Pourquoi la viande rouge est-elle si chère ? Une question qui taraude l’esprit de tout un chacun, qui peut penser de prime abord qu’elle a seulement rapport à l’arithmétique.
En fait, elle est beaucoup plus complexe que cela, car elle s’inscrit dans une problématique d’ensemble touchant aux conditions géophysiques, à l’organisation du marché à bestiaux, à la commercialisation de l’aliment de bétail, à l’abattage clandestin, etc.
C’est ce à quoi nous tenterons de répondre sur la base de notre investigation effectuée dans la région de Djelfa, une wilaya steppique par excellence. Cette région fournit incontestablement la plus importante part du marché national en viande ovine.
L’histoire ancienne démontre que le pastoralisme occupait déjà une place privilégiée dans l’activité humaine chez les peuples qui se sont succédé à ce jour dans cette région du subsaharienne.
Aujourd’hui, ce métier ne cesse de se développer de manière extraordinaire. L’immensité du territoire de la région qui chevauche sur trois étages bioclimatiques : sub-aride au nord, aride à semi-aride inférieur sur la partie centrale et aride à subsaharien au sud, est un autre facteur qui a fait de cette wilaya la plus importante sur la pyramide de production.
Viendra ensuite la pluviométrie marquée, en général, par une irrégularité d’année en année : en moyenne, on enregistre 100 à 200 mm/an.
Enfin, le mode ancestral de transhumance qui domine l’élevage ovin du fait des faibles rendements des terres de parcours, dégradées par l’homme consécutivement à une surexploitation et à cause aussi d’une désertification rampante. Grâce à ses 18 000 éleveurs, cette région totalise officiellement 2 517 000 têtes d’ovins.
Il s’agit, faut-il le préciser, du nombre de bêtes déclaré, car, en réalité, le cheptel dépasserait la barre des 4 millions de têtes, correspondant à plus du cinquième du cheptel national. Mais, paradoxalement, tous ces chiffres, aussi astronomiques soient-ils, n’arrangent guère la bourse de l’algérien moyen, en ce sens que rares sont aujourd’hui les ménages qui peuvent se permettre de la viande ovine sans faire voler en éclats leur tirelire.
Notre enquête sur la question nous a conduits, en premier lieu, chez les bouchers installés au marché couvert de Djelfa, considérant qu’ils constituent le dernier maillon de la chaîne de commercialisation de la viande. Tous s’accordent à dire que « le prix de 650 DA le kilogramme n’est pas si élevé en soi si l’on considère l’ampleur des charges qui nous accablent ».
Dérèglement de la chaîne de commercialisation
Et d’ajouter : « C’est plutôt à Alger qu’il faut aller faire votre enquête, là où le prix est à plus de 800 DA, voire à plus de 1000 DA. » Nous nous sommes dirigés ensuite vers un éleveur (K. M.), censé être le maillon suivant, en l’absence de chevillards officiellement déclarés. « Si l’on rapporte le prix de cession de la bête à son poids, vous verrez que l’éleveur est le dindon de la farce. »
Et d’ajouter : « Et pourquoi ne songe-t-on pas à lui pendant les années de disette, lorsqu’il affronte seul le marché noir de l’aliment de bétail, incapable d’équilibrer ses comptes, il vend alors pour une bouchée de pain et le capital et sa suite (la brebis et ses petits) ? » Une réponse quelque peu appropriée dans la mesure où l’on a assisté à des prix records (très bas), il n’y a pas si longtemps.
Sauf que le prix de l’ovin vif reste tout de même assez élevé dans l’année dite bonne. Faut-il donc attendre qu’il fasse mauvais pour que le prix de l’ovin soit accessible aux bourses moyennes ? Pour tenter d’en savoir plus, nous avons contacté le président de la chambre agricole de Djelfa, qui est aussi un éleveur.
« Ecoutez, cette question de prix qu’au demeurant je ne qualifierais pas de prohibitif, est due à un dérèglement du mécanisme géo-économique. Je m’explique : il y a deux ans, en 2007/2008, nous sortions à peine d’une période de sécheresse très sévère qui a duré plus de dix ans.
Forcément, la transhumance était inopportune et l’accès à l’aliment du bétail était aléatoire (rareté de l’orge et prix inabordable : 2600 dinars le quintal). Résultat, le mieux loti des éleveurs a vendu la totalité de ses agneaux et n’a conservé que difficilement les brebis reproductrices », nous a-t-il expliqué.
Et maintenant, « lors des campagnes labours-semailles de 2008/2009, rien que pour la CCLS de Djelfa, on a pu stocker plus de 130 000 quintaux d’orge sur 9 millions à l’échelle nationale », a-t-il ajouté.
« Cela signifie simplement que c’est une aubaine pour l’éleveur qui ne paie désormais que 1550 dinars le quintal d’orge et donc, l’occasion inouïe de reconstituer son cheptel en vendant à l’aise l’agneau grâce à la stabilisation du prix de l’orge », précise-t-il dans la foulée.
A noter que l’orge stockée accorde à l’éleveur une autonomie de 2 ans en sus de la campagne 2009/2010, dont on dit qu’elle sera aussi bonne à l’est qu’à l’ouest et un peu moins au centre de l’Algérie profonde. Cela veut dire simplement et clairement que le problème lié à la cherté et à la rareté de l’aliment du bétail ne se pose plus. Mais pourquoi le prix de la viande est-il donc si élevé ?
Des intermédiaires qui échappent à tout contrôle
Nous nous sommes rendus auparavant au marché à bestiaux de Djelfa, très tôt le matin, histoire de nous enquérir des règles qui régissent les transactions commerciales. Et là, nous avons tout simplement été sidérés. Souvent, la bête est cédée et rétrocédée plus de cinq fois sans qu’un sou soit déboursé par les intermédiaires. Fort heureusement que la marge se maintient autour de 200 DA, mais peut atteindre 1000 dinars si le nombre de truchements est important.
Cependant, au milieu de ces transactions, l’on voit rarement le boucher. Mais alors où s’approvisionne-t-il ? En l’absence d’organisation dans la filière de la viande ovine, la confusion est telle que tout un chacun se voit libre de pratiquer le métier qu’il désire, selon ce qu’il génère comme profit et sans grands efforts.
C’est ainsi qu’a émergé le phénomène de l’abattage clandestin qui prend de plus en plus une dimension effrayante, car, il est utile de le souligner, même la brebis gestante passe au couteau. Une situation qui complique sérieusement le contrôle qui voit son champ d’intervention très réduit.
Le comble est que parmi les quantités de viande qui sont journellement proposées à la consommation des ménages, certaines échappent carrément au circuit de contrôle des viandes via l’estampillage.
Il y en aurait même ceux qui imitent l’estampille ! Revenons à la question déjà posée, à savoir pourquoi la viande est-elle si chère, nous l’avons reposée, cette fois-ci, à un vétérinaire ayant requis l’anonymat.
« Inutile de vous triturer les méninges, il se trouve que pour la capitale et les wilayas du nord, ce sont les chevillards (gros bouchers) qui ont la mainmise sur les viandes. Ceux-ci vendent au kilogramme et possèdent, en plus, des carreaux à l’abattoir central d’Alger. Ils sont donc les premiers responsables de la hausse des prix.
Ils fixent d’un commun accord le prix en faisant admettre à leurs clients (les petits bouchers) qu’ils supportent toutes les charges liées aux négociations laborieuses avec les éleveurs de l’intérieur du pays, au transport des bêtes, à leur abattage, etc. Alors qu’en réalité, ils sont approvisionnés sur place, soit par l’éleveur, soit par des clandestins de la viande des régions pastorales », nous a-t-il indiqué.
Résultat : l’estampillage, synonyme d’un acte de contrôle, semble n’avoir plus sa place sur la chaîne. « Le phénomène de la surenchère et la quantité absorbée par Alger et les wilayas du Nord créent une situation de concurrence déloyale à Djelfa, M’sila, El Bayadh, etc.
Le prix augmente donc localement, sans toutefois atteindre des proportions ahurissantes comme à Alger ou les autres wilayas du Nord. » Ainsi, en l’absence de régulation, et à défaut d’une stratégie d’organisation de la filière, capable de mettre définitivement fin à l’anarchie qui la caractérise, les pouvoirs publics préfèrent recourir à l’importation des viandes rouges. Une solution de facilité.
Abdelkader Zighem