Beaucoup d’Algériens cassent leur tirelire ou raclent le fond de leur escarcelle pour faire face aux multiples dépenses inhérentes au mois de Ramadhan. Mais à peine le mois de piété entamé qu’on pense déjà aux frais de l’Aïd el-Fitr et ceux de la rentrée scolaire.
Les citoyens qui se trouvent dans le besoin, et ils sont nombreux, sont pris entre le marteau et l’enclume. Recourir au prêt sur gage, s’endetter auprès des proches, quitte à perdre leur estime, vendre leurs bijoux de famille et se retrouver sur la paille, ou se laisser tenter par un emprunt auprès des usuriers et passer des années à payer une dette qui aura atteint plus de trois fois son montant initial. Autant de possibilités qu’on passe en revue pour voir le bout du tunnel.
Dure réalité que vivent bon nombre de citoyens qui, face à la cherté de la vie et à la dégringolade du pouvoir d’achat, éprouvent de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. Ce ne sont pas seulement les modestes revenus qui souffrent mais le mal a atteint aussi les salaires moyens.
Mais que fait-on quand on est pris en étau et que les portes semblent fatalement fermées ? On vend ses bijoux ou on s’endette, en espérant des lendemains meilleurs car l’essentiel est de se débrouiller dans l’instant présent, pour colmater une brèche, boucher un trou. L’adage populaire “lahdayed la chdayed”, qu’on traduira approximativement par “on garde les bijoux pour les temps de crise”, prend tout son sens, mais c’est avec un pincement au cœur qu’on se sépare de son bien, souvent un legs des mamans, la dot du mariage ou le fruit d’économies thésaurisées en se serrant la ceinture. Et en ces temps de vaches maigres, on n’hésite pas à se départir de ce qu’on a de plus précieux dans son coffre à reliques.
Il est 11 heures du matin en ce week- end, le temps est lourd et la vie se déroule au ralenti. À Oued Kniss, le jardin public mitoyen à la succursale de la Banque de développement local (BDL) se transforme quotidiennement en lieu de négoce où l’or scintille de mille feux dans les mains et sur le buste des revendeurs et des dellalate qui ne sont nullement inquiétés par la présence des agents de la sûreté, occupés à réguler la circulation routière ou à guetter des individus patibulaires.
Il faut dire que ces derniers ont d’autres chats à fouetter que de courir après ces inlassables revendeurs qui, chassés la veille, reviennent le lendemain avec la même ardeur. Ce marché parallèle existe depuis 1962. Les “bijoutiers illégaux” accostent quiconque qui croiserait leur regard et se montrent parfois agaçants. “Kech cassé !” crient-ils à l’adresse des passants.
Nous nous approchons de l’un d’eux qui hurle pour attirer la clientèle. Quand nous déclinons notre identité, il se met à marchander. “Vous me payez et je vous dirai ce que vous voulez savoir”, réclame-t-il. Affairiste jusqu’au bout des ongles, il se rétracte néanmoins devant notre air amusé : “OK ! Je vais vous répondre gratuitement.”
Prenant une mine enjouée, le jeune homme, qui nous dit s’appeler Réda, dévoile ses cartes : “Cela fait 14 ans que je bricole ici. Je ne le fais pas de gaieté de cœur, mais je n’ai pas trouvé d’emploi. Je ne me plains pas, il m’arrive de faire de bonnes affaires, cela dépend des saisons. En été, c’est plus rentable. Il m’arrive aussi de ne pas rentrer dans mes frais et de faire des pertes.
Le prix de l’or a grimpé cet été, il est à 2 400 DA le gramme et parfois plus, cela dépend de la qualité. C’est une aubaine pour ceux qui veulent vendre.” À la question de savoir s’il y a une grande affluence en ce mois de carême, il répliquera par l’affirmatif. “Oui, beaucoup de gens ont vendu leurs bijoux au début du mois de Ramadhan et on attend l’Aïd et la rentrée scolaire pour voir d’autres venir proposer leurs bijoux de famille.”
Nous quittons Réda pour nous entretenir avec Drifa, une veuve qui nous révèle qu’elle fait ce métier depuis 30 ans. “J’ai élevé mes 6 enfants grâce à ce travail.
À la mort de mon mari, j’ai travaillé comme femme de ménage dans une entreprise publique, je touchais 5 000 DA.” Elle connaît toutes les ficelles du métier. Elle nous apprend que les bijoux cédés sur le marché proviennent d’Italie et de Turquie mais les bijoux locaux restent les plus prisés, notamment les anciens, à cause de leur qualité. Une partie du marché, explique-t-elle, “est alimentée par les bijoutiers locaux qui, pour échapper au fisc, écoulent leur marchandise sans poinçonnage”.
Les filières de Batna
et d’Arabie Saoudite
Pendant que nous discutions avec la vieille Drifa, un jeune homme se joint à nous. Son intervention est édifiante. À la question de savoir où va l’or collecté des ventes de nos concitoyens, il répond : “Une grande partie des bijoux algériens vont en Arabie Saoudite, d’autres sont acheminés vers la ville de Batna où ils seront à nouveau recyclés ou revendus en l’état, selon la qualité des articles.”
S’il est facile d’imaginer ces bijoux prendre la route de l’est algérien, il est difficile, par contre, d’imaginer toutes ces quantités de métal précieux échapper aux scanners des aéroports. L’endroit est plein de paumés et notre reportage se déroule dans une ambiance tendue. Un moment, la situation tourne au vinaigre. Les journalistes ne sont pas les bienvenus dans ce lieu où on écoule, selon l’un des revendeurs, jusqu’à 10 kilos d’or par mois.
Notre présence a tout l’air de déranger. Un groupe d’individus, qui semblent à leur allure être les chefs de file, est en conciliabule et nous regarde avec méfiance. L’un deux, la démarche délurée et la barbe soignée, s’approche et tente de nous intimider pour nous chasser du jardin.
“Vous, les journalistes, vous n’arrêtez pas de fouiner. Vous avez une autorisation ?” nous lance-t-il sur un ton agressif. “Elle est bien bonne celle-là, et vous êtes qui pour demander si nous avons une autorisation ?” répliquons-nous avec assurance. “Vous n’avez pas le droit d’être ici”, ajoute-il, agitant ses mains d’un air menaçant.
Nous lui tournons le dos avec mépris en poursuivant notre travail mais, pris de rage, il continue son manège. Il a fallu l’intervention de quelques personnes sur place pour que le jeu soit calmé et que nous nous retirions. Le lieu est une chasse gardée des fraudeurs, et c’est souvent des ex-taulards qui jouent aux vigiles, nous dit-on.
12h30. Direction rue Harrichet. Derrière le siège de l’APC d’Alger-Centre se tient un marché noir de l’or. Ici aussi, on s’adonne au même business qu’à la rue des Fusillés. Les pluies torrentielles de la veille ont nettoyé un peu les pavés, d’habitude crasseux.
Adossés au mur, debout ou assis à même la chaussée où des automobilistes ont garé leurs voitures dans le désordre, des femmes et des hommes parés de bijoux en or hèlent les passants. Leurs parures leur donnent un air de vitrines ambulantes. Non loin, un esclandre éclate entre deux revendeurs. C’est le même rituel, “kech cassé !” crient-ils à tue-tête. Nous tendons l’oreille et tombons sur une transaction sur le point d’être conclue. Une femme en hidjab tend une gourmette à une dellala qui la scrute, la tourne et retourne avant de la peser.
– “5,30 g”, dit-elle à la femme accablée par la fatigue.
– “Tu me donnes combien ?”
– “12 000 DA.”
– “C’est tout ? Elle m’a coûté trois fois plus !”
– “Mais, Madame, c’est au prix du cassé.” La dame en hidjab, déçue, fait la moue et reprend sa gourmette. Comme le bijou est une belle pièce poinçonnée, la dellala tente de négocier. “Écoute, je te donne 13 000 DA et sois sûre que personne ne t’en donnera plus. Je te fais une fleur.”
La cliente finit par céder. La revendeuse fait un signe à un jeune homme frêle qui porte un gros collier. Il s’approche des deux femmes, vérifie l’objet et sort une liasse d’une sacoche noire accrochée à la taille.
La dame en hidjab prend l’argent et, énergiquement, le fourre dans son sac à main. Interrogée sur la vente qu’elle vient de conclure, elle nous dit, non sans une pointe d’amertume : “Chaque année, je vends un bijou, il ne me reste pas grand-chose. La vie est devenue trop chère, mon mari touche le Smig et son salaire est insuffisant. J’ai cinq enfants qui vont à l’école et mon aîné est chômeur, il faut penser à finir le mois de Ramadhan, aux vêtements de l’Aïd et aux affaires scolaires, ce n’est pas évident !”
La même ambiance caractérise la rue de la Lyre. L’endroit grouille de vendeurs à la criée. L’odeur particulière des produits en plastique made in China se mêle à celle de la coriandre, la menthe et du pain maison achalandés sur des étals de fortune.
Tout le long de la ruelle adjacente à la rue Ben-M’hidi, des jeunes hommes et des femmes proposent d’acheter ou de vendre des bijoux aux passants. Ici, le négoce bat son plein.
Nous remarquons une femme en train de vendre une grosse bague sertie de pierres blanches. “J’ai besoin d’argent, ce mois de Ramadhan est vraiment coûteux et il ne fait que commencer. Il m’est arrivé de m’endetter auprès de mes proches, mais tout le monde est dans le même cas, difficile de trouver quelqu’un pour vous prêter de l’argent. Alors, il ne reste que cette solution.”
Prêt sur gages
Le moyen le plus sûr, sans doute, pour ceux qui veulent s’en sortir sans trop de dégâts reste le prêt sur gages. Cette formule, héritée, de l’ex-Crédit municipal, lors de la première restructuration du secteur bancaire, est une activité traditionnelle et exclusive de la BDL qui assure ce genre de crédit aux citoyens en difficulté et non bancable.
“Ce prêt, soutient-on, à la banque publique auquel ont recours de plus en plus de personnes, et pas uniquement celles de condition très modeste, est un produit de plus en plus usité par une frange de la population de plus en plus large pour le financement de certains besoins sociaux.” La banque est présente avec 6 succursales, implantées dans les principales grandes villes du pays.
Dans la salle de réception de l’agence BDL Harrichet, plusieurs personnes attendent leur tour pour passer au guichet. La gent féminine est fortement représentée. Selon un préposé au guichet, “le grand rush a eu lieu une semaine avant le mois de Ramadhan, et on s’attend à ce qu’il y ait un flux important vers la fin du mois de carême”.
“En général, confie notre source, les clients optent pour le prêt sur gages durant les périodes de grandes dépenses comme le Ramadhan, l’Aïd el-Fitr, la rentrée scolaire et l’Aïd el-Adha.” Et d’ajouter : “On voit défiler jusqu’à 250 clients par jour en pareille occasion.”
Une cliente venue hypothéquer ses bijoux précise : “Cette année, la banque a relevé le prix du gramme à 1 000 DA au lieu de 500 DA, mais c’est insuffisant. Sauf que cela me permet de ne pas vendre mes bijoux à prix sacrifié et de souffler un peu en ce mois de jeûne.”
Il faut savoir que pour en bénéficier, la seule condition est d’être un particulier résidant en Algérie. Le seuil maximum, ou le prêt plafond, est de 250 000 DA. Le crédit est rémunéré à un taux d’intérêt de 8%.
Un droit de garde, fixé à 0,5% hors taxes, du montant du prêt consenti est perçu semestriellement et reste acquis, même si le remboursement intervient avant l’échéance fixée initialement. Le prêt en espèces est octroyé pour une durée de 6 à 36 mois maximum.
Il peut être renouvelé au terme de l’échéance fixée initialement, moyennant le paiement des intérêts décomptés sur la période courue. Au cas où le prêt ne serait pas remboursé dans les délais, les bijoux sont mis aux enchères. Selon, notre interlocuteur, “il y aurait un projet aux fins d’élargir le prêt sur gages à d’autres articles de valeur”.