Parmi les challengers de Caïd Essebsi et Marzouki, notons la présence d’outsiders comme Mustapha Ben Jaâfar (ancien président de l’ANC) Hamma Hammami, Kamel Morjane et la seule candidate Kalthoum Kannou
Une page sera tournée aujourd’hui en Tunisie.
Une page sera tournée aujourd’hui en Tunisie. Pour la première fois, les Tunisiens vont voter librement pour leur quatrième chef d’Etat. Parmi les vingt-deux candidats en lice sur les soixante dix, au départ, il y a des hommes d’affaires et des pro-islamistes. Mais aussi les anciens du régime de Ben Ali reviennent en force sur la scène politique. Les Tunisiens devront choisir parmi les 22 candidats en lice dont une femme, après le retrait de cinq d’entre eux mercredi dernier.
Parmi les postulants à ce poste tant convoité, au moins trois candidats se détachent: Beji Caïd Essebsi, dit BCE, candidat de Nidaa Tounès qu’il a créé en 2012, Moncef Marzouki, chef d’État de transition, et le candidat de la gauche, Hama Hammami qui est remonté dans les sondages ces tout derniers jours.
Dans le reste du lot, il y a de tout. Mustapha Benjaâfar, qui a présidé l’Assemblée constituante et dont le parti Ettakatol (membre de l’Internationale socialiste) a disparu de la carte électorale, affirme, sans rire, être le seul en mesure de battre BCE.
Il y a aussi Nejib Chebbi, vieil opposant à Ben Ali, chef du Parti républicain qui a reçu une «raclée» lors des législatives du 23 octobre dernier. Viennent derrière, des anciens du régime de Ben Ali comme l’ex-ministre des Affaires étrangères Kamel Morjane, l’avocat Ali Chourabi ou Mondher Zenaïdi, sept fois ministre et ex-membre du bureau politique du RCD, ou encore le milliardaire Yassine Chennoufi, ancien douanier, qui doit sa fortune en partie grâce à ses rapports avec le clan Ben Ali. Il en est de même du millionnaire et ex-patron de la télé privée Hannibal TV, Larbi Nasra. Tout ce beau monde se défend de tout lien avec l’ancien régime.
En lice aussi, le «Berlusconi» tunisien, Slim Riahi, un homme d’affaires de quarante-deux ans, patron du club de foot le Stade Africain et ancien ami des enfants El Gueddafi. Ce populiste bon teint dont le parti, l’Union patriotique libre (UPL) est arrivé étrangement en troisième position aux législatives. Autre «sportif», le patron du Comité olympique tunisien, l’avocat Mehrez Boussayene, selon lequel «Moncef Marzouki est un choix amer». Des pro-islamistes avérés, il y en a au moins deux: Mohamed Frikha, ancien d’Alcatel, ex-patron de Syphax Airlines et tête de liste d’Ennahdha aux législatives, et Hamouda Ben Slama, médecin et ancien ministre sous Ben Ali, très lié à la mouvance islamiste. Parmi ce groupe masculin, il y a Kalthoum Kannou, magistrate, et féministe; elle fait de sa candidature un acte militant: dénoncer l’absence des femmes dans ce scrutin.
Dans tout ce lot, les Tunisiens ne s’intéressent qu’à trois, voire quatre d’entre eux. À commencer par «Bejbouj» comme le surnomment ses sympathisants, qui est donné favori, suivi par Moncef Marzouki que talonnerait, à en croire des observateurs avertis comme Yadh Benachour, le candidat de la gauche Hama Hammami. Le suspense reste donc entier et les résultats sont attendus dans les 48 heures qui suivent. Autrement dit, la campagne s’est déroulée sans incident majeur même si plusieurs dépassements ont été relevés par l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE).
Les aspirations nées lors de la révolution de Jasmin vont-elles enfin éclore? Le candidat élu aura du pain sur la planche tant les enjeux sont énormes dans ce pays qui a vu Ben Ali destitué en janvier 2011 après 23 ans de pouvoir. A rappeler enfin que Lamia Zargouni, membre de l’Isie, a déclaré, vendredi soir que le taux de participation à l’élection présidentielle a atteint 5.54% pour la première journée de vote à l’étranger.
Marzouki appelle Caïd Essebsi à choisir le chef du gouvernement
Dans une déclaration accordée à la chaîne de télévision TNN, Moncef Marzouki a assuré qu’il a appelé Beji Caïd Essebsi à choisir le chef du prochain gouvernement et lui annoncer ce choix dans une lettre officielle étant donné qu’il était le Président du parti qui a remporté le plus de sièges au sein du nouveau Parlement.
Essebsi
Vétéran de la politique et opposant aux islamistes
A 87 ans, Béji Caïd Essebsi, le grand favori de la présidentielle de demain en Tunisie, a servi aussi bien Bourguiba que Ben Ali avant de s’imposer comme le poids lourd de la Tunisie post-révolutionnaire face aux islamistes. Revenu sur le devant de la scène à la faveur de la révolution qui a renversé le président Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011, cet avocat de formation dont le parti Nidaa Tounès a remporté les législatives du 26 octobre dernier, devant les islamistes d’Ennahda, a été nommé Premier ministre provisoire en février 2011. Il a à son crédit d’avoir mené le pays vers les premières élections libres de son histoire en octobre 2011, remportées par Ennahda. Mais ce ministre de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères sous le premier président tunisien Habib Bourguiba, puis président du Parlement en 1990-1991 sous Ben Ali, est accusé par ses opposants d’être un produit du sérail cherchant à reproduire l’ancien régime.
En 2012, une plainte le citant a aussi été déposée par des représentants d’un mouvement d’opposition à Bourguiba, les Youssefistes, torturés à l’époque où M.Caïd Essebsi était ministre de l’Intérieur. Ses adversaires le critiquent aussi pour son âge avancé, estimant qu’il n’est pas représentatif de la révolution conduite par la jeunesse. Pendant la campagne pour les législatives, il s’est aussi attiré de vifs reproches lorsque, interrogé sur les critiques d’une élue islamiste, il avait lancé «Ce n’est qu’une femme». Il avait plus tard assuré qu’il n’avait pas eu l’intention de lui manquer de respect, expliquant avoir utilisé cette expression par galanterie, pour ne pas critiquer une femme. Son parti Nidaa Tounès («L’Appel de la Tunisie») est une formation hétéroclite qui a attiré des hommes d’affaires, des intellectuels, des syndicalistes et des militants de gauche, mais aussi des proches de l’ancien régime unis par leur opposition aux islamistes.
Les anciens membres du RCD, le parti dissous de Ben Ali, «restent des citoyens qui (…) ont le droit de participer à la vie politique de notre pays. Autrement, c’est comme si on leur avait enlevé leur nationalité», a dit M.Caïd Essebsi, cité par l’AFP. Créé il y a seulement deux ans, Nidaa Tounès s’est rapidement imposé sur la scène politique comme le principal adversaire d’Ennahda. Le parti a d’ailleurs axé sa campagne pour les législatives sur l’opposition aux islamistes, martelant tout au long de ses meetings qu’Ennahda avait «ramené la Tunisie en arrière». «Nous voulons un Etat du 21ème siècle, un Etat de progrès. Ce qui nous sépare de ces gens-là, ce sont 14 siècles», aime répéter sous forme de boutade mais non sans dédain M.Caïd Essebsi. Nidaa Tounès n’a toutefois pas exclu une collaboration de circonstance avec eux après les élections, son leader a d’ailleurs reconnu qu’ «Ennahda fait partie intégrante de la vie politique tunisienne». Et M.Caïd Essebsi, qui parsème ses discours de versets du Coran et de vieux proverbes tunisiens, tient souvent à répéter que les islamistes n’ont pas le monopole de l’islam en Tunisie. Pour la présidentielle, l’ex-Premier ministre s’est fait le chantre du «prestige de l’Etat». Malgré son succès aux législatives, «L’Appel de la Tunisie» est accusé par ses opposants de n’avoir d’autre programme que de faire élire M.Caïd Essebsi, sans avoir de vision pour le pays. Ses partisans, eux, voient l’ancien Premier ministre comme un homme d’Etat, le seul à pouvoir «faire barrage» aux islamistes. M.Caïd Essebsi, père de quatre enfants né dans une famille tunisoise en 1926, se réclame de la pensée bourguibienne, du nom du «père de l’indépendance» tunisienne qu’il qualifie de «visionnaire» et «fondateur de l’Etat moderne». Et ce bien que des désaccords sur sa politique lui aient valu une traversée du désert de plusieurs années.
Marzouki
Chantre de l’union entre islamistes et laïcs
Opposant historique à la dictature déchue devenu président grâce à une alliance avec les islamistes, Moncef Marzouki se pose en rassembleur et en rempart contre le retour de l’ancien régime, mais ses détracteurs l’accusent d’avoir sacrifié ses principes au nom de son ambition. Candidat à sa propre succession demain, M.Marzouki avait été élu fin 2011 par la Constituante, une consécration pour cet homme de gauche qui a vécu de longues années d’exil en France, loin de la répression du régime de Zine El Abidine Ben Ali. Né le 7 juillet 1945 à Grombalia, à 40 km au sud de Tunis, ce père de deux filles se décrit toujours comme un «enfant du peuple au service du peuple». Loin du faste présidentiel auquel les Tunisiens étaient habitués sous Ben Ali, il refuse ainsi symboliquement de porter une cravate et apparaît régulièrement vêtu du traditionnel burnous plutôt que d’un costume. Après la victoire aux législatives du 26 octobre du parti laïque Nidaa Tounès, qui compte dans ses rangs des proches de l’ancien régime autoritaire de Ben Ali, M.Marzouki n’a cessé de mettre en garde contre les «menaces» pesant selon lui sur les libertés fondamentales. «Nous ne permettrons pas que la démocratie laisse la place à la tyrannie», a-t-il récemment martelé lors d’un meeting de campagne, en appelant les jeunes à faire barrage au «retour des anciens» en votant pour lui. Si ce médecin neurologue formé à Strasbourg est entré à la présidence, c’est à la faveur d’une alliance de son mouvement, le Congrès pour la République (CPR) et d’un autre parti séculier avec les islamistes d’Ennahda, vainqueurs des élections d’octobre 2011. Mais alors que de nombreux Tunisiens s’attendaient à ce qu’Ennahda, qui ne présente pas de candidat à la présidentielle, annonce son soutien à M.Marzouki, le parti a indiqué qu’il laissait «le choix à ses membres pour élire un président qui garantisse la démocratie». Le président continue de considérer la «troïka» comme sa plus grande réussite, alors que la quasi-totalité des partis non-islamistes dénonce un accord conclu, selon eux, dans l’unique but de satisfaire une ambition présidentielle. Moncef Marzouki a toujours défendu son choix, martelant qu’Ennahda et les forces dites «progressistes» devaient agir de concert pour assurer l’unité du pays, comparant le parti islamiste aux «chrétiens démocrates d’Europe». Sur la scène internationale, le président se pose en VRP de l’expérience démocratique tunisienne. A Bruxelles, à Paris, devant l’ONU, en français, en arabe ou en anglais, il ne cesse de répéter la nécessité de soutenir la Tunisie afin qu’elle ne bascule pas dans le chaos ou la répression comme les autres pays du Printemps arabe.
«Si la Tunisie échoue, vous pouvez dire au revoir à la démocratie dans le monde arabe pour un siècle», martelait-il en août à Washington. Ces positions lui vaudront d’être classé en 2013 par TIME magazine parmi les 100 personnes les plus influentes au monde. Mais dans son pays, M.Marzouki est loin de faire l’unanimité. Dès 2012, il est confronté aux scissions dans son propre camp et aux démissions de proches. L’opposition, elle, dénonce sa compromission avec les islamistes qu’il a soutenus coûte que coûte jusqu’à leur départ du pouvoir en début d’année et notamment en 2013, lorsque des opposants de gauche sont assassinés, selon les autorités, par des jihadistes, entraînant une grave crise politique. Son parti, qui était la deuxième force à l’Assemblée en 2011, n’a remporté que quatre sièges aux dernières législatives. En outre, le chef de l’Etat dérape parfois, comme lorsqu’il fustige «les extrémistes laïques» dont l’arrivée au pouvoir provoquerait, selon lui, «une révolution (islamiste) bien plus féroce».