Déficit en contrôleurs, mauvaises conditions de travail, peur des agressions, manque de civisme, exploitation du tram par une société détenue par trois actionnaires… sont autant de facteurs qui font que les caisses du tramway ne sont pas aussi pleines que ses rames. Transporter près de 50 000 voyageurs par jour devrait être des plus rentables, mais à condition que chaque voyageur paye et valide son ticket.
“Vite, secoue-toi un peu, le tramway arrive et nous sommes déjà en retard ! Le temps d’acheter les tickets, il sera déjà parti !”, lance la jeune fille aux deux jeunes qui l’accompagnaient. “Monte, ce n’est pas la peine de payer ! On le fera après, sinon tant pis !” La jeune fille n’aura même pas le temps de répondre, ni même de prendre les tickets, l’un des deux jeunes la tire et la pousse presque dans la rame. Et le tram s’en va sans que les trois voyageurs ne paient les frais de leur déplacement via la rame bleue. La scène qui se passe à la station du tramway du Caroubier est loin d’être une simple action anodine.
De telles scènes se suivent et se multiplient dans un autre décor et pour divers autres motifs à longueur de journée et au fil du passage de la rame. Nombreux sont les usagers de ce nouveau moyen de locomotion qui feignent d’oublier que cette nouvelle prestation est loin d’être gratuite aussi courte soit la distance parcourue. Le tramway a, certes, charmé et séduit les Algérois, mais pas au point de booster leur civisme et les inciter à mettre la main dans la poche pour s’acquitter des frais de ce nouveau moyen de transport, dont la pérennité ne fera que faciliter davantage leurs déplacements. Rares, vraiment rares, semblent être les usagers qui croient encore que pour prendre la rame, il faudrait débourser quelques dinars ! C’est ce que révèlent en tout cas des receveurs et autres travailleurs confrontés chaque jour que Dieu fait à ce phénomène. Une tournée à travers quelques stations nous renseigne sur l’ampleur de la fraude.
Étudiants, lycéens, riverains… aux frais de la princesse !
“La fraude est telle que les recettes journalières du tram ne couvriront même pas les salaires des conducteurs dont le nombre ne dépasse pas une centaine”, nous confie un guichetier. Et d’ajouter avec un long soupir : “Si la moitié seulement de ceux qui prennent le tramway s’acquittaient de leurs tickets, le réseau se porterait mieux et pourrait lancer de nouveaux investissements.” Un agent de sécurité à la station des Bananiers confie à son tour : “Vous voyez tous ces immeubles de la cité (les Bananiers), ce sont des milliers de voyageurs qui prennent chaque jour le tram, mais je vous jure que ceux qui paient leurs tickets se comptent sur les doigts d’une seule main. Je vais vous dire encore, il y a des femmes au foyer qui prennent le tram deux à trois fois par jour, elles ne payent qu’une seule fois.”
La scène de la station du Caroubier se répète trente six mille fois par jour tout au long des 23 kilomètres de rails et des 36 différentes stations reliant les Fusillés à Bordj El-Kiffan. Chaque usager se trouve une excuse valable à ses yeux pour détourner le regard de la cabine de vente de tickets et prendre le tram aux frais des organismes chargés de son exploitation et de sa gestion. En voyant, les usagers arrivés en grand nombre pour prendre la rame, l’on croirait pas un seul instant qu’il faille d’abord prendre son ticket à la station même. Les usagers arrivent à grands pas, jettent un regard furtif autour d’eux et “tuent” le temps “en compagnie” de leurs téléphones portables. Quand le tram arrive, ils s’empressent de monter. De toutes les façons, les rames sont livrées à elles-mêmes et aucun contrôleur ne passe. Les femmes accompagnées de leurs enfants et les jeunes filles sont les rares personnes qui s’acquittent de leurs tickets. “Donnez-moi deux tickets pour Bordj El-Kiffan. Les deux garçons sont jeunes et ne paient pas leur place”, décrètent une maman alors que l’un des garçons dépassent les 10 ans. Un sexagénaire la pousse presque pour demander au guichetier, s’il doit s’acquitter d’un ticket puisqu’il ne prend le tram que de la station du Caroubier à celle de Brossette. “Ce n’est pas loin. D’habitude, je le fais à pied, mais là je suis vraiment pressé !”, justifie-t-il, face à la réponse positive du vendeur. Le temps de murmurer quelques mots et le tram arrive.
Il saute dans la rame sous le regard impuissant du guichetier. Ce dernier révélera que nombreux sont les voyageurs qui refusent de payer leur place sous prétexte que le trajet n’est pas très loin. “Entre le nombre de voyageurs qui arrivent aux stations et ceux qui mettent la main dans la poche, l’écart est très important. Si tous ceux qui prennent le tram passaient par ma cabine pour un ticket, je n’aurais pas le temps de souffler une seconde. Nombreux sont ceux qui prennent le tram pour une ou deux stations et ne paient jamais puisque la distance qui sépare les stations n’est pas très importante.” C’est ce que nous avons confirmé à la station de Bordj El-Kiffan.
En demandant à un groupe de jeunes où se vendaient les tickets, ils répondent en chœur : “Vous allez où ? Est-ce loin ?”
En répondant par : “Je m’arrête à la prochaine station”, ils répliquent : “Pas la peine de payer, c’est juste à côté. Vous n’allez pas payer pour deux petits pas !” “Oui, mais et si par hasard un contrôleur passe ?” “Il n’y a aucun risque pour cela ! Je prends le tram depuis des mois et je ne paye que lorsque je remarque la présence de travailleurs en uniforme. Et je n’ai jamais vu un contrôleur dans les rames”, révèle l’un des jeunes. Et à son copain de justifier : “Il nous arrive de faire trois à quatre allers-retours entre les différents quartiers pour une raison ou une autre. Alors, si on s’amusait à payer 20 DA minimum à chaque fois, on va se ruiner !” Question : pourquoi ne pas prendre le ticket de 10 voyages à 400 DA ? “Trop cher”, répliquent-ils. Réticents au départ, un groupe de lycéens rencontrés à la station de la Glacière finissent par avouer qu’ils sont “des resquilleurs hors pair”. “Nous prenons le tram depuis la rentrée scolaire et nous n’avons payé que deux ou trois fois”, reconnaissent ces lycéens scolarisés à Mohammadia. “Payer tous les jours pour deux stations uniquement, c’est beaucoup trop. Surtout que nous faisons la navette parfois quatre fois par jour.” Ils racontent qu’une fois un copain leur a fait une farce. Il les appelle en disant qu’il est dans le tram et qu’un contrôleur passe pour vérifier la validation des tickets.
Le tram venait de démarrer à peine de la Glacière. Paniqués, ils sont descendus à Lavigerie et ont pris une autre ram jusqu’à Cinq-Maisons et toujours aux frais de la princesse !
Un énorme manque à gagner !
50 000 voyageurs par jour pour des déplacements dont les tarifs varient entre 20 à 50 DA, les recettes journalières devraient être énormes. “Elles le sont, plutôt elles l’étaient pendant les premiers mois de la mise en service, mais depuis que les rames sont livrées à qui veut les emprunter, les recettes baissent au fil des jours”, confie un receveur. Et de révéler que “quand la fraude n’avait pas atteint les proportions actuelles, les recettes dépassaient facilement les 120 millions de centimes, mais depuis que la fraude bat son plein, les caisses ne se remplissent qu’à moitié”. Il est vrai que la fraude existe à travers tout le réseau de transport public, mais à des degrés moindres qu’au niveau de ce mode de transport. Selon les guichetiers et agents de sécurité ainsi que des employés de l’Établissement de transport urbain et suburbain, le phénomène prend des proportions alarmantes. Les raisons ? Ils en citent plusieurs dont la principale est le manque de contrôleurs.
“Le déficit est tel que rares sont les voyageurs qui ont eu l’occasion d’être contrôlés. D’où l’absence quasi-totale de la moindre crainte d’être pris dans la rame”, confie un receveur. Et de préciser : “Le contrôle et la fraude se côtoient dans tous les réseaux, mais le fait de remarquer ne serait-ce qu’une à deux fois l’arrivée inopinée de contrôleurs dissuadent les resquilleurs les plus habiles. Ce qui n’est pas le cas du tram.” Un autre révélera que les contrôleurs, peu nombreux, sont loin d’être motivés. “Il y a un laisser-aller de la part des contrôleurs en raison des problèmes socioprofessionnels auxquels ils font face, concernant principalement le salaire dérisoire.
À cela s’ajoute la peur d’être agressé notamment par les jeunes délinquants qui souvent voyagent en groupe. Des cas d’agression de receveurs avec arme blanche, on en a vu beaucoup dans nos bus. Nous sommes échaudés ! Qui prendrait le risque pour 20 à 50 DA ? Le fait que le tramway est exploité par une société (Setram) détenue à 49% par la RATP-El-Djazaïr, filiale algérienne du groupe français la Régie autonome des transports parisiens, l’Entreprise du métro d’Alger EMA à 15% et l’Établissement de transports urbain et suburbain d’Alger (Etusa) à 36% n’est pas du goût des travailleurs de l’Étusa. L’établissement aurait pu assurer la gestion à lui seul. Confié l’exploitation à trois organismes ne peut que nuire au réseau et donner l’occasion aux trois de se renvoyer la balle à la moindre critique ou insuffisance.”
Le manque de civisme n’est pas en reste et peut être considéré comme la cause principale de la fraude. Et comme nous le résume un receveur, “les voyageurs se sentent obligés de payer le ticket d’un bus privé plein à craquer où ils voyagent dans des conditions pénibles, voire dangereuses, mais refusent de s’acquitter de la même somme quand ils prennent le transport public. Le service public ne rime pas avec gratuité, c’est ce qu’il faut expliquer aux gens”.
M. B.