confie mon fils». Amel, cette femme qui crève l’écran est incarnée par Nadia Kaci qui semble décidément se bonifier avec le temps tant son jeu d’actrice s’améliore d’année en année. En face d’elle, celui qui joue son mari, Samir est campé par l’extraordinaire Samy Bouadjila. Un duo parfait qui incarne deux façons de voir les choses. Samir est médecin gynécologue et procède à l’avortement clandestin, cette pratique étant interdite en Algérie et passible d’emprisonnement. Autour de ce couple, pas si tranquille, on retrouve leur fils Fahim, garçon oisif qui, lui, préfère rester en Algérie, aux côtés de ses amis dont un qui veut se faire tatouer une Sourate sur le dos. Adorateur de musique punk halal, on le voit soliloquer autour de la religion, partir faire la prière et écouter une musique folle, tout en qualifiant les autres, qui ne le comprennent pas, comble du paradoxe, de «salafistes progressistes». Au milieu de ce désordre organisé, il y a cette jeune fille, leur amie. A peine 20 ans, Feriel alias Lina Khoudri, Prix de la meilleure interprétation féminine obtenue l’année dernière à la Mostra de Venise. Feriel à l’apparence innocente et juvénile cache en elle un lourd secret. Petite, elle a été sauvagement agressée par les terroristes d’où les traces qu’elle garde autour du cou. De cet acte barbare, on apprend que sa mère ne pouvant le supporter, s’est suicidée. Feriel dont le père est un homme taciturne et morne, à la limite dépressif est campé par le célèbre Ali Allalou. Feriel fréquente, pour noyer son chagrin, un commissaire de police joué par Kader Afak. Quand le couple (Amel/Samir) se déchire, rit ou refait le monde et partant la trajectoire de son pays entre passé ensanglanté et futur hypothétique, les jeunes se retrouvent soit dans une chambre à la maison pour rigoler, fumer et accessoirement parler religion, ou dans une cage d’escalier (diki) pour papoter, quand l’un d’entre eux arrive enfin à convaincre un pote de lui faire tatouer une Sourate en contrepartie d’un gros morceau de shit et ce, malgré la désapprobation totale de ses autres potes qui voient en cet acte incongru un sacrilège et une énorme insulte envers Dieu. Une fantaisie de plus, que distille la réalisatrice pour illustrer le droit à la liberté de pensée et de culte. Sofia Djama qui filme Alger, comme un labyrinthe et les murs de la ville, comme un rempart d’une forteresse qui assiège presque ses habitants donne à voir une mosaïque d’une population plurielle, mais nourrie par le doute et l’inconfort du désoeuvrement. Amel en premier est cadrée de sorte de se retrouver dans un entre-deux d’où il est difficile d’en sortir. Pourtant aisée, elle et son mari ont bénéficié d’une résidence secondaire au Club des Pins pendant les années de terrorisme, quand d’autres se faisaient égorger. Mais elle continue à geindre et se plaindre, en affirmant vouloir le meilleur pour son fils. Si le malheur semble être derrière, ce dernier refait surface quand Amel se retrouve nez à nez avec Feriel. Or, un incident final fait basculer les choses et pousser tout le monde à se remettre en question. En effet le film qui déambule sans cesse, d’une réflexion à une autre, saute d’un espace à l’autre, aborde la notion du mouvement des idées, quand certains personnages dans le film semblent inertes comme si le temps s’était arrêté. On étouffe, on explose de vie, en passant par des moments d’accalmie ou de silence oppressant. Pour illustrer ce propos, Sofia Djama aura la judicieuse idée de faire appel au glissement narratif par le truchement de l’abîme cinématographique en convoquant entre autres une des plus belles scènes du film Nahla de Farouk Beloufa, à savoir quand la chanteuse perd soudainement sa voix et se retrouve dans le noir. Une métaphore subtilement distillée pour dire l’ échec de notre société d’aujourd’hui de pouvoir mettre les vrais mots sur ce qui nous est arrivé. Pour autant, le film se referme sur une note d’espoir, quand Feriel déambule dans la rue, la gorge déployée, nue, laissant apparaître ses cicatrices, tout en laissant planer le mystère quant à la décision finale de la mère. Partira, partira-t-elle pas? Film dérangeant, Les Bienheureux, malgré un titre assez absurde comme nos attitudes décalées et imprévisibles, a le mérite de poser les bonnes questions, sans pour autant donner de réponses exhaustives. L’on regrettera cependant les accents sonores de certains comédiens non algériens qui détonaient parfois. Même si cela n’a pas empiété au final, sur la réception générale du film, dont l’enjeu cinématographique est de taille supérieure. Aussi, peut-on signaler cette image qui ouvre le film, Nadia Kaci roulant sur l’autoroute et à sa droite les colonnes de la future mosquée d’Alger sachant qu’en 2008 elle n’existait pas? mais chut! pas sûr que tout le monde l’aura remarqué. Techniquement bien mené, Les Bienheureux est un film où l’émotion manque parfois, mais flanqué d’un bon jeu d’acteurs, seul bémol, le manque de perspective conséquent que l’on pourrait reprocher à ce film qui charge un peu trop à notre goût ses personnages… Les Bienheureux donne à voir un cri étouffé qui attend de meilleures heures pour éclore à nouveau… A défaut de sacrifier une nouvelle génération. Pas de manichéisme, mais un malaise à tous les étages est bien perceptible, exception faite de quelques petites lueurs de lumière…

Par