Contexte: Fin janvier 1992. Les élections législatives qui ont vu la victoire du Front islamique du salut (FIS) au premier tour ont été annulées. Le président Chadli tandis que l’Assemblée sortante a été dissoute. Pour diriger le pays, un Haut Comité d’Etat (HCE) a été formé avec à sa tête Mohamed Boudiaf de retour au pays après un exil de près de vingt-neuf ans.
Le pays commence à être gagné par la violence, notamment le vendredi après la grande prière où des sympathisants du FIS affrontent les forces de l’ordre. Des leaders du FIS, dont Abdelkader Hachani, sont arrêtés. Le HCE évoque la création d’un Conseil consultatif pour remplacer l’Assemblée sortante. A la tête du Front des forces socialistes (FFS), Hocine Aït Ahmed réitère son rejet de l’interruption du processus électoral et propose une sortie de crise par l’élection d’une Assemblée constituante.
Entretien avec Hocine Aït-Ahmed : « La paix civile à tout prix ! » Le Quotidien d’Algérie, vendredi 24 – samedi 25 janvier 1992Propos recueillis par Akram Belkaïd
Le Quotidien d’Algérie.- Certaines rumeurs font état de contacts, voire de négociation en cours entre le Front des forces socialistes (FFS) et le Haut-Comité d’Etat (HCE).
Hocine Aït Ahmed.- Il n’y a vraiment aucun contact. Je déplore qu’aucune initiative n’ait été prise en ce sens. Nous avons l’impression que toutes les institutions qui vont être installées après ce coup d’Etat, qui lui-même est une violence, seront imposées comme des faits accomplis et cela, sans que l’on se soucie de l’avis des responsables politiques.
Vous pensez que l’on entre dans une ère de « faits accomplis » ou de décisions imposées ?
Mais nous ne sommes jamais sortis de cette ère ! Nous avons eu, par exemple, en août, une réunion gouvernements-partis politiques et nous avons donné notre avis sur plusieurs problèmes dont le mode de scrutin. Aucun n’a été retenu. Nous avions proposé la proportionnelle sur la base de la wilaya qui permet au parti d’avoir autant de sièges que de suffrages. Cela aurait évité la catastrophe du 26 décembre dernier. Le chef du gouvernement (Sid Ahmed Ghozali, ndla) a fait un compromis avec Belkhadem. Un compromis qui a facilité la candidature des indépendants et qui a en tout cas réussi à faire diminuer le nombre de circonscriptions où le FFS était le mieux implanté. C’est ainsi que nous avons été privés de 40 à 45 sièges. Aucune de nos propositions n’a été prise en compte. Evidemment, un coup d’Etat, il faut appeler les choses par leur nom, se passe de consultation. A part celle d’une catégorie de privilégiés que nous appelons désormais les « militaro-démocrates ». Ces gens ont appelé l’intervention de l’armée entre les deux tours en demandant l’annulation du second tour.
L’impact de votre marche du 2 janvier n’a-t-il pas été récupéré par ceux qui, justement, espéraient interrompre le processus électoral ?
Je ne le pense pas, car cette marche restera celle des vrais démocrates. Le FFS l’a organisée avec sérieux. Nous avons toujours joué la légalité et c’est vrai qu’il y a eu des tentatives de pénétration mais nous sommes intervenus pour enlever certaines banderoles et stopper des slogans contraires à l’esprit de la marche. Les gens qui ont marché l’ont fait contre l’Etat policier ou intégriste. Ils sont venus pour donner crédit à cette trouée stratégique de la démocratie face à deux orientations aussi négatives l’une que l’autre.
Mais quelle aurait été la stratégie du FFS en cas de majorité absolue du FIS après le second tour ?
Notre souci permanent est le changement radical du régime et cela de manière progressive. Ni par la violence, ni par la révolution mais grâce à un processus ordonné et avec la volonté de préserver la paix civile. Ces élections étaient l’occasion d’amorcer ce changement. Le premier tour a montré la victoire relative du FIS et surtout son recul par rapport aux municipales de juin 1990. Il fallait respecter la suite du processus électoral. Dans la pire des hypothèses la Constitution a quand même des garde-fous. Il fallait aller jusqu’au bout. C’était pour nous, en tant que parti sérieux, qui jouons l’option démocratique, la meilleure manière d’affaiblir le FIS en l’acculant à prendre le pouvoir tout en sauvegardant bien entendu les attributs de souveraineté qui sont la police et l’armée.
Pour le reste, je pense que l’épisode des municipales a démontré que sans programme et sans expérience de gestion, le FIS a fait la preuve de son incapacité. Il aurait perdu de son influence, et peut-être même que les courants contradictoires qui traversent son sommet auraient, à l’épreuve du pouvoir, provoqué son implosion. Ce qui nous importait, c’était de continuer dans la légalité électorale et constitutionnelle. Je pense que l’interruption du processus électoral constitue une catastrophe pour notre pays et un grand coup pour son renom à travers le monde.
Que pensez-vous de la situation actuelle ?
Aujourd’hui, je dois constater une chose. Il y a trop de manipulations des médias. On avance trop d’éléments sans savoir s’ils expriment la volonté des instigateurs du coup d’Etat, celle du HCE ou alors celle de certains notables de l’ancien régime. Nous ne savons rien. Il n’y a que des rumeurs. Nous attendons de voir. Mais ce qu’il faut constater et cela frappe l’opinion internationale, c’est qu’aucune garantie n’a été donnée sur l’avenir du pluralisme, des droits de l’homme et des libertés individuelles. Je crois avoir toujours dis que nous étions opposés à la répression. Nous sommes des démocrates qui défendrons une solution démocratique. Le problème de l’intégrisme ne peut être résolu que par la démocratie. Les mêmes causes vont engendrer les mêmes effets. La misère, le chômage, l’absence de lieux d’expression, autres que les mosquées, et le vide politique sont les vecteurs de l’intégrisme. La dictature ne va pas résoudre les problèmes sociaux et culturels. Combien même serait-elle une version moderniste du franquisme. Le courant intégriste risque d’être renforcé et on ne pourra pas le réduire par la force. Trois millions d’électeurs (qui ont voté pour le FIS, ndla), ce n’est pas rien. Jamais les Algériens ne se remettront au travail sans confiance et espoir. Le choix démocratique est la seule voie susceptible de leur redonner l’une et l’autre.
Les gens du pouvoir jouent sur les réflexes sécuritaires mais les crises multiples ne vont pas disparaître magiquement et les succès momentanés ne doivent pas faire illusion et l’esprit frondeur des Algériens risque de ressurgir de plus belle.
On parle beaucoup de dissolution du FIS et d’autodissolution du FLN.
Allez connaître les projets de gens passés maîtres dans l’art du double langage et de la désinformation. S’agit-il d’une vraie politique ou de manœuvres médiatiques à usage interne ou externe, ou encore de sondages d’opinion ? Force est de constater que cette forme de « boulitique » nous ramène en plein dans les années 1970 et aux traditions des polices politiques des pays de l’Est.
Vos rencontres avec le FIS et le FLN ont fait grand bruit.
En premier lieu, les faits. J’ai rencontré ces deux partis dans la volonté de désamorcer le recours à la violence. C’était à la veille des prières du vendredi. Il risquait d’y avoir des dérapages. Il fallait être vigilant et éviter que l’Algérie n’entre dans un cycle d’affrontements. Tels sont les faits ! Alors, comment a-t-on pu transformer cette obsession de la paix, qui ne souffre d’aucun préalable, en alliance ou « front » d’opposition ? J’en suis consterné. Est-ce dû à la perversion du matraquage médiatique ? Ou alors à une opposition à ce point dépolitisée et infantilisée qu’elle en oublie elle-même sa propre soif de paix et de tranquillité et de refus du sang versé ? Quant à la pseudo déstabilisation de la base (du FFS, ndla), le mensonge et la propagande n’ont fait que la galvaniser.
Au vu de la situation, ces contacts risquent alors d’avoir lieu chaque jeudi ?
Personne ne va nous dicter notre politique de contacts. Nous n’avons aucun préalable à des contacts pour le maintien et la sauvegarde de la paix civile ; ne pas nous imposer d’autres vues. Nos militants sont avertis des tentatives de manipulation. Nous sommes prêts à avoir des contacts tous azimuts quand nous voudrons, avec qui nous voudrons et au moment où nous le déciderons. Notre devise restera ni Etat policier ni République intégriste. La conviction que nous avons désormais est qu’un clan de l’ex-parti unique a pris le pouvoir, c’est cela qu’on veut banaliser en faisant oublier qu’il y a un coup d’Etat en focalisant l’opinion sur d’autres choses. En accusant par exemple certains partis mais ces techniques ne vont pas loin. Depuis deux ans, on ne cesse de nous accuser d’être alliés tantôt au FLN tantôt au FIS, tout en affirmant que nous faisons cavalier seul. Je le répète, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais d’alliances sur quelques problèmes que ce se soit.
Vos propos concernant « les montagnes » ont choqué.
Je sais que je suis dans le collimateur et on tentera de travestir et de transformer tout ce que je dirai y compris le langage de patriote et de démocrate que je ne cesse de tenir. Or, mes paroles étaient celles d’un Algérien qui n’acceptera des leçons de patriotisme de personne. A la question « l’Algérie sera-t-elle l’Iran ? » J’ai dit que tant que les intégristes sont implantés essentiellement dans les villes et qu’ils ne sont pas dans les montagnes, le rapport de force ne sera jamais en leur faveur. En clair, les montagnes sont pour moi le symbole de la liberté : l’épine dorsale de l’Unité nationale et je le souhaite, le garant pacifique du retour à la démocratie. Mon discours avait une double destination. Aux Algériens il disait : « Ne perdez pas espoir, ne démissionnez pas. » Il s’agissait d’empêcher que le syndrome de Munich ne se propage et c’était déjà le but de la marche du 2 janvier. Au monde extérieur, il affirmait « ayez confiance en l’Algérie ». Ce n’est pas un pays mineur. Il subit une épreuve difficile mais reprendra bientôt son véritable prodige et sa véritable dimension ?
Siégerez-vous au Conseil consultatif ?
Nous ne connaissons ni les prérogatives, ni le fonctionnement ni même la future composition de cet organisme. J’apprends par-ci par-là que des listes de personnalités circulent. Elles sont contradictoires et reflètent encore les jeux du pouvoir et des clans régionalistes à l’intérieur du pouvoir. De toute évidence nous ne soutenons ni institutions imposées ni faits accomplis.
Comment alors sortir de la crise actuelle ?
Notre Conseil national composé de 260 membres s’est réunit le jeudi 16 (janvier) et a proposé une sortie raisonnable de cette crise. En premier lieu, l’élection d’une Assemblée constituante à un moment où le régime ne dispose d’aucune légitimité et où je dirai que l’Algérie est en totale anticonstitutionnalité avec elle-même. En second lieu, la constitution d’un gouvernement provisoire en vue de préparer cette échéance constituante notamment par une loi électorale démocratique. Cela suppose que ce gouvernement soit composé de personnes intègres et non partisanes, ou alors qu’il soit de coalition mais cela doit résulter de larges consultations. Dans cette perspective une chose s’impose. La démission du gouvernement Ghozali dont la seule mission était d’organiser des élections propres, honnêtes et… formidables. Ce gouvernement n’a plus sa raison d’être puisque ni le Président de la République ni l’APN ne sont là pour lui demander des comptes. Telle est la sortie de crise que propose le FFS. Ce dernier ne veut rien imposer et il est prêt à discuter librement pour sortir de l’impasse mais il n’acceptera pas de compromissions aux dépens de l’avenir démocratique du pays.
Que pensez-vous de l’arrestation de Hachani ?
Il est difficile de le charger car il est déjà privé de sa liberté, mais je ne peux cautionner tout appel de nature à déstabiliser les institutions. L’Etat étant déjà lui-même fortement déstabilisé. Je suis un militant des droits de l’homme et je ne peux pas me taire sur les menaces qui pèsent sur la presse à la suite des arrestations qui viennent d’être opérées. Le code de l’information est déjà en lui-même un dispositif scélérat et que dire si la répression devait aggraver les phénomènes d’autocensure et de langue de bois qui gagnent les médias. On a observé que la sortie du communisme a été plus dure que la sortie du nazisme vers la démocratie. Et quel Algérien attaché au prestige de son pays et au bonheur de son peuple accepterait que l’Histoire puisse un jour juger la sortie du système algérien comme ayant été la plus pernicieuse ?