Avec « Première Ligne », son 19ᵉ long-métrage, Merzak Allouache revient sur le devant de la scène avec une comédie sociale à la fois drôle, tendre et percutante. Présenté en avant-première au Festival international du film de Toronto, puis salué dans plusieurs festivals internationaux, ce nouveau film plonge le spectateur dans une confrontation burlesque entre deux familles populaires sur la plage d’El Djamila, à Alger.
Sous des airs de rivalité familiale et de parasols mal placés, Première Ligne dépeint un microcosme profondément algérien, où s’entrecroisent clientélisme, hypocrisie religieuse, frustrations sociales et aspirations contrariées. Un théâtre à ciel ouvert où la comédie populaire flirte avec le malaise, révélant les tensions d’une société en pleine mutation. Nous avons rencontré Merzak Allouache pour évoquer les coulisses de cette œuvre mordante, sa vision du cinéma, ses choix de mise en scène et son regard sur l’évolution de la société algérienne.
Première Ligne s’inscrit dans la continuité de votre œuvre, mêlant regard critique et ancrage populaire. Qu’est-ce qui vous a inspiré cette histoire de rivalité entre deux familles sur une plage ?
J’ai découvert ces deux mots par hasard sur Internet, à travers les propos d’une dame qui se plaignait de sa journée sur une plage.
Pourquoi avoir choisi précisément la plage d’El Djamila, ex-La Madrague, comme décor central du film ? Était-ce un choix symbolique ou personnel ?
Il s’agit d’un choix personnel. J’habite près de cette plage, donc je la connais parfaitement. Elle était immense, mais il a été décidé d’en supprimer une partie pour en faire un port de plaisance et un parking. Elle est donc très réduite, alors que la population d’Aïn Benian s’est énormément développée.
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Le film repose sur un équilibre subtil entre comédie populaire et critique sociale. Comment avez-vous travaillé cette tension entre humour et gravité sans tomber dans la caricature ou la légèreté excessive ?
Effectivement, le sujet que j’ai choisi de traiter pouvait me conduire vers la caricature extrême et le comique. Je pense l’avoir évité en passant, tout au long du film, de l’humour débridé à l’émotion, particulièrement dans la relation compliquée entre les deux jeunes protagonistes.
Certaines scènes provoquent un malaise chez le spectateur, notamment la rivalité des familles ou l’irruption de l’imam dans la sphère intime. Est-ce une manière assumée de mettre le public face à ses contradictions ?
Chez certains spectateurs peut-être, mais pour l’instant, aucune enquête ne nous permet de découvrir ce que pensent « les spectateurs ». Je ne vois pas pourquoi ces séquences provoqueraient un malaise. Ce sont des scènes de comédie, d’un film de fiction. Il ne s’agit pas d’un film d’horreur.
À travers cette lutte pour la « première ligne », vous dénoncez une forme de privatisation rampante des espaces publics, particulièrement du littoral. Était-ce un message politique sous-jacent ?
S’il y a un message dans mon film, ce dont je ne suis pas sûr, ce serait un message sociétal, à partir d’un regard de cinéaste sur l’évolution des mœurs dans notre pays.
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Depuis Omar Gatlato (1976), en passant par Bab El-Oued City (1994) jusqu’à Première Ligne, vous documentez les mutations sociales de l’Algérie. Que révèle, selon vous, ce dernier film sur la société algérienne actuelle ?
Oui, je pense qu’il y a une mutation sensible de la société algérienne, et particulièrement depuis la décennie noire. Ce que ce film pourrait révéler aujourd’hui, c’est une tension extrême entre les individus, souvent pour des broutilles. Les problèmes sont toujours abordés frontalement et souvent se règlent rapidement avec des embrassades. Durant la construction de mon scénario et mes fréquentes visites sur la plage, il m’a semblé qu’une tension étrange était palpable, comme si certains n’étaient pas heureux d’être au bord de la mer. Les plus heureux étant les enfants.
Vos films plongent dans le quotidien sans filtre, mais aborder certains sujets sensibles semble devenir plus complexe. Est-il plus difficile aujourd’hui de parler librement à l’écran ?
Je travaille, dans pratiquement tous mes films, sur le quotidien de la société algérienne. Je ne trouve pas de difficulté à raconter mes histoires, tout en sachant quelles sont les lignes rouges à ne pas franchir. Ce film, qui est une comédie populaire, a facilement trouvé un distributeur et circule librement dans les salles qui existent.
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Vous montrez une jeunesse partagée entre traditions, pressions familiales et désirs d’émancipation. Est-ce que le cinéma algérien, selon vous, accorde suffisamment de place à cette jeunesse en quête de sens ?
Je ne sais pas. Je sais qu’il y a énormément de films qui sont produits, mais comme ils ne sont montrés qu’une seule fois, je n’ai pas l’occasion de les voir.
La bande originale, signée David Hadjadj et Jérôme Perez, est omniprésente, rythmant les scènes avec intensité. Pourquoi ce choix musical si affirmé ?
Je travaille avec David Hadjadj depuis mon film Harraga. Il comprend très vite le rôle que je veux donner à la musique, selon le genre de film que je réalise. Parfois, dans mes dernières productions, je n’ai pas utilisé de musique. Dans Première Ligne, j’ai pensé qu’il en fallait souvent pour accentuer une ambiance de comédie.
Le film a été présenté dans plusieurs festivals internationaux, du TIFF à Toronto au Red Sea Festival à Djeddah, où vous avez été honoré. Comment expliquez-vous cet accueil international souvent plus enthousiaste qu’en Algérie ?
Pour une question de planning, je ne l’ai proposé à aucun festival en Algérie. Pour l’instant, l’accueil du public dans les salles (qui paie sa place) est enthousiaste. C’est le plus important pour moi. Voir une salle comble au Ciné Gold à Oran, ça fait chaud au cœur.
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Vous avez bénéficié du soutien du CADC et de plusieurs coproducteurs. Dans un paysage cinématographique aussi fragile que celui de l’Algérie, quel rôle peuvent jouer ces structures pour assurer la continuité de la création ?
J’ai bénéficié d’une aide financière du ministère de la Culture, et non pas du CADC. Cette aide, comme pour mes films précédents, me permet de lancer mon projet de production. En parallèle, je fais appel à des aides étrangères, particulièrement pour mener à bien la postproduction. Ce qui n’est pas toujours évident.
Enfin, quels sont vos projets à venir ? Souhaitez-vous poursuivre dans le registre comique ou explorer d’autres formes d’expression cinématographique ?
Dans tous mes films, j’ai exploré tous les genres cinématographiques. Je parlerais plutôt de comédie que de comique, car dans mes films, on ne rigole pas sans arrêt. Mon prochain film sera une comédie romantique. Les Algériennes et les Algériens sont, malgré tout, très romantiques.