La personnalité de l’artiste, Algérienne laïque réfugiée en France, et les circonstances y sont pour beaucoup.
La lutte antiterroriste tient parfois à peu de choses. Un mégot, par exemple. Un parmi les dizaines qui jonchent le trottoir de cette rue du quartier de Belleville où a été agressée mardi 14 janvier l’artiste algérienne Rayhana, 45 ans, réfugiée en France depuis 2000. Ça s’est passé très vite ce soir-là et elle n’a pas vu ses assaillants; elle a juste senti l’odeur caractéristique du liquide dont on l’a aspergé -de l’essence ou du white spirit- et aperçu, pendant une fraction de seconde, la lueur d’un objet incandescent jeté dans sa direction. Une cigarette, certainement. Elle aurait pu brûler vive. Mais, peut-être à cause du froid, ou de la maladresse des agresseurs, le feu n’a pas pris. Ensuite, Rayhana a couru, vite, sans se retourner. Elle a demandé de l’aide auprès des passants, des commerçants. Certains se sont détournés d’elle, parce qu’elle sentait l’essence; d’autres l’ont aidée à donner l’alerte et une patrouille de police est intervenue rapidement.
Quelques jours plus tard, c’est la section antiterroriste (SAT) de la Brigade criminelle qui était, à la demande du parquet, saisie de cette affaire. Qui avait pris, entre temps, une autre dimension. Cette agression a été condamnée avec force. Peut-être à cause de la personnalité de Rayhana (c’est un nom d’emprunt), militante communiste dans son pays et laïque. Et de la nature de l’agression: une attaque contre l’expression ouverte de la féminité de la victime qui n’est pas sans rappeler des «punitions» de femmes sous d’autres latitudes… Le samedi suivant, en signe de soutien, 500 personnes se sont réunies devant le théâtre des Métallos où se joue, depuis début décembre, sa pièce «A mon âge, je me cache toujours pour fumer». Elle met en scène des femmes, au hammam, qui papotent, discutent librement de tout et, surtout, de sujets graves: de leur condition féminine, des hommes, de sexe. Elles tournent en dérision aussi les fanatiques religieux, les «barbus». L’action se passe pendant les années noires de la guerre qui a opposé l’armée aux islamistes des GIA en Algérie.
«Tu es une pute, une mécréante»
C’est cet arrière-plan qui amène les magistrats à confier l’enquête sur l’agression de Rayhana à la SAT. Ils y voient un lien direct avec ses activités, sa personnalité et ses origines. Et le projecteur se braque de nouveau sur les islamistes algériens, d’autant plus que ce n’est pas la première fois qu’ils semblent s’en prendre à Rayhana. Déjà, en Algérie, elle a dû vivre cachée pendant des années par peur de représailles. Mais c’est en France, pas plus tard que le 5 janvier dernier, qu’elle a été accostée par un homme parlant arabe avec l’accent algérois. Il évoque le quartier populaire de Bab El-Oued d’où est originaire sa famille, dit connaître son père. «On sait qui tu es!», lui dit-il avant de l’insulter: «Tu es une pute, une mécréante!»
Un vocabulaire typé, des mots qui font «tilt» dans la tête des experts antiterroristes. Et puis, la toponymie parisienne s’y met aussi. Le hasard aura voulu que la salle où se joue la pièce de Rayhana, dans le théâtre des Métallos de la rue Jean-Pierre Timbaud dans le XIe arrondissement, fasse pratiquement face à une mosquée. Et pas n’importe laquelle: l’activité de «la mosquée du onzième» est très suivie par les services antiterroristes, qui la suspectent d’être un nid de fanatiques islamistes.
Et la SAT connaît bien ce milieu. La section antiterroriste du 36, quai des Orfèvres s’est retrouvée en première ligne lors des attentats islamistes de 1995 et 1996 à Paris. Ses policiers ont géré à la fois l’urgence et l’enquête au long cours, non sans quelques étincelles et conflits d’intérêts avec d’autres services spécialisés -une guerre des polices dont les séquelles ont été laborieusement digérées depuis. Dans la galaxie complexe des services antiterroristes (DCRI, DGSE, SDAT, gendarmes, le tout chapeauté par l’UCLAT…), la SAT est un service qui agit uniquement sur des affaires parisiennes et dépend de la Préfecture de Paris, cet «Etat dans l’Etat», surtout en termes de sécurité. Le plus souvent donc, pour ses officiers, «terrorisme» rime avec «islamisme».
Explorer toutes les pistes
«Saisir la SAT sur une affaire aussi sensible, c’est aussi une garantie pour les magistrats que l’affaire soit traitée à sa juste mesure», analyse un expert. Les fonctionnaires de la SAT sont aussi, et peut-être surtout, des officiers de police judiciaire appartenant à une Brigade connue pour la qualité et la rigueur de ses enquêtes. Comme dans d’autres affaires, la «Crim» va mettre en branle son «rouleau compresseur» qui consiste à explorer toutes les pistes, y compris les plus inattendues dans l’agression de Rayhane. Mais les policiers sont déjà convaincus qu’il n’y a pas ici d’éventuelles raisons personnelles ou un motif «d’auto-publicité». «L’artiste n’avait pas besoin de cette agression, sa pièce marchait déjà super bien», disent-ils. Les «islamos» sont donc en ligne de mire sans pour autant qu’un fond de criminalité classique ne soit pas présent dans cette affaire. En région parisienne, délinquance et islamisme politique vont de pair…
L’enquête est en cours. On attend les résultats de l’analyse des mégots qui ont été ramassés à Belleville. Beaucoup de mégots, parmi lesquels se trouve peut-être celui de l’agresseur. L’a-t-il porté à ses lèvres en y apposant sa signature ADN ou s’est-il contenté d’allumer sa cigarette puis de l’agiter pour la rendre incandescente? Une enquête tient à peu de choses, décidément…
Alexandre Lévy